Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

XI – Le solitaire à la caisse pleined’or.

La forte lumière jaune qui nous avait attirésà travers la lande, filtrait par une seule fente étroite de laporte, qui remplissait en même temps d’une façon primitive le rôlede fenêtre.

À notre approche, la lumière prit soudain unecouleur rouge, puis tourna au vert, en répandant sur nos figuresune teinte fantastique, et faisant surtout ressortir la nuancecadavéreuse des traits durs de Saxon.

En même temps nous sentîmes une odeur trèssubtile, très désagréable, qui empoisonnait l’air tout autour ducottage.

Cette réunion de singularités, dans un lieuaussi désert, agit sur les idées superstitieuses du vieux guerrieravec tant de force qu’il s’arrêta pour nous jeter un regardinterrogateur.

Mais Ruben et moi, nous étions pareillementrésolus à aller jusqu’au bout de l’aventure.

Il se borna donc à rester un peu en arrière denous et à marmotter pour son compte un exorcisme approprié à lacirconstance.

Je m’avançai vers la porte, où je frappai avecle pommeau de mon épée, en annonçant que nous épions des voyageursfatigués et que nous cherchions un abri pour la nuit.

Le premier résultat de mon appel fut un bruitanalogue à celui qu’on ferait en allant et venant avecprécipitation, en remuant des objets métalliques, en tournant desclefs dans des serrures.

À ce bruit succéda le silence, et j’allaisfrapper de nouveau, lorsque, de l’autre côté de la porte, une voixfêlée nous accueillit :

– Il y a peu de chose pour vous abriter,gentilshommes, et moins encore de provisions, disait-elle. Vousn’êtes qu’à six milles d’Amesbury et vous y trouverez à l’enseignedes Armes de Cecil tout ce qu’il faut pour gens etbêtes.

– Non pas, mon invisible ami, dit Saxon quiretrouva tout son aplomb en entendant une voix humaine, voilàsûrement un accueil rebutant. Un de nos chevaux est entièrementfourbu, et aucun n’est en bien bonne condition, en sorte qu’il nousserait aussi impossible de nous rendre à Amesbury Aux Armes deCecil que d’aller à l’Homme Vert à Lubeck. Je vous enprie donc, permettez-nous de passer le reste de la nuit sous votretoit.

Cet appel fut suivi de nombreux grincements deserrures fermées, de verrous tirés, et quand ce fut fini, la portes’ouvrit lentement et laissa apercevoir la personne qui nous avaitrépondu.

Grâce à la forte lumière qui brillait derrièrelui, nous vîmes un homme d’aspect vénérable, aux cheveux blancscomme neige, aux traits qui indiquaient un caractère pensif maisardent.

Le front haut, intelligent, la longue barbeflottante, tout cela sentait le philosophe, mais l’éclat des yeux,le nez aquilin à courbure très forte, le corps svelte et droit quele poids des années n’avait pu faire fléchir, faisaient deviner unsoldat.

Son port fier, son costume riche, quoiquesévère, de velours noir, contrastaient singulièrement avec l’humbleaspect du logis qu’il avait choisi pour sa demeure :

– Oh ! dit-il, en nous jetant un regardpénétrant, deux d’entre vous sont novices à la guerre, et l’autreest un vieux soldat. Vous avez été poursuivis, à ce que jevois.

– Mais comment le savez-vous ? demandaSaxon.

– Ah ! mon ami, moi aussi j’ai servi enmon temps. Mes yeux ne sont point si vieux qu’ils ne puissentreconnaître que des chevaux ont été éperonnés à outrance, et iln’est pas malaisé de voir que l’épée de ce jeune géant a étéemployée à une besogne moins innocente qu’à griller du lard. Votreassertion peut donc s’admettre. Un véritable soldat commencetoujours par s’occuper de son cheval. Je vous prie donc de mettreles vôtres à l’entrave au dehors, car je n’ai ni valet d’écurie nidomestiques à qui les confier.

La maison inconnue, où nous entrâmes aussitôt,avait été agrandie aux dépens de la pente de la hauteur contrelaquelle elle avait été construite, en sorte qu’elle formait unesalle très longue et très étroite.

