Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

III – Sur deux amis de ma jeunesse.

Je crains, mes enfants, que vous ne trouviezle prologue trop long pour la pièce ; mais il faut poser lesfondations, avant d’élever l’édifice, et un récit de cette sorteserait bien piteux, bien stérile, si vous ne saviez rien des gensqui y figurent.

Ainsi donc, patientez, pendant que je vousparlerai de mes vieux amis de jeunesse, dont quelques-uns seretrouveront dans mon histoire, dont les autres restèrent auvillage natal, en exerçant toutefois sur mon caractère, dès cetteépoque, une influence dont les traces pourraient encore seretrouver.

Au premier rang parmi les meilleurs de ceuxque j’ai connus, était Zacharie Palmer, le charpentier du village,dont le corps vieilli et déformé par le travail cachait l’âme laplus simple et la plus pure qui fût.

Mais sa simplicité n’était pas le moins dumonde le résultat de l’ignorance, car il y avait peu de systèmesqu’il n’eût étudiés et pesés, depuis les leçons de Platon jusqu’àcelles de Hobbes.

À l’époque de mon enfance, les livres étaientbien plus rares que de nos jours, les charpentiers étaient moinsbien payés, mais le vieux Palmer n’avait ni femme ni enfant.

Il dépensait peu pour sa nourriture ou sonentretien.

Ce fut ainsi qu’il arriva à avoir surl’étagère, au-dessus de son lit, une collection de livres pluschoisis – car ils étaient peu nombreux – que ceux du squire ou ducuré.

Et ces livres, il les avait lus si bien qu’ilétait non seulement en état de les comprendre, mais encore de lesexpliquer aux autres.

Ce vénérable philosophe villageois à la barbeblanche, s’asseyait souvent par les soirs d’été devant la porte desa chaumière, et n’était jamais plus content que quand quelquesjeunes gens désertaient le jeu de boules ou des anneaux pour venirs’asseoir sur l’herbe, à ses pieds, et lui faire des questions surles grands hommes d’autrefois, leurs paroles et leurs actions.

Mais parmi les jeunes gens, moi et RubenLockarby, le fils de l’aubergiste, nous étions ceux qu’ilpréférait, car nous étions les premiers à venir écouter les proposdu vieillard et les derniers à le quitter.

Jamais père n’eut pour ses enfants plusd’affection qu’il ne nous en témoignait.

Il n’épargnait aucune peine pour pénétrerjusqu’à nos intelligences primitives et porter la lumière dans cequi nous embarrassait ou nous troublait.

Ainsi que tous les êtres qui grandissent, nousdonnâmes de la tête contre le problème de l’univers.

Nous avions épié, guetté de nos regardsd’enfants dans ces abîmes infinis où les yeux les plus clairvoyantsde la race humaine n’avaient pas vu de fond.

Et pourtant quand nous regardions ce qui nousentourait dans le monde de notre village, devant l’amertume etl’aigreur dont étaient pénétrées toutes les sectes, nous nepouvions manquer de nous dire qu’un arbre qui portait de telsfruits devait avoir quelque tare.

C’était une des pensées que nous n’énoncionspoint à nos parents, mais que nous soumettions au vieuxZacharie.

Il avait à dire sur ce point bien des chosespour nous encourager et nous réconforter.

– Les querelles, ces chamailleries, disait-il,ne sont que superficielles. Elles ont une source dans l’infinievariété de l’esprit humain, toujours enclin à modifier une doctrinepour l’adapter à ses habitudes de pensée. Ce qui importe, c’est lenoyau poli qui se trouve au fond de toute croyance chrétienne. Sivous pouviez revivre parmi les Romains ou les Grecs, avant l’époqueoù fut prêchée, cette nouvelle doctrine, vous reconnaîtriez alorsle changement qu’elle a accompli dans le monde. Qu’on donne tel outel sens à un texte, cela ne signifie rien. Ce qui est d’uneimportance capitale, c’est que tout homme ait une bonne, une solideraison pour mener une vie simple et pure. C’est là ce que nous adonné la foi chrétienne.

