Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXV

Je revois Saint-Germain. – Il me propose l’assassinat de deuxvieillards. – Les voleurs de réverbères. – Le petit-fils deCartouche. – Discours sur les agents provocateurs. – Grandesperplexités. – Annette me seconde encore. – Tentative de vol chezun banquier de la rue Hauteville. – Je suis tué. – Arrestation deSaint-Germain et de Boudin, son complice. – Portraits de ces deuxassassins.

Dans une capitale aussi populeuse que Paris,les mauvais lieux sont d’ordinaire en assez grand nombre ;c’est là que tous les hommes tarés se donnent rendez-vous :afin de les rencontrer et de les surveiller, je fréquentaisassiduement les endroits mal famés, m’y présentant tantôt sous unnom, tantôt sous un autre, et changeant très souvent de costumecomme une personne qui a besoin de se dérober à l’œil de la police.Tous les voleurs que je voyais habituellement auraient juré quej’étais un des leurs. Persuadés que j’étais fugitif, ils seseraient mis en quatre pour me cacher, car non-seulement ilsavaient en moi pleine et entière confiance, mais encore ilsm’affectionnaient ; aussi m’instruisaient-ils de leursprojets, et s’ils ne me proposaient pas de m’y associer, c’estqu’ils craignaient de me compromettre, attendu ma position deforçat évadé. Tous n’avaient pourtant pas cette délicatesse, on vale voir.

Il y avait quelques mois que je me livrais àmes investigations secrètes, lorsque le hasard me fit rencontrer ceSaint-Germain dont les visites m’avaient consterné tant de fois. Ilétait avec un nommé Boudin, que j’avais vu restaurateur,rue des Prouvaires, et que je connaissais comme on connaît un hôtechez qui l’on va de temps à autre prendre sa réfection en payant.Boudin n’eût pas de peine à me remettre, il m’aborda même avec uneespèce de familiarité, à laquelle j’affectais de ne pasrépondre : « Vous ai-je donc fait quelque chose, medit-il, pour que vous ayiez l’air de ne pas vouloir meparler ? – Non ; mais j’ai appris que vous avez étémouchard. – Ce n’est que ça, eh bien ! oui, je l’ai étémouchard ; mais lorsque vous en saurez la raison, je suis sûrque vous ne m’en voudrez pas.

– » Certainement, me ditSaint-Germain, tu ne lui en voudras pas : Boudin est un bongarçon, et je réponds de lui comme de moi. Dans la vie il y asouvent des passes qu’on ne peut pas prévoir ; si Boudin aaccepté la place dont tu parles, ce n’a été que pour sauver sonfrère ; au surplus, tu dois savoir que s’il avait de mauvaisprincipes, je ne serais pas son ami. » Je trouvai la garantiede Saint-Germain excellente, et je ne fis plus aucune difficulté deparler à Boudin.

Il était bien naturel que Saint-Germain meracontât ce qu’il était devenu depuis sa dernière disparition, quim’avait fait tant de plaisir. Après m’avoir complimenté sur monévasion, il m’apprit que depuis que j’avais été arrêté, il avaitrecouvré son emploi, mais qu’il n’avait pas tardé à le perdre denouveau, et qu’il se trouvait encore une fois réduit auxexpédients. Je le priai de me donner des nouvelles de Blondy et deDuluc. – « Mon ami, dit-il, les deux qui ont escarpé leroulier avec moi, on les a fauchés à Beauvais. » Quand ilm’annonça que ces deux scélérats avaient enfin porté la peine deleurs crimes, je n’éprouvai qu’un seul regret, c’est que la tête deleur complice ne fût pas tombée sur le même échafaud.

Après que nous eûmes vidé ensemble plusieursbouteilles de vin, nous nous séparâmes. En me quittant,Saint-Germain ayant remarqué que j’étais assez mesquinement vêtu,me demanda ce que je faisais, et comme je lui dis que je ne faisaisrien, il me promit de songer à moi, si jamais il se présentait unebonne occasion. Je lui fis observer que, sortant rarement dans lacrainte d’être arrêté, il pourrait bien se faire que nous ne nousrencontrassions pas de sitôt. – « Tu me verras quand tuvoudras, me dit-il, j’exige même que tu viennes mevoir ? » Quand je le lui eus promis, il me remit sonadresse, sans s’informer de la mienne.