Les extrémités de cette grande pièce, aumoment de notre entrée, étaient plongées dans l’ombre, mais aucentre flambait avec une vive lumière un brasier plein de charbon,au-dessus duquel était suspendue une marmite de cuivre.

À côté du feu, une longue table de bois étaitcouverte de flacons de verre au goulot recourbé, de bassins, detubes, d’autres instruments dont je ne connaissais ni le nom nil’usage.

Une longue rangée de bouteilles contenant desliquides et des poudres de diverses couleurs était disposée sur uneétagère.

Une autre étagère supportait une assez bellecollection de volumes bruns.

Il y avait, en outre, une seconde table d’untravail grossier, deux commodes, trois ou quatre tabourets de bois,plusieurs grandes feuilles épinglées aux murs et entièrementcouvertes de chiffres, de figures symboliques, auxquelles je necompris rien.

L’odeur désagréable qui nous avait accueillisau dehors, était encore plus infecte à l’intérieur et paraissaitproduite par les vapeurs du liquide en ébullition que contenait lamarmite de cuivre.

– Vous voyez en moi, dit notre hôte, ens’inclinant poliment devant nous, le dernier descendant d’uneancienne famille. Je suis Sir Jacob Clancing, de Snellaby-Hall.

– Ce serait plutôt de Snelle a pueHall, à mon avis, murmura Ruben, dont la boutade,heureusement, ne fut point entendue du vieux chevalier.

– Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-il,ôtez vos cuirasses, vos casques et vos bottes.

« Regardez ce logis comme votre aubergeet mettez-vous à l’aise. Vous voudrez bien m’excuser un instant sije cesse de m’occuper de vous pour surveiller l’opération que j’aicommencée ce qui ne comporte pas de retard.

Saxon se mit aussitôt à défaire ses boucles,ôter les pièces de son équipement, pendant que Ruben, se laissanttomber sur une chaise semblait trop las pour faire mieux que dedétacher son ceinturon. Quant à moi, j’étais content de pouvoir medébarrasser de mon armement, mais je ne cessai pas un instantd’observer les actes de notre hôte, dont les manières courtoises etle langage distingué avaient éveillé ma curiosité et monadmiration.

Il s’approcha de la marmite à l’odeurdésagréable et en remua le contenu, avec une expression dephysionomie qui indiquait la plus vive anxiété.

Il était évident qu’il avait poussé lacourtoisie envers nous jusqu’au point de manquer peut-être uneexpérience importante.

Il plongea une cuiller dans le liquide, enramena une certaine quantité et la reversa dans le vase, ce quipermit de voir un fluide jaune et trouble.

L’aspect lui en parut évidemment rassurant,car l’air d’anxiété disparut de ses traits et il poussa uneexclamation de soulagement.

Puis, prenant sur une assiette, à côté de lui,une pincée de poudre blanchâtre, il la jeta dans la marmite, dontle contenu se mit aussitôt à bouillir, et à projeter de l’écume surle feu, ce qui donnait à la flamme l’étrange teinte verte que nousavions remarquée avant d’entrer.

Ce traitement eut pour résultat de rendre leliquide clair, car le chimiste put verser dans une bouteille unecertaine quantité de liquide aussi transparent que l’eau, pendantqu’au fond du vase se formait un dépôt brun qui fut versé sur unefeuille de papier.

Cela fait, Sir Jacob Clancing rangea de côtétous les flacons et se tourna vers nous, l’air souriant etsatisfait.

– Nous allons voir ce que peut fournir monpauvre garde-manger, dit-il, mais cette odeur peut-être gênantepour votre odorat qui n’y est point accoutumé ; nous allons lachasser.

Il jeta sur le feu quelques grains d’unerésine balsamique, qui remplit toute la pièce du parfum le plusagréable.

Puis, il étendit sur la table une nappeblanche, prit dans un placard un plat de truite froide et un grandpâté de viande, qu’il mit devant nous, après nous avoir invités àrapprocher nos sièges et à nous mettre à la besogne.

