Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

XII – De quelques aventures sur lalande.

Dans la matinée, après avoir déjeuné desrestes de notre souper, nous nous occupâmes de nos chevaux et despréparatifs du départ.

Mais, avant de nous laisser monter en selle,notre excellent hôte accourut à nous, portant une armure.

– Venez par ici, dit-il à Ruben. Mon garçon,il n’est pas bon que vous alliez à l’ennemi, la poitrine sansprotection, alors que vos camarades sont couverts d’acier. J’ai icima cuirasse et mon casque, qui vous iront, je crois, car si vousêtes mieux en chair que moi, je suis, d’autre part, d’uneconstruction plus large.

« Ah ! ne l’avais-je pas dit !Quand Silas Thompson, l’armurier de la Cour, vous l’aurait fait surmesure, cela ne vous irait pas mieux.

« Maintenant voyons pour le casque. Ils’ajuste aussi très bien.

« Vous voilà à présent devenu un cavaliercomme Monmouth ou n’importe quel autre chef seraient fiers d’enavoir autour de sa bannière.

Le casque et la cuirasse complète étaient dumeilleur acier de Milan, avec de riches incrustations d’argent etd’or, des dessins rares et curieux en relief de tous côtés.

Il en résultait un effet si sévère, simartial, que la rouge et gaie physionomie de mon ami, vue souscette panoplie, avait je ne sais quoi qui heurtait, je ne sais quoide plaisant.

– Non, non, s’écria le vieux Cavalier, envoyant un sourire sur nos traits, il n’est que juste qu’un aussiprécieux joyau que l’est un cœur honnête soit dans un écrin capablede le protéger.

– Je vous suis vraiment reconnaissant,monsieur, dit Ruben. Je ne sais comment trouver des mots pour vousremercier. Ah ! Sainte Mère ! j’ai grande envie derevenir tout droit à Havant pour leur montrer le solide hommed’armes qui a été élevé parmi les habitants.

– C’est de l’acier qui a fait ses preuves,insista Sir Jacob. Une balle de pistolet rebondirait dessus.

« Et vous, reprit-il, en s’adressant àmoi, voici un petit présent qui vous rappellera notre rencontre.J’ai remarqué que vous jetiez des regards curieux sur mon étagèrede livres. Ce sont les Vies des grands Hommes d’autrefois,par Plutarque, mises en anglais par l’ingénieux Mr Latimer. Portezce volume avec vous et conformez votre vie aux exemples des géantsdont les exploits y sont racontés.

« Je mets dans vos poches d’arçon unpaquet de peu de volume mais d’une grande importance, que je vousprie de remettre à Monmouth le jour où vous arriverez à soncamp.

« Pour vous, monsieur, dit-il en parlantà Decimus Saxon, voici un lingot d’or vierge, dont vous pourrezfaire une épingle ou tout autre ornement. Ayez la consciencetranquille en le portant, car il vous est donné en toute loyauté etn’a point été filouté à votre hôte pendant son sommeil.

Saxon et moi, nous échangeâmes un promptregard de surprise à ce discours, qui nous prouvait que notre hôten’ignorait pas les propos tenus par nous pendant la nuit.

Mais Sir Jacob ne laissa percer aucun indicede colère.

Il se mit en devoir de nous indiquer la routeà suivre et de nous conseiller pour notre voyage.

– Il faut que vous suiviez ce chemin tracé parles moutons jusqu’à ce que vous arriviez à un autre chemin pluslarge qui se dirige vers l’ouest, dit-il. Mais c’est un chemin donton ne fait que peu d’usage, et il y a peu de chance pour que voustombiez sur des ennemis. Le chemin vous fera passer entre lesvillages de Fovant et de Hindon, avant de vous conduire à Mere, quiest à peu de distance de Bruton, sur la limite du comté deSomerset.

Après avoir remercié notre vénérable hôte dela bonté qu’il nous avait témoignée, nous laissâmes aller lesrênes, et il put reprendre l’étrange et solitaire existence où nousl’avions trouvé.

