Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

I – Le cornette Joseph Clarke, des Côtesde fer.

Il est possible, mes chers petits-enfants,qu’à des moments divers je vous aie conté presque tous lesincidents survenus en ma vie pleine d’aventures.

Du moins il n’en est aucun, je le sais, qui nesoit bien connu de votre père et de votre mère.

Toutefois, quand je vois que le tempss’écoule, et qu’une tête grise est sujette à ne plus contenirqu’une mémoire défaillante, il m’est venu à l’idée d’utiliser ceslongues soirées d’hiver à vous exposer tout cela, en bon ordre,depuis le commencement, de telle sorte que vous puissiez avoir dansvos esprits une image claire, que vous transmettrez dans ce mêmeétat à ceux qui viendront après vous.

Car, maintenant que la Maison de Brunswick estsolidement établie sur le trône et que la paix règne dans le pays,il vous sera chaque année de moins en moins aisé de comprendre lessentiments des gens de ma génération, au temps où Anglaiscombattaient contre Anglais et où celui qui aurait dû être lebouclier et le protecteur de ses sujets, n’avait d’autre pensée quede leur imposer par la force ce qu’ils abhorraient et détestaientle plus.

Mon histoire est de celles que vous ferez biende mettre dans le trésor de votre mémoire, pour la conter ensuite àd’autres, car selon toute vraisemblance, il ne resta dans tout cecomté de Hampshire aucun homme vivant qui soit en état de parler deces événements d’après sa propre connaissance, ou qui y ait joué unrôle plus marqué.

Tout ce que je sais, je tâcherai de le classeren ordre, sans prétention, devant vous.

Je m’efforcerai de faire revivre ces mortspour vous, de faire sortir des brumes du passé ces scènes quiétaient des plus vives au moment où elles se passaient et dont lerécit devient si monotone et si fatigant sous la plume des dignespersonnages qui se sont consacrés à les rapporter.

Peut-être aussi mes paroles ne feront-elles, àl’oreille des étrangers, que l’effet d’un bavardage devieillard.

Mais vous, vous savez que ces mêmes yeux quivous regardent, ont aussi regardé les choses que je décris, et quecette main a porté des coups pour une bonne cause, et ce sera dèslors tout autre chose pour vous, j’en suis sûr.

Tout en m’écoutant, ne perdez pas de vue quec’était votre querelle aussi bien que la nôtre, celle pour laquellenous combattions, et que si maintenant vous grandissez pour devenirdes hommes libres dans un pays libre, pour jouir du privilège depenser ou de prier comme vous l’enjoindront vos consciences, vouspouvez rendre grâces à Dieu de récolter la moisson que vos pèresont semée dans le sang et la souffrance, lorsque les Stuartsétaient sur le trône.

C’était en ce temps-là, en 1664, que jenaquis, à Havant, village prospère, situé à quelques milles dePortsmouth, à peu de distance de la grande route de Londres, et cefut là que je passai la plus grande partie de ma jeunesse.

Havant est aujourd’hui, comme il était alors,un village agréable et sain, avec ses cent et quelques cottages debriques dispersée de façon à former une seule rue irrégulière.

Chacun d’eux était précédé de son jardinet etavait parfois sur le derrière un ou deux arbres fruitiers.

Au milieu du village s’élevait la vieilleéglise au clocher carré, avec son cadran solaire pareil à une ridesur sa façade grise et salie par le temps.

Les Presbytériens avaient leur chapelle dansles environs, mais après le vote de l’Acte d’Uniformité, leur bonministre, Maître Breckinridge, dont les discours avaient bien desfois attiré une foule nombreuse sur des bancs grossiers, pendantque les sièges confortables de l’église restaient déserts, fut jetéen prison et son troupeau dispersé.

Quant aux Indépendants, du nombre desquelsétait mon père, ils étaient également sous le coup de la loi, maisils se rendaient à l’assemblée d’Elmsworth.

Mes parents et moi, nous y allions à pied,qu’il plût ou qu’il fît beau, chaque dimanche matin.

Ces réunions furent dispersées plus d’unefois, mais la congrégation était formée de gens si inoffensifs, siaimés, si respectés de leurs voisins, qu’au bout d’un certain tempsles juges de paix finirent par fermer les yeux, et par les laisserpratiquer leur culte, comme ils l’entendaient.