– Je ne demanderais pas mieux que de vousoffrir quelque chose de plus appétissant, dit-il. Si nous étions àSnellaby-Hall, vous ne seriez pas accueillis de cette façonmisérable, je vous le promets. Mais enfin cela peut rendre serviceà des gens qui ont faim, et je suis encore en mesure de mettre lamain sur une paire de bouteilles de vieil Alicante.

En disant ces mots, il tira d’un enfoncementdeux bouteilles.

Il nous invita à nous servir, à remplir nosverres, et s’assit sur une chaise de chêne à haut dossier, pourprésider à notre festin avec la courtoisie de l’ancien temps.

Pendant le souper, je lui contai nos aventuresde la nuit, sans rien dire de notre destination.

– Vous êtes en route pour le camp de Monmouth,dit-il tranquillement, en me regardant bien en face de ses yeuxnoirs et pénétrants, quand j’eus fini. Je le sais, mais vous n’avezpoint à craindre que je vous trahisse, lors même que ce serait enmon pouvoir. À votre avis, quelle chance a le Duc en présence destroupes royales ?

– Autant de chances qu’un coq de basse-courcontre un coq de combat armé d’éperons, s’il ne devait compter quesur ceux qu’il a autour de lui, répondit Saxon. Toutefois il a desraisons de croire que toute l’Angleterre est comme une poudrière,et il espère être l’étincelle qui y mettra le feu.

Le vieillard hocha la tête avec tristesse.

– Le Roi, remarqua-t-il, a de grandesressources. Où Monmouth prendra-t-il des soldats exercés ?

– Il y a la milice, suggérai-je.

– Et il reste encore un bon nombre des vieuxtroupiers parlementaires, qui ne sont pas tellement âgés qu’ils nepuissent frapper un coup pour leur croyance, dit Saxon. Qu’on mettedans un camp seulement une demi-douzaine de ces prédicants avecleur chapeau à large bord, leur parler nasillard, et toute la tribudes Presbytériens fourmillera autour d’eux comme les mouches autourd’un pot de miel. Jamais sergents recruteurs ne rassembleront unearmée comparable à celle des prédicants du vieux Noll dans lescomtés de l’Est, où la promesse d’une place à côté du Trône del’Agneau avait plus de prix qu’une gratification de dix livres. Jene demanderais pas mieux que de payer mes dettes avec des promessescomme celles-là.

– À en juger par votre langage, monsieur,remarqua notre hôte, vous n’êtes pas du nombre des sectaires. Dèslors comment se fait-il que vous jetiez le poids de votre épée etde votre expérience dans le plateau le plus faible ?

– Pour cette raison même, qu’il est le plusfaible, dit le soldat de fortune. Je serais volontiers parti avecmon frère pour la Côte de Guinée, et je ne me serais mêlé àl’affaire que pour porter des lettres, ou pour d’autres bagatelles.Puisqu’il me faut faire quelque chose, je prends le parti decombattre pour le Protestantisme et pour Monmouth. Il m’estparfaitement indifférent de voir sur le trône Jacques Stuart ouJacques Walters, mais la Cour et l’armée du roi, ce sont des chosesdéjà toutes faites. Eh bien, puisque Monmouth en est encore àchercher courtisans et soldats, il pourrait bien arriver qu’il soitenchanté de mes services et qu’il les récompense par des avantageset des honneurs.

– Votre logique est irréprochable, dit notrehôte, sauf sur un point : c’est que vous avez laissé de côtéle très grand risque que court votre tête, dans le cas où le partidu duc succomberait sous la disproportion des forces.

– On ne joue pas un coup de dés sans mettre unenjeu.

– Et vous, jeune monsieur, demanda levieillard, qu’est-ce qui vous a engagé dans cette partie si pleinede dangers ?

– Je suis fils d’un des Têtes-Rondes,répondis-je, et les gens de ma famille ont toujours combattu pourla liberté du peuple et l’abaissement de la tyrannie. Je viensprendre la place de mon père.

– Et vous, monsieur ? reprit lequestionneur, en regardant Ruben.

– Je pars pour voir un peu le monde et pouraccompagner mon ami et camarade ici présent, répondit-il.