« Je ne voudrais pas vous voir vertueuxpar crainte, dit-il une autre fois. L’expérience d’une longue viem’a cependant appris que le péché est toujours puni en ce monde,quoi qu’il puisse en être dans l’autre monde. Il n’est pas de fautequ’on ne paie de sa santé, de son confortable, de sa tranquillitéd’esprit. Il en est des nations comme des individus. Voyez commeles luxurieux Babyloniens furent détruits par les Perses aux mœursfrugales, et comme les mêmes Perses succombèrent sous l’épée desGrecs, lorsqu’ils eurent appris les vices de la prospérité. Lisezencore, et remarquez que les Grecs sensuels furent écrasés sous lespieds des Romains plus robustes, plus durs à la peine, et enfin queles Romains, après avoir perdu leurs vertus viriles, furent soumispar les nations du Nord. Le vice et la ruine vont toujours decompagnie. C’est ainsi que la Providence les emploie tour à tourpour châtier par l’un les folies de l’autre. Ces choses-làn’arrivent point par hasard. Elles font partie d’un grand systèmequi agit jusqu’en notre propre existence. Plus vous avancerez dansla vie et mieux vous verrez que le péché et la souffrance ne sontjamais loin l’un de l’autre, et qu’on dehors de la vertu, il nepeut y avoir de véritable prospérité.

Un maître bien différent de celui-là, le loupde mer, Salomon Sprent, qui habitait l’avant-dernier cottage sur lagauche, dans la grande rue du village !

Il appartenait à la génération des vieuxmarins, qui avait combattu sous le pavillon à croix rouge, contreFrançais, Espagnols, Hollandais, Maures, jusqu’au jour où un bouletlui avait emporté un pied et avait mis fin pour toujours à sesexploits.

Il était maigre de corps, dur, brun, aussileste, aussi vif qu’un chat.

Il avait le corps court, des bras extrêmementlongs, dont chacun était terminé par une grande main toujours àmoitié fermée, comme si elle serrait un câble.

Il était couvert de la tête aux pieds, desplus merveilleux tatouages, tracés en couleurs bleue, rouge etverte.

Elle commençait par la création, sur son couet se terminait par l’Ascension, sur sa cheville gauche.

Jamais je n’ai vu pareille œuvre d’artambulante.

Il disait souvent que s’il avait été noyé, etque son corps eût été rejeté à la côte, dans quelque pays sauvage,les indigènes auraient pu apprendre tout le Saint Évangile, rienqu’en étudiant sa carcasse.

Et pourtant je suis désolé d’avoir à dire quetoute la religion du marin semblait bornée à sa peau, en sortequ’il ne lui en restait guère pour l’usage interne.

Elle avait fait éruption à la surface, commela fièvre pourprée, mais sans laisser de trace dans le reste de sonorganisation.

Il savait jurer en huit langues et vingt-troisdialectes, et il ne laissait pas rouiller, faute d’exercice, sesgrandes facultés.

Il jurait quand il était triste, ou quand ilétait content, quand il était en colère ou en dispositionaffectueuse, mais ses jurons n’étaient qu’une forme de langage,sans méchanceté ni amertume, au point que mon père lui-même nepouvait se montrer bien sévère envers ce pécheur.

Mais avec le temps, le vieillard s’assagit, etdans les dernières années de sa vie, il revint aux simplescroyances de son enfance.

Il apprit à combattre le diable avec la mêmefermeté, le même courage dont il avait fait preuve contre lesennemis de son pays.

Le vieux Salomon était une source inépuisabled’amusement et d’intérêt pour mon ami Lockarby et pour moi.

Aux grands jours, il nous invitait à dînercher lui et nous régalait d’un hachis, d’un salmigondis, ou dequelque plat étranger, du pilau, une ollapodrida, du poisson grillé comme on le fait aux Açores, car ils’entendait merveilleusement à la cuisine et savait préparer lesplats favoris de toutes les nations.

Et pendant tout le temps que nous passions ensa compagnie, il nous contait les histoires les plusextraordinaires au sujet du Prince Rupert, sous lequel il avaitservi, comment il lançait de la poupe l’ordre à son escadre defaire volte-face ou de charger, suivant la circonstance, comme s’ilcommandait encore son régiment de cavalerie.