Saint-Germain n’était plus un être aussiredoutable pour moi, je me croyais même intéressé à ne le plusperdre de vue ; car si je devais m’attacher à surveiller lesmalfaiteurs, personne plus que lui n’était signalé à mon attention.Je concevais enfin l’espoir de purger la société d’un pareilmonstre. En attendant, je faisais la guerre à toute la tourbe descoquins qui infestaient la capitale. Il y eut un moment où les volsde tous genres se multiplièrent d’une manière effrayante : onn’entendait parler que de rampes enlevées, de devantures forcées,de plombs dérobés ; plus de vingt réverbères furent prissuccessivement, rue Fontaine-au-Roi, sans que l’on pût atteindreles voleurs qui étaient venus les décrocher. Pendant un moisconsécutif, des inspecteurs avaient été aux aguets afin de lessurprendre, et la première nuit qu’ils suspendirent leursurveillance, les réverbères disparurent encore : c’étaitcomme un défi porté à la police. Je l’acceptai pour mon compte, et,au grand désappointement de tous les Argus du quai du Nord, en peude temps je parvins à livrer à la justice ces effrontés voleurs,qui furent tous envoyés aux galères. L’un d’entre eux se nommaitCartouche : j’ignore s’il avait subi l’influence dunom, ou s’il exerçait un talent de famille : peut-êtreétait-il un descendant du célèbre Cartouche ? Je laisse auxgénéalogistes le soin de décider la question.

Chaque jour je faisais de nouvellesdécouvertes ; on ne voyait entrer dans les prisons que desgens qui y étaient envoyés d’après mes indications, et pourtantaucun d’eux n’avait même la pensée de m’accuser de l’avoir faitécrouer. Je m’arrangeai si bien, qu’au dedans comme au-dehors, rienne transpirait ; les voleurs de ma connaissance me tenaientpour le meilleur de leurs camarades, les autres s’estimaientheureux de pouvoir m’initier à leurs secrets, soit pour le plaisirde s’entretenir avec moi, soit aussi parfois pour me consulter.C’était notamment hors barrière que je rencontrais tout ce monde.Un jour que je parcourais les boulevards extérieurs, je fus accostépar Saint-Germain, Boudin était encore avec lui. Ils m’invitèrent àdîner ; j’acceptai, et au dessert, ils me firent l’honneur deme proposer d’être le troisième dans un assassinat. Il s’agissaitd’expédier deux vieillards qui demeuraient ensemble dans la maisonque Boudin avait habitée rue des Prouvaires. Tout en frémissant dela confidence que me firent ces scélérats, je bénis le pouvoirinvisible qui les avait poussés vers moi : j’hésitai d’abord àentrer dans le complot, mais à la fin je feignis de me rendre àleurs vives et pressantes sollicitations, et il fut convenu qu’onattendrait le moment favorable pour mettre à exécution cetabominable projet. Cette résolution prise, je dis au revoir àSaint-Germain ainsi qu’à son compagnon ; et, décidé à prévenirle crime, je me hâtai de faire un rapport à M. Henry, qui memanda aussitôt, afin d’obtenir de plus amples détails au sujet dela révélation que je venais de lui faire. Son intention était des’assurer si j’avais été réellement sollicité, ou si, par undévouement mal entendu, je n’aurais pas eu recours à desprovocations. Je lui protestai que je n’avais pris aucune espèced’initiative, et comme il crut reconnaître la vérité de cettedéclaration, il m’annonça qu’il était satisfait ; ce qui nel’empêcha pas de me faire sur les agents provocateurs un discoursdont je fus pénétré jusqu’au fond de l’âme. Que ne l’ont-ilsentendu comme moi, ces misérables qui, depuis la restauration, ontfait tant de victimes, l’ère renaissante de la légitimité n’auraitpas, dans quelques circonstances, rappelé les jours sanglants d’uneautre époque ? « Retenez bien, me dit M. Henry, enterminant, que le plus grand fléau dans les sociétés est l’hommequi provoque. Quand il n’y a point de provocateurs, ce sont lesforts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les fortsqui les conçoivent. Des êtres faibles peuvent être entraînés,excités ; pour les précipiter dans l’abîme, il suffit souventde chercher un mobile dans leurs passions ou dans leuramour-propre : mais celui qui tente ce moyen de les fairesuccomber est un monstre ! C’est lui qui est le coupable, etc’est lui que le glaive devrait frapper. En police, ajouta-t-il, ilvaut mieux ne pas faire d’affaire que d’en créer. »

