Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

VII – Du cavalier qui arriva del’ouest.

Mon père se mit sans retard à préparer notreéquipement.

Il en agit avec Saxon, comme avec moi, de lafaçon la plus libérale, car il avait décidé que la fortune de sesvieux jours serait consacrée à la Cause, autant que l’avait été lavigueur de sa jeunesse.

Il fallait agir avec la plus grande prudencedans ces préparatifs, car les Épiscopaux étaient nombreux dans levillage, et dans l’état d’agitation où se trouvait l’esprit public,l’activité, qu’on aurait remarque chez un homme aussi connu, auraittout de suite éveillé l’attention.

Mais le vieux et rusé soldat manœuvra avectant de soin que nous nous trouvâmes bientôt en état de partir uneheure après en avoir reçu l’avis, sans qu’aucun de nos voisins s’endoutât.

Le premier soin de mon père fut d’acheter, parl’intermédiaire d’un agent, deux chevaux convenables au marché deChichester.

Ils furent conduits dans l’écurie d’un fermierwhig, homme de confiance, qui habitait près de Portchester, et quidevait les garder jusqu’à ce qu’on les lui demandât.

L’un de ces chevaux était gris pommelé, etremarquable par sa force et son entrain, haut de dix-sept traversde main et demi, et fort capable de porter mon poids, car, à cetteépoque, mes chers enfants, je n’étais pas surchargé de chair, etmalgré ma taille et ma force, je pesais un peu moins de deux centvingt-quatre livres.

Un juge difficile aurait peut-être trouvé queCovenant, ainsi que je nommai mon étalon, avait un peu de lourdeurdans la tête et l’encolure, mais je reconnus en lui une bête sûre,docile, avec beaucoup de vigueur et de résistance.

Saxon, qui, tout équipé, devait peser au pluscent soixante quatre livres, avait un genêt d’Espagne bai clair,très rapide et très ardent.

Il nomma sa jument Chloé, nom que portait« une pieuse demoiselle de sa connaissance », quoique monpère trouvât je ne sais quoi de profane et de païen dans cenom-là.

Ces chevaux et leur harnachement furent tenusprêts sans que mon père eût à se montrer en quoi que ce fût.

Lorsque ce point important eut été réglé, ilrestait à discuter une autre question, celle de l’armement.

Elle donna lieu à plus d’une grave discussionentre Decimus Saxon et mon père.

Chacun d’eux prenait des arguments dans sapropre expérience, et insistait sur les conséquences très gravesque pouvait avoir pour le porteur la présence ou l’absence de telleou telle tassette ou telle ou telle plaque de cuirasse.

Votre arrière-grand-père tenait beaucoup à mevoir porter la cuirasse que marquaient encore les traces des lancesécossaises de Dunbar, mais lorsque je l’essayai, elle se trouvatrop petite pour moi.

J’avoue que j’en fus surpris, car quand je merappelle l’effroi et le respect que j’éprouvais en contemplant lavaste carrure de mon père, j’avais bien sujet de m’étonner devantcette preuve convaincante que je l’avais dépassé.

Ma mère trouva le moyen d’arranger l’affaireen fendant les courroies latérales et en perçant des trous parlesquels passerait un cordon, et elle fit si bien que je pusajuster cette cuirasse sans être gêné.

Une paire de tassettes ou cuissards, desbrassards pour protéger le bras, et des gantelets furent empruntésà l’attirail de l’ancien soldat du Parlement, ainsi que le lourdsabre droit, et la paire de pistolets d’arçon qui formaientl’armement ordinaire du cavalier.

Mon père m’avait acheté à Portsmouth un casqueà cannelures, avec de bonnes barrettes, bien capitonné de cuirflexible, très léger et néanmoins très solide.

Lorsque je fus complètement équipé, Saxon,ainsi que mon père, reconnurent que j’avais tout ce qu’il fallaitpour faire un soldat bien monté.

Saxon avait acheté une cotte de buffle, uncasque d’acier, une paire de bottes montantes, de sorte qu’avec larapière et les pistolets dont mon père lui fit présent, il étaitprêt à entrer en campagne au premier appel.

Nous espérions ne pas rencontrer de grandesdifficultés à rejoindre les forces de Monmouth quand l’heure seraitvenue.

En ces temps de trouble, les principalesroutes étaient si infestées de bandits de grand chemin et devagabonds que les voyageurs avaient l’habitude de porter des armes,et même des armures pour leur défense.