Il avait aussi bien des histoires au sujet deBlake. Mais le nom de Blake lui-même n’était pas aussi cher à nosmarins de jadis que celui de Sir Christophe Mings.

Salomon avait été quelque temps son maîtred’équipage, et en savait, à n’en plus finir, sur les vaillantsexploits par lesquels il s’était distingué depuis le jour où ilétait entré dans la marine comme mousse du poste, jusqu’à celui oùil tomba sur le pont de son navire avec le grade d’amiral desRouges, et fut porté en terre par son équipage en pleurs dans lecimetière de Chatham.

– S’il est bien vrai qu’il y a là-haut une merde jaspe, disait le vieux marin, je parie que sir Christophe aurasoin d’y faire respecter comme il faut le pavillon anglais, et queles étrangers ne viendront pas nous narguer. J’ai servi sous sesordres dans ce monde, et je ne demande rien de plus que d’être sonmaître d’équipage dans l’autre, si par hasard l’emploi se trouvaitvacant.

Ces réminiscences aboutissaient toujours à lapréparation d’un nouveau bol de punch, que l’on vidaitsolennellement en mémoire du défunt.

Si animés que fussent les récits de SalomonSprent à propos de ses anciens chefs, ils ne nous faisaient pasautant d’effet que quand, après son second ou son troisième verre,s’ouvraient les écluses de ses souvenirs.

Alors c’étaient de longues histoires sur lespays qu’il avait visités, sur les peuples qu’il avait vus.

Appuyés aux dossiers de nos chaises, le mentondans notre main, nous, les adolescents, nous restions là pendantdes heures, les yeux fixés sur le vieil aventurier, buvant sesparoles, pendant que, flatté de l’intérêt qu’il excitait, il tiraitde sa pipe de lentes bouffées, et déroulait un à un les récits deschoses qu’il avait vues ou faites.

En ce temps-là, mes chers enfants, il n’yavait pas un Defoe pour nous raconter les merveilles de l’univers,pas de Spectateur à notre portée sur la table du déjeuner,pas de Gulliver pour contenter notre amour des aventuresen nous parlant d’aventures qui n’avaient point eu lieu.

Il se passait plus d’un mois sans qu’uneFeuille de Nouvelles tombât entre nos mains.

Les relations fortuites avaient donc uneimportance plus grande qu’elles n’en ont de nos jours, et laconversation d’un homme, tel que le vieux Salomon, était à elleseule une bibliothèque.

Pour nous, tout cela était réel.

Sa voix enrouée, ses mots mal choisis, étaientcomme la voix d’un ange, et nos esprits alertes ajoutaient lesdétails et comblaient les lacunes des récits.

En une soirée, nous avons fait franchir à uncorsaire de Sallee les Colonnes d’Hercule, nous avons louvoyé lelong des côtes du continent africain, nous avons vu les grandesvagues de la mer espagnole se briser sur les sables jaunes, nousavons dépassé les nègres marchands d’ivoire avec leurs cargaisonshumaines, nous avons tenu tête aux terribles ouragans qui soufflentconstamment autour du Cap de Bonne-Espérance ; et pour finir,nous avons fait voile sur le vaste Océan qui s’étend au-delà parmiles îles de corail couvertes de palmiers, avec la certitude que lesroyaumes du Prêtre Jean commencent quelque part de l’autre côté dela brume dorée qui s’entrevoit à l’horizon.

Après un vol de cette étendue, lorsque nousrevenions à notre village du Hampshire, parmi les monotonesréalités de la vie champêtre, nous nous sentions comme des oiseauxsauvages que l’oiseleur a pris au piège et enfermés brusquementdans d’étroites cages.

C’était alors que me revenaient à la penséeles paroles de mon père : « Un jour vous sentirez que vosailes ont poussé » et cela me jetait dans des dispositions siinquiètes, que tous les sages propos de Zacharie Palmer étaientimpuissants à me calmer.

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