L’Île du docteur Moreau

Chapitre 2MONTGOMERY PARLE

Au coucher du soleil, ce soir-là, on arriva en vue de terre, etla goélette se prépara à aborder. Montgomery m’annonça que cetteîle, l’île sans nom, était sa destination. Nous étions trop loinencore pour en distinguer les côtes : j’apercevais simplement unebande basse de bleu sombre dans le gris bleu incertain de la mer.Une colonne de fumée presque verticale montait vers le ciel.

Le capitaine n’était pas sur le pont quand la vigie annonça :terre ! Après avoir donné libre cours à sa colère, il étaitredescendu en titubant jusqu’à sa cabine et il s’était rendormi surle plancher. Le second prit le commandement. C’était l’individutaciturne et maigre que nous avions vu à la barre et il paraissait,lui aussi, en fort mauvais termes avec Montgomery. Il ne faisaitjamais la moindre attention à nous. Nous dînâmes avec lui, dans unsilence maussade, après que j’eus inutilement essayé d’engager laconversation. Je m’aperçus aussi que les hommes d’équipageregardaient mon compagnon et ses animaux d’une manièresingulièrement hostile. Montgomery était plein de réticences quandje l’interrogeais sur sa destination et sur ce qu’il voulait fairede ces bêtes ; mais bien que ma curiosité ne fît qu’augmenter,je n’insistai pas.

Nous restâmes à causer sur le tillac jusqu’à ce que le ciel fûtcriblé d’étoiles. La nuit était très tranquille, et troubléeseulement par un bruit passager sur le gaillard d’avant ou quelquesmouvements des animaux. Le puma, ramassé au fond de sa cage, nousobservait avec ses yeux brillants, et les chiens étaient endormis.Nous allumâmes un cigare.

Montgomery se mit à me causer de Londres, sur un ton dedemi-regret, me posant toute sorte de questions sur les changementsrécents. Il parlait comme un homme qui avait aimé la vie qu’ilavait menée et qu’il avait dît quitter soudain et irrévocablement.Je lui répondais de mon mieux, en bavardant de choses et d’autres,et pendant ce temps tout ce qu’il y avait en lui d’étrangecommençait à m’apparaître clairement. Tout en causant, j’examinaissa figure blême et bizarre, aux faibles lueurs de la lanterne del’habitacle, qui éclairait la boussole et le compas de route. Puismes yeux cherchèrent sur la mer obscure sa petite île cachée dansles ténèbres.

Cet homme, me semblait-il, était sorti de l’immensité,simplement pour me sauver la vie. Demain, il quitterait le navire,et disparaîtrait de mon existence. Même en des circonstances plusbanales, cela m’aurait rendu quelque peu pensif ; mais il yavait ici, tout d’abord, la singularité d’un homme d’éducationvivant dans cette petite île inconnue et ensuite, s’ajoutant àcela, l’extraordinaire nature de son bagage. Je me répétais laquestion du capitaine : Que voulait-il faire de ces animaux ?Pourquoi, aussi, lorsque j’avais fait mes premières remarques surcette cargaison, avait-il prétendu qu’elle ne lui appartenaitpas ? Puis encore il y avait dans l’aspect de son domestiquequelque chose de bizarre qui m’impressionnait vivement. Tous cesdétails enveloppaient cet homme d’une brume mystérieuse : ilss’emparaient de mon imagination et me gênaient pourl’interroger.

Vers minuit, notre conversation sur Londres s’épuisa, et nousdemeurâmes coude à coude, penchés sur le bastingage, les yeuxerrant rêveusement sur la mer étoilée et silencieuse, chacunsuivant ses pensées. C’était une excellente occasion desentimentaliser et je me mis à causer de ma reconnaissance.

« Vous me laisserez bien dire que vous m’avez sauvé la vie.

– Le hasard, répondit-il ; rien que le hasard.

– Je préfère, quand même, adresser mes remerciements à celui quien est l’instrument.