Il n’y avait donc aucune raison pour que notreaspect extérieur fit naître le soupçon.

Si l’on nous interrogeait, Saxon tenait touteprête une longue histoire, d’après laquelle nous étions en routepour nous rendre auprès d’Henry Somerset, duc de Beaufort, à lamaison duquel nous appartenions.

Il m’expliqua cette invention, en m’enseignantmaints détails que j’aurais à fournir pour la confirmer, maislorsque je lui eus dit que j’aimais mieux être pendu comme rebelleque de dire un mensonge, il me regarda en ouvrant de grands yeux,et hocha la tête d’un air offensé.

– Quelques semaines de campagne, dit-il, meguériraient bientôt de mes scrupules.

Quant à lui, un enfant qui étudie sonsyllabaire n’était pas plus sincère que lui, mais sur le Danube, ilavait appris à mentir et regardait cela comme une partieindispensable de l’éducation du soldat.

– En effet, arguait-il, que sont tous lesstratagèmes, que sont les embuscades, les pièges, s’ils neconsistent pas à mentir sur une vaste échelle ? Qu’est-cequ’un commandant habile, sinon celui qui sait aisément déguiser lavérité ? À la bataille de Senlac, lorsque Guillaume deNormandie ordonna à ses gens de simuler la fuite, afin de rompreles rangs de l’ennemi, ruse fort employée par les Scythesd’autrefois et par les Croates de notre temps, je vous demande sice n’était pas là mettre un mensonge en action ? Et quandAnnibal attacha des torches aux cornes de nombreux troupeaux debœufs et fit ainsi croire aux consuls romains que son armée battaiten retraite, n’était-ce point une supercherie, une infraction à lavérité ?… C’est un sujet qui a été traité à fond par un soldatrenommé dans le traité qui a pour titre : An in bello dolouti liceat ; an apud hostes falsiloquio uti liceat (Cequi veut dire : est-il permis d’user de tromperie à laguerre ? Est-il permis d’employer avec l’ennemi, de parolespropres à le tromper ?) Ainsi donc si, d’après l’exemple deces grands modèles, et en vue d’arriver à nos fins, je déclare quenous allons rejoindre Beaufort, alors que nous nous rendons auprèsde Monmouth, n’est-ce pas conforme aux usages de la guerre, auxcoutumes des grands généraux ?

Je n’essayai point de répondre à cesraisonnements spécieux.

Je me bornai à répéter qu’il pouvaits’autoriser de cet usage, mais qu’il ne devait pas compter sur moipour confirmer ses dires.

D’ailleurs, je promis de ne rien laisseréchapper qui pût lui causer des difficultés et il lui fallut secontenter de cette garantie.

Me voici maintenant, mes patients auditeurs,en état de vous emmener loin de l’humble existence villageoise.

Je n’aurai pas à bavarder sur des gens quiétaient des vieillards au temps de ma jeunesse, et qui maintenantreposent depuis bien des années dans le cimetière deBedhampton.

Vous allez donc partir avec moi, vous verrezl’Angleterre telle qu’elle était en ce temps-là ; vousapprendrez comment nous nous mîmes en route pour la guerre, ettoute les aventures qui nous advinrent.

Et si ce que je vous dit ne ressemble pastoujours à ce que vous aurez lu dans les ouvrages de Mr Coke ou deMr Oldmixon, ou de tout autre auteur qui aura publié des écrits surces événements, rappelez-vous que je parle de choses que j’ai vuesde mes propres yeux, que j’ai concouru à faire l’histoire, ce quiest chose plus noble que de l’écrire.

Donc, ce fut vers la tombée de la nuit, le 12juin 1685, que l’on apprit dans notre région le débarquement opéréla veille par Monmouth à Lyme, petit port de mer sur la limiteentre les comtés de Dorset et de Devon.

Un grand feu allumé comme signal sur lamontagne de Portsdown en fut la première nouvelle.

Puis, vinrent les bruits de ferraille, lesroulements de tambours de Portsmouth, où les troupes furentrassemblées sous les armes.

Des messagers à cheval parcoururent à grandfracas la rue du village, la tête penchée très bas sur le cou deleurs montures, car il fallait porter à Londres la grande nouvelle,afin que le gouverneur de Portsmouth sût ce qu’il avait àfaire.