Il y avait aussi, parmi-nous, des Papistes,qui étaient obligés d’aller jusqu’à Portsmouth pour entendre lamesse.

Comme vous le voyez, si petit que fut notrevillage, il représentait en miniature le pays entier, car nousavions nos sectes et nos factions, et toutes n’en étaient que plusâpres, pour être renfermées dans un espace aussi étroit.

Mon père, Joseph Clarke, était plus connu dansla région sous le nom de Joe Côte-de-fer, car il avait servi, en sajeunesse, dans la troupe d’Yaxley qui avait formé le fameuxrégiment de cavalerie d’Olivier Cromwell.

Il avait prêché avec tant d’entrain, ils’était battu avec tant de courage, que le vieux Noll en personnele tira des rangs après la bataille de Dunbar, et l’éleva au gradede cornette.

Mais le hasard fit que quelque temps après,comme il avait engagé une discussion avec un de ses hommes au sujetdu mystère de la Trinité, cet individu, qui était un fanatique àmoitié fou, frappa mon père à la figure, et celui-ci rendit lecompliment avec un coup d’estoc de son sabre, qui envoya sonadversaire se rendre compte en personne de la vérité de sesdires.

Dans la plupart des armées, on aurait admisque mon père était dans son droit en punissant séance tenante unacte d’indiscipline aussi scandaleux ; mais les soldats deCromwell se faisaient une si haute idée de leur importance et deleurs privilèges qu’ils s’offenseront de cette justice sommaireaccomplie sur leur camarade.

Mon père comparut devant un conseil de guerre,et il est possible qu’il aurait été offert en sacrifice pourapaiser la fureur de la soldatesque, si le Lord Protecteur n’étaitintervenu et n’avait réduit la punition au renvoi de l’armée.

En conséquence, le cornette Clarke se vitenlever sa cotte de buffle et son casque d’acier.

Il s’en retourna à Havant et s’y établitnégociant en cuirs et tanneur, ce qui priva le Parlement du soldatle plus dévoué qui eût jamais porté l’épée à son service.

Voyant qu’il prospérait dans son commerce, ilépousa Marie Shopstone, jeune personne attachée à l’Église, et moi,Micah Clarke, je fus le premier gage de leur union.

Mon père, tel que je le trouve dans mespremiers souvenirs, était de stature haute et droite.

Il avait de larges épaules et une puissantepoitrine.

Sa figure était accidentée et rude, avec degros traits durs, des sourcils en broussaille et saillants, le nezfort, large, charnu, de grosses lèvres qui se contractaient et serentraient quand il était en colère.

Ses yeux gris étaient perçants, de vrais yeuxde soldat, et cependant je les ai vu s’éclairer d’un bon sourire,d’un pétillement joyeux.

Sa voix était terrible et propre à inspirer lacrainte à un point que je n’ai jamais su m’expliquer.

Je n’ai pas de peine à croire ce que j’aiappris, que quand il chantait le centième Psaume à cheval parmi lesbonnets bleus, à Dunbar, sa voix dominait le son des trompettes, lebruit des coups de feu, comme le roulement grave d’une vague contreun brisant.

Mais bien qu’il possédât toutes les qualitésnécessaires pour devenir un officier de distinction, il renonça àses habitudes militaires, en rentrant dans la vie civile.

Grâce à sa prospérité et à la fortune qu’ilavait acquise, il aurait fort bien pu porter l’épée.

Au lieu de cela, il avait un petit exemplairede la Bible logé dans sa ceinture, à l’endroit où les autressuspendent leurs armes.

Il était sobre et mesuré en ses propos, etmême au milieu de sa famille, il lui arrivait rarement de parlerdes scènes auxquelles il avait pris part, où des grands personnagestels que Fleetwood et Harrison, Blake et Ireton, Desborough etLambert, dont quelques-uns étaient comme lui simples soldats,lorsque les troubles éclatèrent.

Il était frugal dans sa nourriture, fuyant laboisson, et ne s’accordait d’autre plaisir que ses trois pipesquotidiennes de tabac d’Oroonoko, qu’il gardait dans une jarrebrune près du grand fauteuil de bois, à gauche de la cheminée.