L’emplacement de son cottage avait été sihabilement choisi, que quand nous nous retournâmes pour luiadresser un dernier salut, lui et sa demeure avaient déjà disparu ànos yeux, et que parmi les nombreux tertres, les nombreusescavités, il nous fut impossible de reconnaître l’endroit où étaitla maisonnette dans laquelle nous avions trouvé un abri aussiopportun.

En avant et à côté de nous la plaines’étendait en un tapis de couleur brune jusqu’à l’horizon, sans querien fit saillie à sa surface stérile et couverte d’ajoncs.

Sur tout cet espace, rien ne décelait la vie,à l’exception de rares lapins, qui rentraient à la hâte dans leurstrous au bruit de notre approche, ou de quelques moutons décharnés,affamés, qui trouvaient à peine leur subsistance dans l’herbegrossière et filandreuse que produisait ce sol stérile.

Le sentier était si étroit que nous nepouvions le suivre qu’un à un, mais nous ne tardâmes pas à lequitter entièrement, ne nous en servant que pour nous guider, etgalopant côte à côte à travers la plaine ondulée.

Nous gardions tous le silence.

Ruben contemplait sa nouvelle cuirasse, ainsique je pouvais en juger par les fréquents regards qu’il yjetait.

Saxon, les yeux à demi clos, ruminait quelqueaffaire qui l’intéressait.

Quant à moi, mes pensées se reposaient sur lesinfâmes projets que le coffre d’or avait inspirés au vieux soldat,et sur le surcroît de honte que me causait la certitude que notrehôte avait, je ne sais comment, deviné son intention.

Il ne pouvait résulter rien de bon d’unealliance avec un homme à ce point dépourvu de tous sentimentsd’honneur ou de gratitude.

Je sentis cela si fortement que je rompisenfin le silence, en montrant un sentier qui coupait le notre, ets’en éloignait, et en lui recommandant de le suivre, puisqu’ilavait prouvé qu’il n’était point fait pour la compagnie d’honnêtesgens.

– Par la sainte croix ! dit-il en mettantla main sur la poignée de sa rapière, est-ce que vous avez donnécongé à votre bon sens ? Ce sont là des paroles qu’aucuncavalier d’honneur ne saurait tolérer.

– Elles n’en sont pas moins l’expression de lavérité, répondis-je.

Sa lame sortit aussitôt du fourreau, pendantque sa jument faisait un bond de deux fois sa longueur, sous lebrusque contact des éperons.

– Voici, s’écria-t-il en lui faisant fairedemi-tour, sa figure farouche et maigre toute frémissante decolère, voici un emplacement bien nivelé, qui sera excellent pourrégler l’affaire. Tirez votre aiguille et soutenez vos dires.

– Je ne bougerai pas de l’épaisseur d’uncheveu pour vous attaquer, répondis-je. Pourquoi le ferais-je,alors que je ne vous en veux nullement. Mais si vous fondez surmoi, je vous jetterai sûrement à bas de votre selle, malgré tousvos artifices d’escrimeur.

En parlant ainsi, je tirai mon sabre et me misen garde, car je sentais bien qu’avec un vieux soldat commecelui-là, le premier choc serait rude et brusque.

– Par tous les Saints du ciel, cria Ruben, lepremier des deux qui frappe l’autre, je lui décharge ce pistoletdans la tête. Pas de ces jeux-là, Don Decimo, car par le Seigneur,je fonds sur vous, quand même vous seriez le fils de ma propremère. Rengainez votre épée, car une détente part aisément, et ledoigt me démange.

– Au diable soit le trouble-fête ! grognaSaxon, remettant son épée au fourreau d’un air bourru.

« Non, Clarke, reprit-il, après quelquesmoments de réflexion, ce n’est qu’une plaisanterie d’enfants, quejouent deux camarades pour voir lequel des deux se fâchera pour unebagatelle. Moi qui suis assez âgé pour être votre père, j’aurais dûme maîtriser assez pour ne pas dégainer contre vous, car la langued’un jeune homme part sur une impulsion, et sans réfléchir. Ditesseulement que vous en avez dit plus que vous ne pensiez.