– Et moi j’ai des raisons plus puissantesqu’aucun de vous, s’écria Sir Jacob, pour partir en guerre contretout homme qui porte le nom de Stuart. Si je n’avais pas unemission qui ne comporte aucune négligence, je serais peut-êtretenté de faire route avec vous pour l’Est et de faire poser sur mescheveux gris la rude compression d’un casque d’acier.

« Où est-il maintenant le noble châteaude Snellaby ? où sont ces bosquets, ces forêts dans lesquellesont grandi, ont vécu, et sont morts les Clancing, depuis l’époqueoù Guillaume de Normandie mit le pied sur le sol anglais.

« Un trafiquant, un homme qui a amasséune fortune méprisable, grâce à la sueur d’ouvriers à demi-mort defaim, est maintenant possesseur de ce beau domaine.

« Si moi, le dernier des Clancing, je m’ymontrais, on aurait le droit de me livrer à l’huissier du villagecomme un vagabond, ou de m’en chasser à coup de fouets tressés avecles cordes d’arbalète d’insolents piqueurs.

– Et comment est arrivé un aussi brusquechangement de fortune ? demandai-je.

– Remplissez vos verres, s’écria le vieillarden joignant l’action à la parole. Je bois à votre santé, je bois àla perte de tous les princes sans foi.

« Comment cela arriva-t-il,demandiez-vous ? Eh bien ! Lorsque Charles Iervit fondre sur lui les premières agitations, je le soutins commes’il avait été mon propre frère. À Edgehill, à Naseby, dans vingtescarmouches ou combats, je me battis vaillamment pour sa cause,j’entretins à mes frais une troupe de cavalerie, levée parmi mesjardiniers, palefreniers et domestiques.

« Puis, la caisse de l’armée commençait àse vider ; il fallait de l’argent pour prolonger la lutte.

« Ma vaisselle et mes chandeliersd’argent furent jetés au creuset. Ils y entrèrent à l’état de métalet en sortirent sous forme de soldats et de piquiers.

« Nous durâmes ainsi quelques mois,jusqu’au jour où l’escarcelle se vida ; et, par nos effortscommuns, nous la remplîmes de nouveau. Cette fois, ce fut la fermedu domaine et le bois de chênes qui partirent.

« Puis advint Marston Morr. Il fallutrecourir au dernier penny, au dernier homme, pour réparer ce granddésastre.

« Je ne faiblis pas.

« Je donnai tout.

« Ce fabricant de savon, homme prudent àla face rubiconde et joufflue, s’était tenu en dehors des querellesciviles, et depuis longtemps, il jetait ses regards avides sur lechâteau.

« C’était son ambition, à ce misérablever, d’être un gentleman, comme s’il suffisait pour cela d’un toiten pignon et d’une maison qui s’émiette.

« Mais je le laissai satisfaire soncaprice, et l’argent que je reçus je le jetai jusqu’à la dernièreguinée, dans les coffres du roi.

« Et je tins bon ainsi jusqu’à lacatastrophe finale, celle du Worcester, où je couvris la retraitedu jeune prince, et je puis dire à bon droit qu’en dehors de l’Îlede Man, je fus le dernier Royaliste qui défendit l’autorité de laCouronne.

« La république mit ma tête à prix, meregardant comme un ennemi dangereux.

« Je fus donc forcé de m’embarquer sur unnavire marchand à Harwich et j’arrivai aux Pays-Bas sans autre bienque mon épée et quelques pièces d’argent dans ma poche.

– Un cavalier peut fort bien se tirerd’affaire avec cela, fit remarquer Saxon. Il y a en Allemagne desguerres incessantes où un homme peut vendre ses services, quand lesAllemands du Nord ne sont pas en armes contre les Suédois ou lesFrançais, les Allemands du Sud sont sûrs d’avoir sur les bras lesJanissaires.

– En effet, je portai les armes quelque tempsau service des Provinces-Unies, ce qui me mit plus d’une fois faceà face avec mes vieux ennemis les Têtes-Rondes.

« Olivier avait prêté aux Français labrigade de Reynolds, et Louis fut enchanté d’avoir à son servicedes troupes aussi éprouvées. Par Dieu, je me trouvai sur lacontrescarpe à Dunkerque, et il m’arriva d’applaudir à l’attaquealors que mon devoir aurait été d’encourager la défense.