Et cependant, malgré toute la réserve qu’ils’imposait, il arrivait parfois que l’homme de jadis se fit jour enlui, et éclata en un de ses accès que ses ennemis appelaient dufanatisme, ses amis de la piété, et il faut bien reconnaître quecette piété-là avait tendance à se manifester sous une formefarouche et emportée.

Et quand je remonte dans mes souvenirs, deuxou trois incidents y reparaissent avec un relief si net et si clairque je pourrais les prendre pour des scènes tout récemment vues authéâtre, alors qu’elles datent de mon enfance, d’une soixantained’années, et de l’époque où régnait Charles II.

Quand survint le premier incident, j’étais sijeune, que je ne puis me rappeler ni ce qui le précéda, ni ce quile suivit immédiatement.

Il se planta dans ma mémoire parmi bien deschoses qui en ont disparu depuis.

Nous étions tous à la maison, par une lourdesoirée d’été, quand nous entendîmes un roulement de timbales, unbruit de fers de chevaux, qui amenèrent sur le seuil mon père et mamère.

Elle me portait dans ses bras pour que jepuisse mieux voir.

C’était un régiment de cavalerie, qui serendait de Chichester à Portsmouth, drapeau au vent, musiquejouant, et c’était le plus attrayant coup d’œil qu’eussent jamaisvu mes yeux d’enfant.

J’étais plein d’étonnement, d’admiration encontemplant les chevaux au poil lustré, à l’allure vive, lesmorions d’acier, les chapeaux à plumes des officiers, les écharpeset les baudriers.

Je ne croyais avoir jamais vu une aussi belletroupe réunie, et dans mon ravissement je battis des mains, jepoussai des cris.

Mon père sourit gravement, et me prit des brasde ma mère :

– Hé ! dit-il, mon garçon ; tu es unfils de soldat, et tu devrais avoir assez de jugement pour ne paslouer une cohue pareille. Est-ce que tout enfant que tu es, tu nevois pas que leurs armes sont mal fourbies, que leurs éperons defer sont rouillés, leurs rangs sans ordre ni cohésion ? Et ilsn’ont pas envoyé en avant d’eux d’éclaireurs ainsi que cela doit sefaire, même en temps de paix, et leur arrière-garde a des traînardsd’ici à Bedhampton…

« Oui, reprit-il en brandissant son longbras dans la direction des soldats, et les interpellant, vous êtesdu blé mûr pour la faucille et qui n’attend plus que lesmoissonneurs.

Plusieurs d’entre eux tirèrent sur les rênes àcette soudaine explosion.

– Jack, un bon coup sur le crâne tondu de cecoquin, cria l’un d’eux, on faisant faire demi-tour à soncheval.

Mais il y avait dans la figure de mon pèrequelque chose qui fit reculer l’homme, et il rentra dans les rangssans avoir fait ce qu’il disait.

Le régiment défila à grand fracas sur laroute.

Ma mère posa ses mains fines sur le bras demon père et apaisa par ses gentillesses et ses caresses le démonendormi qui s’était réveillé en lui.

En une autre occasion que je puis me rappeler– c’était quand j’avais sept ou huit ans – sa colère éclata d’unefaçon plus dangereuse dans ses effets.

Je jouais autour de lui un après-midi deprintemps pendant qu’il travaillait dans la cour de la tannerie,lorsque par la porte ouverte entrèrent, en se dandinant, deux beauxmessieurs aux revers d’habit dorés, et des cocardes coquettementfixées sur le côté de leurs tricornes.

Ainsi que je l’appris plus tard, c’étaient desofficiers de la flotte qui passaient par Havant, et nous voyantoccupés dans la cour, ils étaient entrés pour nous demander desrenseignements sur leur route.

Le plus jeune des deux aborda mon père, etcommença l’entretien par un grand fracas de mots qui étaient pourmoi de l’hébreu ; mais maintenant je me souviens que c’étaitune série de ces jurons qui sont communs dans la bouche d’unmarin.

Et pourtant que des gens qui sont sans cesseexposés à comparaître devant le Tout-Puissant s’égarassent au pointde l’insulter, cela fut toujours un mystère pour moi !