– Ma façon de le dire a pu être trop claire ettrop rude, répondis-je, car je vis qu’il ne demandait qu’un peud’onguent pour l’endroit où mes brèves paroles l’avaientblessé ; mais nos caractères différent du votre, et cettedifférence doit disparaître, autrement vous ne sauriez être pournous un camarade sûr.

– Très bien, Maître la Morale, il va falloirque je désapprenne quelques-uns des tours de mon métier. Corbleu,mon homme, si vous faites le difficile sur mon compte, qu’est-ceque vous penseriez de certaines gens que j’ai connus ? Iln’est que temps que nous commencions la guerre, car nos bonneslames ne veulent pas se tenir tranquilles dans leurs fourreaux.

La lame tranchante, la fidèle lame de Tolède,

S’était rouillé faute de combats,

Et s’était rongée elle-même, n’ayant

Personne à tailler, à dépecer.

« Vous ne sauriez exprimer une idée quele vieux Samuel ne l’ait eue avant vous.

– Nous allons certainement arriver bientôt aubout de cette terrible plaine, s’écria Ruben. La platitude insipidesuffit pour mettre aux prises les meilleurs amis. Nous pourrionsnous trouver dans les déserts de Libye aussi bien que dans leWiltshire, qui appartient à Sa Très Disgracieuse Majesté.

– Voici de la fumée là-bas, sur le flanc decette hauteur, dit Saxon, en montrant le sud.

– M’est avis que j’aperçois une rangée demaisons en ligne droite, remarquai-je en abritant mes yeux avec mamain. Mais c’est loin, et l’éclat du soleil m’empêche de biendistinguer.

– Ce doit être le hameau de Hindon, dit Ruben.Oh ! comme on a chaud sous cet habit d’acier !

« Je me demande si ce serait conforme auxus militaires de le défaire et de le pendre au cou de Didon. Sansquoi je vais y être rôti tout vif comme un crabe dans sa carapace.Qu’en dites-vous, homme illustre ? Est-ce contraire à l’un deces Trente-neuf articles de guerre que vous portez dans votrecœur ?

– Porter le poids du harnachement, jeunehomme, répondit gravement Saxon, c’est un des exercices de laguerre, et dès lors c’est une qualité à laquelle on n’atteint qu’enpratiquant l’épreuve à laquelle vous êtes soumis en ce moment. Vousavez bien des choses à apprendre, et l’une d’elles, c’est de nepoint mettre si vite que cela un pétrinal à la tête des gens quandvous êtes à cheval. La secousse brusque, que produit votre cheval,aurait suffi pour faire abattre la détente, en une seconde, ce quiaurait privé Monmouth d’un vieux et expérimenté soldat.

– Votre remarque aurait une grande importance,répondit mon ami, si je ne me rappelais pas maintenant que j’aioublié de recharger mon pistolet, depuis que je l’ai déchargé hiersoir sur cette énorme bête jaune.

Decimus Saxon hocha la tête d’un airdécouragé :

– Je me demande, remarqua-t-il, si nous feronsjamais de vous un soldat. Vous tombez de cheval dès que l’animalchange d’allure. Vous faites preuve d’une légèreté qui n’est guèreen harmonie avec le sérieux du vrai soldado. Vous menacezde votre pétrinal quand il n’est pas chargé, et pour finir, voussollicitez la permission d’attacher au cou de votre cheval votrearmure, une armure que le Cid lui-même pourrait être fier deporter. Cependant vous avez du cœur, de l’activité, je crois. Sanscela vous ne seriez pas ici.

– Gracias, Senior, ditRuben, en faisant un salut qui faillit le désarçonner, cettedernière remarque fait passer tout le reste. Autrement j’aurais étéforcé de croiser le fer avec vous, pour maintenir mon renom desoldat.

– À propos de cet incident de la nuit, ditSaxon, à propos du coffre, qui selon moi, était plein d’or et quej’étais disposé à saisir comme légitime butin, je suis maintenanttout prêt à reconnaître que j’ai laissé voir trop de hâte, trop deprécipitation, car le vieillard nous avait accueillisloyalement.