« Mon cœur s’enfla d’orgueil quand je visces gaillards, tenaces comme des bouledogues, grimper sur la brècheleurs piques traînant derrière eux, chantant leurs psaumes d’unevoix qui ne tremblait pas, bien que les balles partissent autourd’eux aussi denses que les abeilles au moment de l’essaimage.

« Et quand ils en furent au corps à corpsavec les Flamands, je vous réponds qu’ils poussèrent un cri où il yavait tant de joie soldatesque que mon orgueil de retrouver depareils Anglais l’emporta sur ma haine contre des ennemis.

« Mais ma carrière militaire ne fut pasde longue durée, car la paix fut bientôt conclue.

« Alors je me remis à l’étude de lachimie pour laquelle j’avais une grande passion, d’abord sousVorhaager de Leyde, puis avec De Huy, de Strasbourg, mais je crainsbien que ces grands noms ne soient lettre morte pour vous.

– Vraiment, dit Saxon, on dirait que cettechimie exerce une attraction bien puissante, car nous avonsrencontré à Salisbury deux officiers de la garde bleue, qui avaientaussi un faible de ce genre, bien que ce fussent de solidesgaillards, de vrais soldats pour tout le reste.

– Ha ! s’écria Sir Jacob, avec intérêt, àquelle école appartenaient-ils ?

– Oh ! je n’entends rien à ces choses-là,répondit Saxon, je sais seulement que selon eux Gervinus, deNuremberg, celui que j’ai gardé en prison, ou n’importe quel autrehomme, était capable de transformer les métaux.

– Pour Gervinus, je ne saurais en répondre,dit notre hôte, mais pour ce qui est de la possibilité de la chose,je puis engager ma parole de chevalier. Nous reparlerons decela.

« Vint enfin l’époque où Charles II futinvité à reprendre possession du trône, et nous tous, depuisJeffrey Hudson, le nain de la cour, jusqu’à Mylord Clarendon, nousfûmes transporté de joie à la pensée que nous recouvrerions ce quinous appartenait.

« Je laissai dormir ma créance quelquetemps, m’imaginant que le Roi se montrerait magnanime en aidant unpauvre Cavalier qui s’était ruiné pour sa famille, sans attendreque celui-ci l’en sollicitât.

« J’attendis, j’attendis ! Je nereçus pas un mot.

« Un jour donc, je me rendis au lever, etje fus présenté en bonne et due forme :

« – Ah ! dit-il, avec cettecordialité qu’il savait si bien feindre, si je ne me trompe, vousêtes Sir Jaspar Killigrew ?

« – Non, Sire, répondis-je, je suis SirJacob Clancing, jadis de Snellaby-Hall, dans le comté deStafford.

« Ensuite je rappelai à son souvenir labataille de Worcester, et plusieurs autres événements qui nousétaient arrivés en commun.

« – Oh ! parbleu, s’écria-t-il,comme je suis oublieux ! Et comment va-t-on àSnollaby ?

« Je lui expliquai alors que le Manoirn’était plus ma propriété.

« Je lui dis en quelques mots à quellesituation j’étais réduit.

« Sa figure s’obscurcît aussitôt, et ilme témoigna une froideur glaciale.

« – Tout le monde se jette sur moi pouravoir de l’argent et des places, dit-il, et la vérité est que lesCommunes se montrent si chiches que je n’ai guère de quoi êtregénéreux pour les autres. Toutefois, Sir Jacob, nous verrons cequ’on peut faire pour vous.

« Et sur ces mots il me renvoya.

« Ce même soir, le secrétaire de MylordClarendon vint me trouver, et m’apprit qu’en considération de monlong dévouement et des pertes que j’avais subies, le Roi me faisaitla grâce de me donner le titre de Chevalier de la Loterie.

– Je vous prie, monsieur, dites-nous ce quec’est qu’un Chevalier de la Loterie, demandais-je.

– C’est le tenancier d’une maison de jeu, niplus ni moins. Voilà comment il me récompensait.