Quoique la leçon ne me fût pas nécessaire, jeremerciai M. Henry, qui me recommanda de m’attacher aux pasdes deux assassins et de ne rien négliger pour les empêcherd’arriver à l’exécution. « La police, me dit-il encore, estinstituée autant pour réprimer les malfaiteurs que pour lesempêcher de faire le mal, et il vaut toujours mieux avantqu’après. » Conformément aux instructions que m’avait donnéM. Henry, je ne laissai pas passer un jour sans voirSaint-Germain et son ami Boudin. Comme le coup qu’ils avaientprojeté devait leur procurer assez d’argent, j’en conclus qu’il neleur semblerait pas extraordinaire que je montrasse un peud’impatience. « Eh bien ! à quand la fameuseaffaire ? leur disais-je chaque fois que nous étionsensemble ? – À quand ? me répondait Saint-Germain,la poire n’est pas mûre : lorsqu’il sera temps, ajoutait-il,en me désignant Boudin, voilà l’ami qui vous avertira. » Déjàplusieurs réunions avaient eu lieu, et rien ne se décidait ;j’adressai encore la question d’usage. « Ah ! cette fois,me répondit Saint-Germain, c’est pour demain, nous t’attendons pourdélibérer. »

Le rendez-vous fut donné hors de Paris ;je n’eus garde d’y manquer ; Saint-Germain ne fut pas moinsexact. « Écoute, me dit-il, nous avons réfléchi à l’affaire,elle ne peut s’exécuter quant à présent, mais nous en avons uneautre à te proposer, et je te préviens d’avance qu’il faut y mettrede la franchise et répondre oui ou non. Avant de nous occuper del’objet qui nous amène ici, je te dois une confidence qui nous aété faite hier : le nommé Carré, qui t’a connu à laForce, prétend que tu n’en es sorti qu’à la condition de servir lapolice, et que tu es un agent secret. »

À ces mots d’agent secret, je mesentis comme suffoqué ; mais bientôt je me fus remis, et ilfaut bien que rien n’ait parut extérieurement, puisqueSaint-Germain qui m’observait attendit que je lui donnasse uneexplication. Cette présence d’esprit qui ne m’abandonne jamais mela fit trouver sur-le-champ. « Je ne suis pas surpris, luidis-je, que l’on m’ait représenté comme un agent secret, je sais lasource d’un pareil conte. Tu n’ignores pas que je devais êtretransféré à Bicêtre ; chemin faisant, je me suis évadé, et jesuis resté à Paris, faute de pouvoir aller ailleurs. Il faut vivreoù l’on a des ressources. Malheureusement je suis obligé de mecacher ; c’est en me déguisant que j’échappe aux recherches,mais il est toujours quelques individus qui me reconnaissent, ceux,par exemple, avec lesquels j’ai vécu dans une certaine intimité.Parmi ces derniers, ne peut-il pas s’en trouver qui, soit desseinde me nuire, soit motif d’intérêt, jugent à propos de me fairearrêter ? Eh bien ! pour leur en ôter l’envie, toutes lesfois que je les ai crus capables de me dénoncer, je leur ai dit quej’étais attaché à la police.