Mon père, d’un ton rude et sévère, l’invita àparler avec plus de respect des choses saintes.

Sur quoi les deux hommes lâchèrent la bride àleur langue, et traitèrent mon père de farceur prédicant, deJacquot presbytérien à figure de cafard.

Je ne sais ce qu’ils auraient dit encore, carmon père saisit le gros couteau dont il se servait pour lisser lescuirs, et s’élançant sur eux, il l’abattit sur le côté de la têtede l’un deux, avec une telle force que sans la dureté de sonchapeau, l’homme eût été hors d’état de lancer désormais desjurons.

En tout cas, il tomba comme une bûche sur lespierres de la cour, pendant que son camarade dégainait vivement sarapière et portait une botte dangereuse.

Mais mon père, qui avait autant d’agilité quede vigueur, fit un bond de côté, et abattant sa massue sur le brastendu de l’officier, il le brisa comme il aurait fait d’un tuyau depipe.

Cette affaire ne fit pas peu de bruit, carelle survint à l’époque ou ces archi-menteurs, Oates, Bedloe etCarstairs troublaient l’esprit public par leurs histoires decomplot, et où l’on s’attendait à voir des émeutes d’une façon oùde l’autre éclater dans le pays.

Au bout de peu de jours, tout le Hampshireparlait du tanneur séditieux de Havant qui avait cassé la tête etle bras à deux serviteurs de Sa Majesté.

Toutefois une enquête démontra qu’il n’y avaitrien dans l’affaire qui ressemblait à de la déloyauté, et lesofficiers ayant reconnu qu’ils avaient été les premiers à parler,les juges de paix se bornèrent à punir mon père d’une amende et àlui faire prendre l’engagement de rester désormais tranquillependant une période de six mois.

Je vous conte ces faits pour que vous puissiezvous faire une idée de la piété farouche et grave dont étaientanimés non seulement votre ancêtre, mais encore la plupart deshommes qui avaient été formés dans les troupes du Parlement.

Par bien des côtés, ils ressemblaientdavantage à ces Sarrasins fanatiques, qui croient à la conversionpar le glaive, qu’aux disciples d’une croyance chrétienne.

Mais ils ont ce grand mérite d’avoir mené pourla plupart une vie pure et recommandable, car ils pratiquaient avecrigueur les lois qu’ils auraient volontiers imposées aux autres àla pointe de l’épée.

Sans doute, il y en eut dans ce grand nombrequelques-uns, pour qui la piété n’était que le masque del’ambition, et d’autres qui pratiquaient en secret ce qu’ilscondamnaient en public, mais il n’est point de cause, si bonnequ’elle soit, qui n’ait des parasites hypocrites de cettesorte.

Ce qui prouve que la grande majorité de cesSaints, ainsi qu’ils se qualifiaient eux-mêmes, étaient des gens devie régulière, craignant Dieu, c’est ce fait qu’après lelicenciement de l’armée républicaine, les vieux soldatss’empressèrent de se remettre au travail dans tout le pays, etqu’ils laissèrent leur empreinte partout où ils allèrent, grâce àleur industrie et à leur valeur.

Il existe en Angleterre plus d’une opulentemaison de commerce, à l’heure actuelle, qui peut faire remonter sonorigine à l’économie et à la probité d’un simple piquier d’Iretonou de Cromwell.

Mais pour mieux nous faire comprendre lecaractère de votre arrière grand-père, je vous conterai un incidentqui montre combien étaient ardentes et sincères les émotionsauxquelles étaient dues les crises violentes que j’ai décrites.

À cette époque, j’avais environ douze ans.

Mes frères, Hosea et Ephraïm, en avaientrespectivement neuf et sept ; la petite Ruth ne devait pas enavoir plus de quatre.

Le hasard avait amené chez nous un prédicateurambulant des Indépendants, et ses enseignements religieux avaientrendu mon père sombre et excitable.

Un soir, je m’étais couché comme d’habitude,et je dormais profondément, côte à côte avec mes deux frères,lorsque nous fûmes réveillés et nous reçûmes l’ordre dedescendre.

Nous nous habillâmes à la hâte.