– N’en parlez plus, répondis-je, si vousvoulez seulement vous tenir désormais en garde contre de tellesimpulsions.

– Elles ne m’appartiennent point en propre,répondit-il. Elles viennent de Will Spotterbridge, qui était unhomme sans réputation.

– Et comment se trouve-t-il mêlé àl’affaire ? demandai-je avec curiosité.

– Eh bien, voici comment : mon pèreépousa la fille dudit Will Spotterbridge, et il affaiblit ainsi lavaleur d’une bonne vieille famille par l’introduction d’un sangmalsain. Will était un diable d’enfer de Fleet-Steet, au temps deJacques, une lumière remarquable de l’Alsace, séjour des bravacheset des chercheurs de querelles. Son sang a été transmis parl’intermédiaire de sa fille à nous dix, bien que j’aie la joie depouvoir dire qu’étant le dixième, il avait perdu à cette époque unebonne partie de sa virulence, et il n’en reste guère plus qu’unedose convenable de fierté et un désir louable de réussir.

– Mais en quoi a-t-il affecté la race ?demandai-je.

– Le voici, répondit-il. Les Saxons d’au tempsjadis étaient une génération de gens à figure pleine, contente,occupés à leurs bureaux pendant six jours et à leurs Bibles leseptième. Si mon père buvait un verre de petite bière de plus qu’àl’ordinaire, ou si par suite d’une provocation, il lui arrivait delâcher l’un de ses jurons favoris comme : « Oh !noiraud ! » ou bien : « cœurvivant ! » il s’en tourmentait comme si c’étaient lessept péchés capitaux. Est-il vraisemblable, conforme au coursnaturel des choses qu’un homme de cette sorte ait engendré dixgarçons allongés, efflanqués, dont neuf auraient pu être cousins aupremier degré de Lucifer et frères de lait de Belzébuth !

– C’était bien pénible pour lui, remarquaRuben.

– Pour lui ? Oh non, tous les ennuisfurent pour nous ! Si les yeux ouverts, il jugea à proposd’épouser la fille d’un diable incarné comme Will Spotterbridge,parce que ce jour-là elle était poudrée et peinte à son goût, quelsujet eut-il de se plaindre ? C’est nous qui avons dans lesveines du sang de ce bravo de taverne, greffé sur notrebonne, notre honnête nature, c’est nous qui avons le plus de raisonde protester.

– Sur ma foi, d’après le même enchaînement deraisons, dit Ruben, un de mes ancêtres a dû épouser une femme quiavait la gorge terriblement sèche, car mon père et moi nous sommesaffligés de la même maladie.

– Vous avez sûrement hérité d’une langue bienpendue, grogna Saxon. D’après ce que je vous ai dit, vous voyez quetoute notre vie est un conflit entre notre vertu naturelle deSaxon, et les impulsions impies dues à la tache des Spotterbridge.Celle dont vous avez eu sujet de vous plaindre, la nuit dernière,n’est qu’un exemple du mal auquel je suis sujet.

– Et vos frères et sœurs, demandai-je, queleffet a produit en eux cette circonstance ?

La route était triste et longue, en sorte quele bavardage du vieux soldat était une diversion des plusopportunes à l’ennui du voyage.

– Ils ont tous succombé, dit Saxon, engémissant. Hélas ! hélas ! quelle pieuse troupe ilsauraient fait, s’ils avaient employé leurs talents à de meilleursusages.

« Prima fut notre aînée. Elle vécut bienjusqu’à ce qu’elle fût devenue femme.

« Secundus fut un vaillant marin, et ilavait son vaisseau à lui qu’il n’était encore qu’un jeune homme.Toutefois on fit la remarque qu’il partit en voyage sur unschooner, et qu’il revînt sur un brick, ce qui donna lieu à desrecherches. Il peut se faire, comme il le dit, qu’il l’aitrencontré allant à la dérive dans la Mer du Nord, et qu’il aitabandonné son vaisseau pour sa trouvaille, mais on le pendit avantqu’il eut pu le prouver.