– » Voilà qui est bien, repritSaint-Germain, je te crois ; et pour te donner une preuve dela confiance que j’ai en toi, je vais te faire connaître ce quenous devons faire ce soir. Au coin de la rue d’Enghien et de la rued’Hauteville, il demeure un banquier dont la maison donne sur unassez vaste jardin, qui peut favoriser notre expédition et notrefuite. Aujourd’hui le banquier est absent, et la caisse, danslaquelle il y a beaucoup d’or et d’argent, ainsi que des billets debanque, n’est gardée que par deux personnes ; nous sommesdéterminés à nous en emparer dès ce soir même. Jusqu’à présent,nous ne sommes que trois pour exécuter le coup, il faut que tu soisle quatrième. Nous avons compté sur toi ; si tu refuses, tunous confirmeras dans l’opinion que tu es un mouchard. »

Comme j’ignorais l’arrière-pensée deSaint-Germain, j’acceptai avec empressement : Boudin et luiparurent contents de moi. Bientôt je vis arriver le troisième, queje ne connaissais pas, c’était un cocher de cabriolet, nomméDebenne ; il était père de famille, et s’était laisséentraîner par ces misérables. L’on se mit à causer de choses etd’autres ; quant à moi, j’avais déjà prémédité comment je m’yprendrais pour les faire arrêter sur le fait, mais quel ne fut pasmon étonnement, lorsqu’au moment de payer l’écot, j’entendisSaint-Germain nous adresser la parole en ces termes :« Mes amis, quand il s’agit de jouer sa tête, on doit yregarder de près ; c’est aujourd’hui que nous allons fairecette partie que je ne veux pas perdre ; pour que la chancesoit de notre côté, voici ce que j’ai décidé, et je suis sûr quevous applaudirez tous à la mesure : c’est vers minuit que nousdevons nous introduire tous quatre dans la maison enquestion ; Boudin et moi nous nous chargeons del’intérieur ; quant à vous deux, vous resterez dans le jardin,prêts à nous seconder en cas de surprise. Cette opération, si elleréussit, comme je pense, doit nous donner de quoi vivre tranquillespendant quelque temps ; mais il importe pour notre sûretéréciproque que nous ne nous quittions plus jusqu’à l’heure del’exécution. »

Cette finale, que je feignis de ne pas avoirbien entendue, fut répétée. Pour cette fois, me disais-je, je nesais pas trop comment je me tirerai d’affaire : quel moyenemployer ? Saint-Germain était un homme d’une témérité rare,avide d’argent, et toujours prêt à verser beaucoup de sang pours’en procurer. Il n’était pas encore dix heures du matin,l’intervalle jusqu’à minuit était assez long ; j’espérais quependant le temps qui nous restait à attendre, il se présenteraitune occasion de me dérober adroitement, et d’avertir la police.Quoi qu’il dût en arriver, j’adhérai à la proposition deSaint-Germain, et ne fis pas la moindre objection contre uneprécaution, qui était bien la meilleure garantie que l’on pût avoirde la discrétion de chacun. Quand il vit que nous étions de sonavis, Saint-Germain, qui, par ses qualités énergiques et saconception, était véritablement le chef du complot, nous adressades paroles de satisfaction. « Je suis bien aise, nous dit-il,de vous trouver dans ces sentiments ; de mon côté, je feraitout ce qui dépendra de moi pour mériter d’être long-temps votreami. »