Nous suivîmes mon père dans la cuisine, où mamère, pâle, effarée, était assise, tenant Ruth sur ses genoux.

– Réunissez-vous autour de moi, mes enfants,dit-il d’une voix profonde et solennelle, afin que nous puissionsparaître tous ensemble devant le Trône. Le Royaume du Seigneur estproche ; oh ! tenez-vous prêts à l’accueillir. Cette nuitmême, mes bien-aimés, vous Le verrez dans sa splendeur,avec les Anges et les Archanges dans leur puissance et leur gloire.À la troisième heure, il viendra, à cette troisième heure quis’approche de nous.

– Cher Joe, dit ma mère, d’un ton câlin, tut’épouvantes toi-même et tu terrifies les enfants hors de propos.S’il est certain que le Fils de l’Homme vient, qu’importe que noussoyons levés ou couchés ?

– Silence, femme, répondit-il d’une voixsévère, n’a-t-il pas dit qu’il viendrait dans la nuit comme unlarron, et que c’est à nous d’être en attente. Joignez-vous donc àmoi en de continuelles prières, pour que nous soyons là en costumede fiançailles. Rendons-lui grâce pour la bonté qu’il nous atémoignée en nous avertissant par la voix de son serviteur. Ô Dieugrand, jette un regard sur ce petit troupeau et conduis-le aubercail. Ne mêle pas le peu de grain au grand amas de paille. Ôpère miséricordieux, vois avec clémence mon épouse, et pardonne-luila faute de l’Érastianisme, vu qu’elle n’est qu’une femme, et peuen état de rompre les chaînes de l’Antéchrist dans lesquelles elleest née. Et ceux-ci, pareillement, mes jeunes enfants, Michée etHosea, et Ephraïm et Ruth, dont les noms mêmes sont ceux de tesfidèles serviteurs d’autrefois. Oh ! place-les cette nuit à tadroite.

C’est ainsi qu’il priait, dans un flot emportéde paroles ardentes ou touchantes, qu’il se tordait prosterné surle sol, en la véhémence de ces supplications, pendant que nous,pauvres mignons tremblants, nous nous serrions contre les jupes denotre mère, et que nous regardions avec épouvante sa figurebouleversée, à la faible lumière de la modeste lampe à huile.

Soudain retentit la sonnerie de l’horlogetoute neuve de l’église, pour nous apprendre que l’heure étaitvenue.

Mon père se releva brusquement, courut à lafenêtre, regarda au dehors, les yeux brillants de l’attente, versles cieux étoilés.

Évoquait-il une vision à son cerveau excité,ou bien le flot des sensations qui l’assaillirent en voyant que sonattente était vaine, était-il trop violent pour lui ?

Il leva ses longs bras, jeta un cri rauque ettomba à la renverse, l’écume aux lèvres, les membres agités par dessecousses.

Durant une heure et plus, ma pauvre mère etmoi, nous fîmes tous nos efforts pour le calmer, pendant que lespetits pleurnichaient dans un coin.

À la fin, il se redressa en chancelant, et dequelques mots brefs entrecoupés, il nous renvoya dans noschambres.

Depuis cette époque, je ne l’ai jamais entendufaire allusion à ce sujet, et il ne nous apprit à aucune époquepour quelle raison il avait cru fermement que le secondadvent devait se produire cette nuit-là.

Mais j’ai été informé depuis que leprédicateur qui logeait chez nous était un de ceux qu’on nommaitalors les hommes de la Cinquième Monarchie, et que cette secteétait particulièrement sujette à répandre des avertissements decette sorte.

Je ne doute pas que des propos tenus par luin’aient fait entrer cette idée dans la tête de mon père et que sonardent naturel n’ait fait le reste.

Tel était donc votre arrière-grand-père, JoeCôte-de-fer.

J’ai jugé à propos de retracer ces traits àvos yeux, conformément au principe selon lequel les actes parlentplus haut que les mots.

J’estime que quand on décrit le caractère d’unhomme, il vaut mieux citer des exemples de ses façons d’agir queparler en termes vagues et généraux.