« Tertia se sauva avec un meneur debestiaux du Nord, et depuis ce temps-là elle court encore.

« Quartus et Nonus se sont livréslongtemps à leur métier d’arracher les noirs à leurs pays deténèbres et d’idolâtrie pour les transporter comme cargaison dansles plantations, où ils peuvent apprendre les beautés de lareligion chrétienne. Toutefois ce sont des hommes d’un caractèreemporté, au langage profane, qui n’éprouvent aucune affectionenvers leur jeune frère.

« Quintus était un jeune garçon quipromettait beaucoup, mais il trouva un baril de rhum qui avait étéjeté par-dessus bord dans un naufrage, et il mourut peu après.

« Septus aurait pu bien tourner, car ilétait devenu clerc chez John Tranter, attorney, mais il était d’unenature entreprenante et transporta au Pays-Bas tout ce qu’il yavait dans l’étude, papiers, argent, et le reste ; ce qui necausa pas de minces ennuis à son patron, qui n’a jamais pu ravoirni les uns ni les autres depuis ce jour jusqu’à présent.

« Septimus mourut jeune.

« Quant à Octavus, le sang de WillSpotterbridge se fit jour de bonne heure chez lui, et il fut tuédans une rixe à propos d’un coup de dés, que ses ennemisprétendirent avoir été pipés de façon à faire sortir invariablementle six.

« Que cet émouvant récit vous served’avertissement : si vous êtes assez sots pour vous imposer lacharge d’une femme, faites en sorte qu’elle ne soit affligéed’aucun vice, car une jolie figure est une bien faible compensationpour un esprit mauvais.

Ruben et moi nous ne pûmes nous empêcher derire en entendant cette confession de famille, que notre camaradedébita sans laisser voir la moindre confusion, le moindreembarras.

– Vous avez payé cher le manque dediscernement de votre père, remarquais-je. Mais que peut donc êtrecet objet que voici, à notre gauche ?

– C’est une potence, à en juger parl’apparence, dit Saxon en examinant la haute charpente qui sedressait sur un petit tertre. Rapprochons-nous, car c’est à peu dedistance de notre route. Ce sont des objets rares en Angleterre, etje vous réponds sur ma foi, que quand Turenne était dans lePalatinat, on voyait plus de potences que de bornes sur les routes.Aussi, pour ne rien dire des espions, des traîtres qu’engendrait laguerre, les coquins de Chevaliers Noirs et de Lansquenets, desvagabonds bohémiens, et par ci par là d’un homme du pays qu’onsupprimait pour l’empêcher de mal faire, jamais les corbeaux ne sevirent à pareille fête.

Lorsque nous fûmes près de ce gibet solitairenous aperçûmes comme un paquet de guenilles desséchées où il étaità peine possible de reconnaître des restes humains, et qui sebalançait au centre.

Ce misérable débris d’humanité était attaché àla barre transversale par une chaîne de fer, et oscillait d’unmouvement monotone en avant et en arrière, au souffle de la brisematinale.

Nous avions arrêté nos chevaux, et nousregardions en silence cette enseigne de la mort, quand l’objet quinous avait semblé être un paquet de guenilles jeté au pied de lapotence, remua soudain et se tourna vers nous montrant la figureravagée d’une vieille femme, si profondément empreinte de passionsmauvaises, si méchante dans son expression, qu’elle nous inspiraplus d’horreur encore que l’objet impur qui se balançait au-dessusde sa tête.

– Gott in Himmel ! s’écriaSaxon, c’est toujours ainsi. Une potence attire les sorcières aussifort qu’un aimant attire les aiguilles. Toute la sorcellerie dupays veut s’installer autour, comme des chats autour d’une jatte delait. Méfiez-vous d’elle, car elle a le mauvais œil.

– Pauvre créature, c’est plutôt le mauvaisestomac qu’elle a, dit Ruben en poussant son cheval vers la femme.Qui a jamais vu un pareil sac à os. Je parie qu’elle est en trainde mourir, faute d’une croûte de pain.