Il était convenu que nous irions tous ensemblechez lui, à l’entrée de la rue Saint-Antoine ; un fiacre nousconduisit jusqu’à sa porte. Arrivés là, nous montâmes dans sachambre, où il devait nous tenir en charte privée jusqu’à l’instantdu départ. Confiné entre quatre murailles, face à face avec cesbrigands, je ne savais à quel saint me vouer : inventer unprétexte pour sortir était impossible, Saint-Germain m’eût devinéde suite, et au moindre soupçon, il était capable de me fairesauter la cervelle. Que devenir ? je pris mon parti, et merésignai à l’événement, quel qu’il fut ; il n’y avait rien demieux à faire que d’aider de bonne grâce aux apprêts ducrime : ils commencèrent aussitôt. Des pistolets sont apportéssur la table pour être déchargés et rechargés : on lesexamine ; Saint-Germain en remarque une paire qui lui semblehors d’état de faire le service : il la met de côté.« Pendant que vous allez démonter les batteries, nous dit-il,je vais aller changer ces pieds de cochon. » Et il sedispose à sortir. – « Un moment, lui fis-je observer,d’après notre convention personne ne doit quitter ce lieu sans êtreaccompagné. – C’est vrai, me répond-il, j’aime que l’on soitfidèle à ses engagements ; aussi, viens avec moi. – Maisces messieurs ? – Nous les enfermerons à doubletour. » Ce qui fut dit fut fait : j’accompagneSaint-Germain ; nous achetons des balles, de la poudre et despierres ; les mauvais pistolets sont échangés contre d’autres,et nous rentrons. Alors on achève des préparatifs qui me fontfrémir : le calme de Boudin, aiguisant sur un grès deuxcouteaux de table, était horrible à voir.

Cependant le temps s’écoulait, il était uneheure, et aucun expédient de salut ne s’était présenté. Je bâille,je m’étends, je simule l’ennui, et, passant dans une pièce voisinede celle où nous étions, je vais me jeter sur un lit comme pour mereposer : après quelques minutes, je parais encore plusfatigué de cette inaction, et je m’aperçois que les autres ne lesont pas moins que moi. « Si nous buvions ? me ditSaint-Germain. – Admirable idée, m’écriai-je en sautantd’aise, j’ai justement chez moi un panier d’excellent vin deBourgogne ; si vous voulez nous allons l’envoyerchercher. » Tout le monde fut d’avis qu’il ne pourrait arriverplus à point, et Saint-Germain dépêcha son portier vers Annette, àqui il était recommandé de venir avec la provision. On tombad’accord de ne rien dire devant elle, et tandis que l’on se prometde faire honneur à ma largesse, je me jette une seconde fois sur lelit, et je trace au crayon ces lignes : « Sortie d’ici,déguise toi, et ne nous quitte plus, Saint-Germain, Boudin, nimoi ; prends garde surtout d’être remarquée : aie biensoin de ramasser tout ce que je laisserai tomber, et de le porterlà-bas. » Quoique très courte, l’instruction étaitsuffisante : Annette en avait déjà reçu de semblables, j’étaissûr qu’elle en comprendrait tout le sens.

Annette ne tarda pas à paraître avec le panierde vin. Son aspect fit renaître la gaieté ; chacun lacomplimenta ; quant à moi, pour lui faire fête, j’attendisqu’elle se disposât à repartir, et alors en l’embrassant je luiglissai le billet.

Nous fîmes un dîner copieux, après lequelj’ouvris l’avis d’aller seul avec Saint-Germain reconnaître leslieux, et en examiner de jour la disposition, afin de parer à touten cas d’accident. Cette prudence était naturelle, Saint-Germain nes’en étonna pas ; seulement j’avais proposé de prendre unfiacre, et il jugea plus convenable d’aller à pied. Parvenu àl’endroit qu’il me désigna comme le plus favorable à l’escalade, jele remarquai assez bien pour l’indiquer de manière à ce qu’on nes’y méprît pas. La reconnaissance effectuée, Saint-Germain me ditqu’il nous fallait du crêpe noir pour nous couvrir la figure :nous nous dirigeons vers le Palais Royal, afin d’en acheter, ettandis qu’il entre dans une boutique, je prétexte un besoin, etvais m’enfermer dans un cabinet d’aisance, où j’eus le tempsd’écrire tous les renseignements qui pouvaient mettre la police àmême de prévenir le crime.

Saint-Germain, qui n’avait pas cessé de megarder à vue autant que possible, me conduisit ensuite dans unestaminet, où nous bûmes quelques bouteilles de bière. Sur le pointde rentrer au repaire, j’aperçois Annette qui épiait monretour : tout autre que moi ne l’aurait pas reconnue sous sondéguisement. Certain qu’elle m’a vu, près de franchir le seuil, jelaisse tomber le papier et m’abandonne à mon sort.