Si j’avais dit qu’il était farouche en sareligion, qu’il était sujet à d’étranges crises de piété, celangage aurait pu ne faire sur vous qu’une faible impression, maisaprès que vous aurez entendu conter son algarade avec les officiersdans la cour de la tannerie, et l’ordre qu’il nous donna, au milieude la nuit, d’attendre le second advent, vous êtes en étatde juger par vous mêmes jusqu’à quelles extrémités sa croyancepouvait l’entraîner.

D’autre part, il s’entendait parfaitement auxaffaires.

Il se montrait probe et même large dans sesrelations.

Il avait le respect de tous et l’affectiond’un petit nombre, car il était d’un naturel trop concentré pourfaire naître beaucoup d’affection.

Pour nous il était un père plein de sévéritéet de rigueur, et nous punissait rudement de tout ce qu’ildésapprouvait dans notre conduite.

Il avait une provision de proverbes de cegenre : « Rassasiez un enfant, et donnez à satiété à unjeune chien, et ni l’un ni l’autre ne feront un effort » oubien : « Les enfants sont des soucis certains et desconsolations incertaines » et il s’en servait pour modérer lesimpulsions plus indulgentes de ma mère.

Il ne pouvait souffrir de nous voir jouer autric-trac sur l’herbe, ou danser le samedi soir avec les autresenfants.

Quant à ma mère, excellente créature, c’étaitson influence calmante, pacifiante qui retenait mon père dans decertaines bornes et qui adoucissait sa sévère discipline.

Et vraiment il était rare qu’en ses momentsles plus sombres, il ne fût calmé par le contact de cette main sidouce, que son esprit ardent ne fut apaisé par le son de cettevoix.

Elle appartenait à une famille de gens del’Église, et elle tenait à sa religion avec une force tranquille, àl’épreuve de tout ce qu’on pouvait tenter pour l’en détourner.

Je me figure qu’à une certaine époque son mariavait beaucoup raisonné avec elle sur l’Arminianisme, sur le péchéde simonie, mais qu’il avait reconnu l’inutilité de sesexhortations, et laissé-là ces sujets, excepté en de très raresoccasions.

Toutefois bien que fervente pour l’Épiscopat,elle était restée profondément Whig et ne permettait jamais que sonloyalisme envers le trône obscurcît son jugement sur les actes dumonarque qui l’occupait.

Il y a cinquante ans, les femmes étaientbonnes ménagères, et elle se distinguait parmi les meilleures.

Quand on voyait ses manchotes immaculées, sontablier d’une blancheur de neige, on avait peine à croire qu’ellefût une rude travailleuse.

Seules la bonne tenue de la maison, lapropreté des chambres exemptes de toute poussière, démontrait sonactivité.

Elle composait des remèdes, des eaux pour lesyeux, des poudres et compositions, du cordial et du persicot, ou dunoyau de pêche, de l’eau de fleur d’oranger, de l’eau de vie decerise, chaque chose en son temps, et le tout dans laperfection.

Elle s’entendait également en herbes et ensimples.

Les villageois et les travailleurs des champsaimaient mieux la consulter sur leurs indispositions que d’allertrouver le docteur Jackson, de Purbrook, qui ne prenait jamaismoins d’une couronne d’argent pour composer un remède.

Dans tout le pays, il n’y avait pas de femmequi fût l’objet d’un respect, d’une estime mieux mérités, de lapart de ses supérieurs et de ses inférieurs.

Tels étaient mes parents, d’après lessouvenirs de mon enfance.

Quand à moi, je laisserai mon récit expliquerle développement de mon caractère.

Mes frères et ma sœur étaient tous de solidesbambins campagnards, aux figures brunies, sans autre particularitébien marquée qu’un penchant à jouer de mauvais tours, modéré par lacrainte de leur père.

Eux et notre servante Marthe composèrent toutenotre maisonnée pendant ces années de jeunesse première où l’âmeflexible de l’enfant s’affermit pour former le caractère de l’hommefait.

Quelle influence ces choses exercèrent-ellessur moi, c’est ce que je dirai dans une séance future, et si jevous ennuie en vous les rapportant, il vous faudra songer que jeraconte ces choses pour votre profit plutôt que pour votreamusement et qu’il peut vous être utile, dans votre voyage àtravers la vie, de savoir comment un autre y a cherché son cheminavant vous.

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