Nous étions à notre porte contemplant larougeur du couchant, les allées et venues, le flamboiement de laligne des signaux de feu qui s’allongeait dans la direction del’est, lorsqu’un petit homme arriva au galop jusqu’à la porte, etarrêta son cheval essoufflé.

– Joseph Clarke est-il ici ?demanda-t-il.

– C’est moi, dit mon père.

– Ces hommes sont-ils sûrs ? dit-il toutbas en me désignant, ainsi que Saxon, de son fouet.

« … Alors, reprit-il, le rendez-vous estTaunton. Passez-le à tous ceux que vous connaissez. Donnez à boireet à manger à mon cheval, je vous en prie, car je dois me remettreen route.

Mon jeune frère Hosea s’occupa de la bêtefatiguée, pendant que nous faisions entrer le cavalier pour luifaire prendre un rafraîchissement.

C’était un homme nerveux, aux traits anguleux,avec une loupe sur la tempe.

Sa figure et ses vêtements étaient couverts deterre desséchée, et ses membres étaient si raides, que quand il futdescendu de cheval, il pouvait à peine mettre un pied devantl’autre.

– J’ai crevé un cheval, dit-il et celui-ciaura à peine la force de faire vingt milles de plus. Il faut que jesois à Londres ce matin, car nous espérons que Danvers et Wildmanseront en mesure de soulever la Cité. Hier j’ai quitté le camp deMonmouth. Son étendard bleu flotte sur Lyme.

– Quelles forces a-t-il ? demandaanxieusement mon père.

– Il n’a amené que des chefs. Quant auxtroupes, elles devront lui être fournies par vous autres, les gensdu pays. Il a avec lui Lord Grey de Wark, Wade, l’Allemand Buyse,et quatre-vingt ou cent autres. Hélas, deux de ceux qui sontarrivés sont déjà perdus pour nous. C’est mauvais, mauvaisprésage.

– Qu’y a-t-il donc eu de fâcheux ?

– Dare, l’orfèvre de Taunton, a été tué parFletcher, de Saltoun, dans une querelle puérile à propos d’uncheval. Les paysans ont réclamé à grands cris le sang del’Écossais, et il a été forcé de se sauver sur les navires. C’estune triste mésaventure, car c’était un chef habile et un vieuxsoldat.

– Oui, oui, s’écria Saxon avec emportement, ily aura bientôt dans l’ouest d’autres chefs habiles, d’autres vieuxsoldats, pour prendre sa place. Mais s’il connaissait les usages dela guerre, comment se fait-il qu’il se soit engagé dans unequerelle personnelle, en un moment pareil ?

Et tirant de dessous son habit un livre brunmince, il promena son long doigt mince sur la table desmatières.

– Sous-section neuvième, reprit-il,voici : le cas traité : Si dans une guerre publique,l’on peut refuser par amitié particulière un duel auquel on auraété provoqué. Le savant Fleming est d’avis que l’honneur privéd’un homme doit céder la place au bien de la cause. N’est-il pasarrivé, en ce qui me regarde personnellement, que la veille du jouroù fut levé le siège de Vienne, nous, les officiers étrangers,avions été invités dans la tente du général. Or, il arriva qu’unrousseau d’Irlandais, un certain O’Daffy, qui servait depuislongtemps dans le régiment de Pappenheimer, réclama le pas sur moi,en alléguant qu’il était de meilleure naissance. Sur quoi, je luipassai mon gant sur la figure, non pas, remarquez-le, non pas queje fusse en colère, mais pour montrer que je n’étais pas tout àfait de son avis. Ce désaccord l’amena à offrir tout de suite defaire valoir son assertion, mais je lui fis lecture de cettesous-section, et je lui démontrai que l’honneur nous interdisait derégler cette affaire avant que le Turc fût chassé de Vienne. Aussi,après l’attaque…

– Non, monsieur… J’écouterai peut-être lereste de l’histoire un jour ou l’autre, dit le messager qui se levaen chancelant. J’espère trouver un relais à Chichester, et le tempspresse. Travaillez à la cause maintenant, ou soyez éternellementesclaves. Adieu.

Et il se remit péniblement on selle.

Puis, nous entendîmes le bruit des fers quidiminuait peu à peu sur la route de Londres.

– Le moment du départ est venu pour vous,Micah, dit mon père avec solennité… Non, femme, ne pleurez pas.Encouragez plutôt notre garçon par un mot affectueux et une figuregaie. Je n’ai pas besoin de vous dire de combattre comme un homme,sans rien craindre, dans cette querelle. Si le flux des événementsde la guerre se dirige de ce côté-ci, il pourra se faire que vousretrouviez votre vieux père chevauchant près de vous. Maintenantmettons-nous à genoux et implorons la faveur du Tout-Puissant surcette expédition.