Il m’est impossible de rendre toutes lesterreurs auxquelles je fus en proie, en attendant le moment del’expédition. Malgré les avertissements que j’avais donnés, jecraignais que les mesures ne fussent tardives, et alors le crimeétait consommé : pouvais-je seul entreprendre d’arrêterSaint-Germain et ses complices ? Je l’eusse tenté sanssuccès ; et puis, qui me répondait que, l’attentat commis, jene serais pas jugé et puni comme l’un des fauteurs ? Ilm’était revenu que dans maintes circonstances, la police avaitabandonné ses agents ; et que dans d’autres elle n’avait puempêcher les tribunaux de les confondre avec les coupables. J’étaisdans ces transes cruelles, lorsque Saint-Germain me chargead’accompagner Debenne, dont le cabriolet destiné àrecevoir les sacs d’or et d’argent, devait stationner au coin de larue. Nous descendons ; en sortant je revois encore Annette,qui me fait signe qu’elle s’est acquittée de mon message. Au mêmeinstant Debenne me demande où sera le rendez-vous ; je ne saisquel bon génie me suggéra alors la pensée de sauver cemalheureux ; j’avais observé qu’il n’était pas foncièrementméchant, et il me semblait plutôt poussé vers l’abîme par le besoinet par des conseils perfides, que par la funeste propension aucrime. Je lui assignai donc son poste à un autre endroit que celuiqui m’avait été indiqué, et je rejoignis Saint-Germain et Boudin, àl’angle du boulevard Saint-Denis. Il n’était encore que dix heureset demie ; je leur dis que le cabriolet ne serait prêt quedans une heure, que j’avais donné la consigne à Debenne, qu’il seplacerait au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, et qu’ilaccourrait à un signal convenu ; je leur fis entendre que tropprès du lieu où nous devions agir, la présence d’un cabrioletpouvant éveiller des soupçons, j’avais jugé plus convenable de letenir à distance : et ils approuvèrent cette précaution.

Onze heures, sonnent : nous buvons lagoutte dans le Faubourg-Saint-Denis, et nous nous dirigeons versl’habitation du banquier. Boudin et son complice marchaient la pipeà la bouche ; leur tranquillité m’effrayait. Enfin, noussommes au pied du poteau qui doit servir d’échelle. Saint-Germainme demande mes pistolets ; à ce moment je crus qu’il m’avaitdeviné, et qu’il voulait m’arracher la vie : je les luiremets ; je m’étais trompé : il ouvre le bassinet, changel’amorce, et me les rend. Après avoir fait une opération semblableaux siens et à ceux de Boudin, il donne l’exemple de grimper aupoteau, et tous deux, sans discontinuer de fumer, s’élancent dansle jardin. Il faut les suivre ; parvenu, en tremblant, ausommet du mur, toutes mes appréhensions se renouvellent : lapolice a-t-elle eu le temps de dresser son embuscade ?Saint-Germain ne l’aurait-il pas devancée ? Telles étaient lesquestions que je m’adressais à moi-même, tels étaient mesdoutes ; enfin, dans cette terrible incertitude, je prends unerésolution, celle d’empêcher le crime, dussé-je succomber dans unelutte inégale, lorsque Saint-Germain, me voyant encore à cheval surle chaperon, et s’impatientant de ma lenteur, me crie :« Allons donc ! descends. » À peine il achevait cesmots, qu’il est tout à coup assailli par un grand nombre d’hommes,Boudin et lui font une vigoureuse résistance. On fait feu de partet d’autre, les balles sifflent, et, après un combat de quelquesminutes, on s’empare des deux assassins. Plusieurs agents furentblessés dans cette action ; Saint-Germain et son accolyte lefurent aussi. Simple spectateur de l’engagement, je ne devais avoiréprouvé aucun accident fâcheux ; cependant pour soutenir monrôle jusqu’au bout, je tombai sur le champ de bataille comme sij’eusse été mortellement frappé : l’instant d’après onm’enveloppa dans une couverture, et je fus ainsi transporté dansune chambre où étaient Boudin et Saint-Germain : ce dernierparut vivement touché de ma mort ; il répandit des larmes, etil fallut employer la force pour l’empêcher de se précipiter sur cequ’il croyait n’être plus qu’un cadavre.