– Ne remerciez personne. Vous aviez besoin de secours ;j’avais le savoir et le pouvoir. Je vous ai soigné et soutenu de lamême façon que j’aurais recueilli un spécimen rare. Je m’ennuyaisconsidérablement et je sentais la nécessité de m’occuper. Sij’avais été dans un de mes jours d’inertie, ou si votre figure nem’avait pas plu, eh bien !… je me demande où vous seriezmaintenant. »

Ces paroles calmèrent quelque peu mes dispositions.

« En tout cas…, commençai-je.

– C’est pure chance, je vous affirme, interrompit-il, comme toutce qui arrive dans la vie d’un homme. Il n’y a que les imbécilesqui ne le voient pas. Pourquoi suis-je ici, maintenant – proscritde la civilisation –, au lieu d’être un homme heureux et de jouirde tous les plaisirs de Londres ? Tout simplement, parce que,il y a onze ans, par une nuit de brouillard, j’ai perdu la têtependant dix minutes. »

Il s’arrêta.

« Vraiment ? dis-je.

– C’est tout. »

Nous retombâmes dans le silence. Soudain, il se mit à rire.

« Il y a quelque chose, dans cette nuit étoilée, qui vous déliela langue. Je sais bien que c’est imbécile, mais cependant il mesemble que j’aimerais vous raconter…

– Quoi que vous me disiez, vous pouvez compter que je garderaipour moi… Si c’est là ce que… »

Il était sur le point de commencer, mais il secoua la tête d’unair de doute.

« Ne dites rien, continuai-je, peu m’importe. Après tout, ilvaut mieux garder votre secret. Vous ne gagnerez qu’un mincesoulagement si j’accepte votre confidence. Sinon… ma foi ?…»

Il marmotta quelques mots indécis. Je sentais que je le prenaisà son désavantage, que je l’avais surpris dans une disposition àl’épanchement, et, à dire vrai, je n’étais pas curieux de savoir cequi avait pu amener si loin de Londres un étudiant en médecine.J’ai aussi une imagination. Je haussai les épaules et m’éloignai.Sur la lisse de poupe, était penchée une forme noire etsilencieuse, regardant fixement les vagues. C’était l’étrangedomestique de Montgomery. Quand j’approchai, il jeta un rapide coupd’œil par dessus son épaule, puis reprit sa contemplation.

Cela vous paraîtra sans doute une chose insignifiante, mais j’enfus néanmoins fort vivement frappé. La seule lumière qu’il y eûtprès de nous était la lanterne de la boussole. La figure de cettecréature se tourna l’espace d’une seconde, de l’obscurité du tillacvers la clarté de la lanterne, et je vis alors que les yeux qui meregardaient brillaient d’une pâle lueur verte.

Je ne savais pas, alors, qu’une luminosité rougeâtre n’est pasrare dans les yeux humains, et ce reflet vert me parut êtreabsolument inhumain. Cette face noire, avec ses yeux de feu,bouleversa toutes mes pensées et mes sentiments d’adulte, etpendant un moment, les terreurs oubliées de mon enfance envahirentmon esprit. Puis l’effet se passa comme il était venu. Je ne voyaisplus qu’une bizarre forme noire, accoudée sur la lisse ducouronnement, et j’entendis Montgomery qui me parlait.

« Je pense qu’on pourrait rentrer, disait-il, si vous en avezassez.»

Je lui fis une réponse imprécise et nous descendîmes. À la portede ma cabine, il me souhaita bonne nuit.

Pendant mon sommeil, j’eus quelques rêves fort désagréables. Lalune décroissante se leva tard. Sa clarté jetait à travers macabine un pâle et fantomatique rayon qui dessinait des ombressinistres. Puis les chiens s’éveillèrent et se mirent à aboyer et àhurler, de sorte que mon sommeil fut agité de cauchemars et que jene pus guère vraiment dormir qu’à l’approche du jour.

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