La créature gémit et tendit deux griffesdécharnées pour saisir la pièce d’argent que mon ami lui avaitjetée.

Ses yeux noirs à l’expression farouche, sonnez en forme de bec, les os desséchés sur lesquels la peau jaune etparcheminée était fortement tirée, lui donnaient l’air d’un espritqui inspire la crainte.

On eût dit un impur oiseau de proie, un de cesvampires dont parlent les conteurs.

– À quoi bon de l’argent dans ce désert ?remarquai-je. Elle ne peut pas se nourrir d’une pièce d’argent.

Elle se hâta de nouer la pièce de monnaie dansun coin de ses haillons comme si elle craignait que je vinsse lalui prendre par force.

– Cela servira à acheter du pain,croassa-t-elle.

– Mais qui vous en vendra, bonne femme ?demandai-je.

– On en vend à Fovant, et on en vend à Hindon,répondit-elle. Je reste ici pendant le jour, mais je voyage pendantla nuit.

– Je garantis qu’elle voyage en effet, et surun manche à balai, dit Saxon, mais dites-nous, la mère, qui est cependu, au-dessus de vous ?

– C’est celui qui a fait périr mon dernier-né,dit la vieille, en jetant un regard méchant à la momie qui pendaitlà-haut, et lui tendant son poing fermé, où il ne restait guèreplus de chair que sur l’autre. C’est celui qui a fait périr monbrave petit garçon. Il le rencontra sur la vaste lande, et luiarracha sa jeune vie, quand aucune main secourable n’était là pourarrêter le coup. C’est ici qu’a été versé le sang de mongarçon.

« C’est ainsi que sous cet arrosage apoussé cette belle potence, avec le fruit mûr qu’elle porte. Etici, qu’il pleuve, qu’il fasse du soleil, moi, sa mère, je resteraitant que deux os tiendront encore ensemble, de l’homme qui a faitpérir le chéri de mon cœur.

Et en parlant ainsi, elle se serra dans seshaillons, puis appuyant son menton sur ses mains, elle leva lesyeux pour contempler avec un redoublement de haine les hideuxdébris.

– Partons, Ruben, criai-je, car cette vueétait bien de nature à inspirer l’horreur de son semblable, c’estune goule, non une femme.

– Pouah ! dit Saxon, voilà qui vous faitmonter à la bouche une saveur de cadavre ! Qui veut partir àfond de train sur les Dunes ? Au diable le souci et lacharogne !

Sir John enfourcha son brave coursier brun,

Pour une chevauchée à Monmouth, ah !

Un bon justaucorps de buffle sur le dos,

Un sabre au côté. Ah !

Ha ! Ha ! jeune homme, nous les rebelles,saurons,

Abattre l’orgueil du roi Jacques. Ah !

En avant, mes gaillards, à toute bride, et du sang àl’éperon !

Nous donnâmes de l’éperon à nos chevaux pournous éloigner au galop de ce lieu maudit aussi vite que nos bravesbêtes pouvaient nous porter.

L’air avait pour nous tous une saveur pluspure, la bruyère un parfum plus doux, grâce au contraste avec lesdeux êtres horribles que nous avions laissés derrière nous.

Que le monde serait charmant, mes enfants,sans l’homme et ses pratiques.

Lorsque nous nous arrêtâmes enfin, nous avionsmis trois ou quatre milles entre la potence et nous.

Juste en face de nous, sur une pente douce,s’élevait un charmant petit village, avec son église au toit rougesurgissant du milieu d’un bouquet d’arbres.

Pour nos yeux, après le monotone tapis de laplaine, c’était un spectacle réjouissant que ce vaste déploiementde feuillée verte, et ces agréables jardins qui entouraient de touscôtés le hameau.

Pendant toute la matinée, nous n’avions vud’autres êtres humains que la vieille sorcière de la lande etquelques coupeurs de tourbe dans le lointain.

Puis, nos ceintures commençaient à devenirtrop larges, et nous n’avions qu’un faible souvenir de notredéjeuner.

– Cela, dis-je, ce doit être le village deMere, que nous devions dépasser avant d’arriver à Bruton. Nousfranchirons bientôt la limite du comté de Somerset.