Nous nous mimes tous à genoux dans la piècebasse, au plafond formé de grosses solives, pendant que levieillard improvisait une ardente, une énergique prière pour notresuccès.

À ce moment encore, pendant que je vous parle,je revois votre ancêtre, avec sa face aux traits marqués, àl’expression austère, aux sourcils réunis, avec ses mains noueusesjointes dans la ferveur de sa supplication.

Ma mère est agenouillée près de lui, leslarmes coulant une à une sur sa douce et placide figure.

Elle étouffe ses sanglots de peur qu’en lesentendant je ne trouve la séparation plus cruelle.

Les petits sont dans la chambre à coucher d’enhaut, et le bruit de leurs pieds nus arrive jusqu’à nous.

Messire Saxon est vautré sur l’une des chaisesde chêne, où il a posé un genou, tout en se penchant.

Ses longues jambes traînent par derrière, etil cache sa figure dans ses mains.

Tout autour de moi, à la lueur clignotante dela lampe suspendue, j’aperçois les objets qui me sont familiersdepuis mon enfance, le banc près du foyer, les chaises aux dossiershauts, aux appuis raides, le renard empaillé au-dessus de la porte,le tableau de Christian considérant la Terre Promise du haut desMontagnes délectables, tous ces menus objets sans valeur propre,mais dont la réunion constitue cette chose merveilleuse que nousappelons le foyer domestique, cet aimant tout puissant qui attiredu bout de l’univers le voyageur.

Le reverrai-je jamais, même dans mes rêves,moi qui m’éloigne de cette rade si bien abritée pour me plonger aucœur de la tempête ?

La prière terminée, tout le monde se leva, àl’exception de Saxon, qui resta la figure cachée dans ses mains uneou deux minutes avant de se redresser.

J’eus l’audace de penser qu’il s’étaitprofondément assoupi, bien qu’il prétendit que son retard était dûà une prière supplémentaire.

Mon père mit ses mains sur ma tête et invoquasur moi la bénédiction des Cieux.

Puis, il prit à part mon compagnon etj’entendis le tintement de pièces de monnaie, ce qui me fitsupposer qu’il lui donnait quelque viatique pour le voyage.

Ma mère me serra sur son cœur et glissa dansma main un petit carré de papier, en me disant que je devrais lelire quand je serais de loisir, et que je la rendrais heureuse sije me conformais aux instructions qu’il contenait.

Je lui promis de le faire, et alorsm’arrachant de là, je gagnai la rue noire du village, ayant à côtéde moi mon compagnon qui marchait à longues enjambées.

Il était près d’une heure du matin, et depuislongtemps tous les campagnards étaient couchés.

Lorsque je passai devant la Gerbe etdevant la demeure du vieux Salomon, je ne pus m’empêcher de medemander ce qu’ils penseraient de mon accoutrement guerrier, s’ilsétaient levés.

J’avais eu à peine le temps de me faire lamême question devant le cottage de Zacharie Palmer que sa portes’ouvrit et que le charpentier accourut, sa chevelure blancheflottant à la fraîche brise de la nuit.

– Je vous attendais, Micah, s’écria-t-il. J’aiappris que Monmouth avait paru, et je savais que vous ne laisseriezpas passer une nuit avant de partir. Dieu vous bénisse, mon garçon,Dieu vous bénisse ! Fort de bras, doux de cœur, tendre aufaible et farouche contre l’oppresseur, vous avez les prières etl’affection de tous ceux qui vous connaissent !

Je serrai ses mains tendues, et le dernier desobjets de mon village natal qui s’offrit à ma vue, ce fut lasilhouette confuse du charpentier, pendant que d’un geste de samain il m’envoyait ses meilleurs souhaits à travers la nuit.

Nous traversâmes les champs pour nous rendrechez Whittier, le fermier Whig.

Saxon s’y harnacha en guerre.

Nous trouvâmes nos chevaux sellés, tout prêts,car à la première alarme, mon père y avait envoyé un messager pourdire que nous en aurions besoin.

À deux heures du matin, nous longions lacolline de Portsdown, armés, montés, et nous nous mettions en routecette fois pour gagner le camp des Rebelles.

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