Saint-Germain était un homme de cinq piedshuit pouces, dont les muscles étaient vigoureusement tracés ;il avait une tête énorme et de petits yeux, un peu couverts, commeceux des oiseaux de nuit ; son visage, profondément sillonnépar la petite vérole, était fort laid, et pourtant il ne laissaitpas que d’être agréable, parce qu’on y découvrait de l’esprit et dela vivacité : en détaillant ses traits, on lui trouvaitquelque chose de la hyène ou du loup, surtout si l’on faisaitattention à la largeur de ses mâchoires, dont les saillies étaientdes plus prononcées. Tout ce qui était de l’instinct des animaux deproie prédominait dans cette organisation ; il aimait lachasse avec fureur, et la vue du sang le réjouissait ; sesautres passions étaient le jeu, les femmes et la bonne chair. Commeil avait le ton et les manières de la bonne compagnie, qu’ils’exprimait avec facilité, et était presque toujours vêtu avecélégance, on pouvait dire qu’il était un brigand bien élevé ;quand il y était intéressé, personne n’avait plus d’aménité et deliant que lui : dans toute autre circonstance, il était dur etbrutal. À quarante-cinq ans, il avait vraisemblablement commis plusd’un meurtre, et il n’en était pas moins joyeux compagnon lorsqu’ilse trouvait avec des gens de son espèce. Son camarade Boudin étaitd’une bien plus petite stature : il avait à peine cinq piedsdeux pouces ; il était gros et maigre ; avec un teintlivide, il avait l’œil noir et vif, quoique très enfoncé.L’habitude de manier le couteau de cuisine, et de couper desviandes, l’avait rendu féroce. Il avait les jambes arquées :c’est une difformité que j’ai observée chez plusieurs assassins deprofession, et chez quelques autres individus réputés méchants.

Je ne me souviens pas qu’aucun événement de mavie m’ait procuré plus de joie que la capture de cesscélérats : je m’applaudissais d’avoir délivré la société dedeux monstres, en même temps que je m’estimais heureux d’avoirdérobé au sort qui leur était réservé, le cocher Debenne, qu’ilseussent entraîné avec eux. Cependant tout ce que j’éprouvais decontentement n’était que relatif à ma situation, et je n’engémissais pas moins de cette fatalité qui me plaçait sans cessedans l’alternative de monter sur l’échafaud ou d’y faire monter lesautres.

La qualité d’agent secret préservait,il est vrai, ma liberté, je ne courais plus les mêmes dangersauxquels un forçat évadé est exposé, je n’avais plus les mêmescraintes ; mais tant que je n’étais pas gracié, cette libertédont je jouissais n’était qu’un état précaire, puisqu’à la volontéde mes chefs, elle pouvait m’être ravie d’un instant à l’autre.D’un autre côté, je n’ignorais pas quel mépris s’attache auministère que je remplissais. Pour ne pas me dégoûter de mesfonctions et des devoirs qui m’étaient prescrits, j’eus besoin deles raisonner, et dans ce mépris qui planait sur moi, je ne visplus que l’effet d’un préjugé. Ne me dévouais-je pas chaque jourdans l’intérêt de la société ? C’était le parti des honnêtesgens que je prenais contre les artisans du mal, et l’on meméprisait !… J’allais chercher le crime dans l’ombre, jedéjouais des trames homicides, et l’on me méprisait !…Harcelant les brigands jusque sur le théâtre de leurs forfaits, jeleur arrachais le poignard dont ils s’étaient armés, je bravaisleur vengeance, et l’on me méprisait !… Dans un rôledifférent, mais plus près du glaive de Thémis, il y avait del’honneur à provoquer sans périls la vindicte des lois, et l’on meméprisait !… Ma raison l’emporta, et j’osai affronterl’ingratitude, l’iniquité de l’opinion.

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