– J’espère que nous arriverons bientôt enprésence d’un beefsteak, gémit Ruben. Je suis à demi mort de faim.Un aussi joli village doit avoir une hôtellerie passable, bien quedans mes voyages je n’en aie rencontré aucune qui soutienne lacomparaison avec la vieille Gerbe de Blé.

– Il n’y a pour nous en ce moment-ci niauberge ni dîner, dit Saxon. Regardez là-bas vers le Nord etdites-moi ce que vous voyez.

À l’extrême horizon s’apercevait une longuefile de points brillants, scintillants, qui lançaient des rayonsrapides comme un collier de diamants.

Toutes ces taches brillantes étaient animéesd’un mouvement rapide, et cependant elles conservaient leursdistances respectives.

– Qu’est-ce donc ? fîmes-nous d’une seulevoix.

– Cavalerie en marche, dit Saxon. Il sepourrait que ce soient nos amis de Salisbury, qui auront fait unelongue journée de marche, ou bien, comme je suis porté à le croire,c’est un autre corps de la cavalerie royale. Ils sont très loin, etce que nous voyons n’est que le reflet du soleil sur leurscasques ; et cependant, si je ne me trompe, c’est vers cevillage même qu’ils se dirigent. Il serait fort prudent de n’ypoint entrer, de peur que les paysans ne les mettent sur nostraces. Il faut le doubler et pousser jusqu’à Bruton, où nousaurons du temps de reste pour potage et souper.

– Hélas ! Hélas ! notre dîner !s’écria Ruben d’un ton piteux. J’ai tellement diminué que mon corpss’agite en dedans de cette carapace d’armure, comme un pois dans sagousse. N’importe, mes amis. En avant pour la foiprotestante !

– Encore un bon coup de collier, pour arriverà Bruton, et nous pourrons nous reposer tranquillement. C’est unmauvais dîner que celui où on peut nous servir un dragon commedessert après le rôti. Nos chevaux sont encore frais, et nousarriverons en une heure au plus.

L’on se remit donc en route, en se tenant àdistance du danger et de Mere, ce village ou Charles II se cachaaprès la bataille de Worcester.

Au sortir de là, la route était encombrée depaysans, qui abandonnaient le comté de Somerset, et de carrioles defermiers, qui transportaient des charges de vivres dans l’ouest etqui étaient disposés à recevoir quelques guinées des troupesroyales comme des rebelles.

Nous en interrogeâmes un grand nombre pouravoir des nouvelles de la guerre, mais bien que nous fussions alorsdans le voisinage du pays qui était troublé, nous ne pûmes riensavoir de précis sur la situation, sinon que, de l’avis de tous, lesoulèvement gagnait du terrain.

La contrée que nous parcourions étaitbelle : formée de collines basses, ondulantes, bien cultivéeet arrosée par de nombreux petits cours d’eau.

Nous franchîmes la rivière de Brue sur un bonpont de pierre et nous arrivâmes enfin à la petite villecampagnarde qui était le but de notre course.

Elle s’étend au milieu d’une vaste étendue deprairies, de vergers, et de pacages fertiles.

De la hauteur qui domine la ville, notre vuese promena sur la plaine que nous avions laissée derrière nous,sans apercevoir trace de soldats.

Nous apprîmes aussi d’une vieille femme del’endroit qu’une troupe des Yeomen du Comté de Wilts avait bienpassé par là, le jour précédent, mais qu’il n’y avait pas desoldats établis dans le pays.

Ainsi rassurés, nous fîmes hardiment notreentrée à cheval dans la ville, et nous eûmes bientôt trouvé lechemin de la principale hôtellerie.

J’ai un vague souvenir d’une vieille églisesituée sur une hauteur, et d’une bizarre croix de pierre dans laplace du Marché, mais assurément de tous les souvenirs que j’aiemportés de Bruton, aucun ne m’est plus agréable que celui de lafigure épanouie de la maîtresse de l’hôtellerie, et des platsfumants qu’elle nous servit sans perdre de temps.

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