« Je recevais l’autorisation de tenir untapis-franc sur la Place de Covent-Garden et d’y attirer les jeunesétourneaux de la ville pour les tondre au jeu de l’hombre.

« Pour rétablir ma fortune, il me fallaitruiner autrui.

« Mon honneur, ma famille, ma réputation,tout cela ne pesait aucun poids, du moment que j’avais le moyen desoutirer leurs guinées à quelques imbéciles.

– J’ai entendu dire que certains chevaliers dela Loterie ont fait de bonnes affaires, dit Saxon, d’un airréfléchi.

– Bonnes ou mauvaises, ce n’était point unemploi convenable pour moi, j’allai trouver le Roi et je lesuppliai de donner à sa générosité une autre forme.

« Il me répondit seulement que je faisaisbien le difficile pour un homme aussi pauvre que je l’étais.

« Je tournai autour de la Cour pendantdes semaines.

« Moi et d’autres cavaliers, nous avonsvu le Roi et son frère gaspiller au jeu et en courtisanes dessommes qui nous auraient rendu nos patrimoines.

« J’ai vu Charles risquer sur une seulecarte une somme qui aurait contenté le plus exigeant de nous.

« Je faisais tout mon possible pour metenir dans les Parcs de Saint-James, dans la galerie de White-hall,espérant qu’on ferait quelque chose pour moi.

« À la fin, je reçus de lui un secondmessage.

« Il m’y était dit que si je ne pouvaism’habiller plus à la mode, il me dispensait de mon assiduité.

« Voilà ce qu’il faisait dire au vieuxsoldat usé qui avait sacrifié santé, fortune, position, tout auservice de son père et au sien.

– Quelle honte ! criâmes-nous d’une seulevoix.

– Pouvez-vous dès lors vous étonnez que j’aiemaudit toute la race des Stuart, cette race menteuse, débauchée, etcruelle ? Quant au Manoir, je pourrais le racheter demain, sicela me plaisait, mais pourquoi le ferais-je, puisque je n’ai pasd’héritier.

– Ho ! vous avez donc réussi ? ditDecimus Saxon, avec un de ses coups d’œil de côté si pleins demalice. Vous avez peut-être trouvé vous même le moyen de convertiren or marmites et casseroles, d’après ce que vous avez dit. Maisc’est impossible, car je vois dans cette pièce-ci qu’il resteencore du cuivre et du fer à changer en or.

– L’or a son emploi, le fer a son usage, ditSir Jacob, d’un ton d’oracle. L’un ne peut prendre la place del’autre.

– Pourtant, remarquai-je, ces officiers nousont affirmés que c’était là uniquement une superstition duvulgaire.

– Alors ces officiers ont prouvé que leursconnaissances étaient moins étendues que leurs préjugés. AlexanderSetonius, un Écossais, a été le premier à le faire, parmi lesmodernes. En 1602 au mois de mars, il a changé en or une barre deplomb dans la main d’un certain Hansen, à Rotterdam, et celui-ci ena témoigné.

« Il ne s’est pas borné à recommencercette opération devant les savants envoyés par l’EmpereurRodolphe ; il l’a encore enseignée à Johann Wolfgang Dreisheimde Fribourg, et à Gustenhofer, de Strasbourg, qui l’a lui-mêmeenseignée à mon illustre maître le…

– Qui vous l’a enseignée à son tour, s’écriaSaxon d’un ton de triomphe. Je n’ai pas une provision de métal surmoi, cher monsieur, mais voici mon casque, ma cuirasse, mesbrassards, mes cuissards, puis mon épée, mes éperons, les bouclesde mon harnachement.

« Je vous en prie, employez votre arttrès excellent, très louable sur ces objets, et je vous promets devous apporter sous peu de jours une quantité de métal plus digne devotre habileté.

– Non, non, dit l’alchimiste en souriant ethochant la tête, cela peut être fait, sans doute, mais aveclenteur, peu à peu, par petits morceaux à la fois, avec beaucoup dedépenses et de patience.

« Ce serait une longue et pénible tâchepour un homme que de chercher à s’enrichir ainsi, mais je ne nieraipas que la chose ne se puisse faire à la fin.

« Et maintenant, comme les bouteillessont vides, et que votre jeune camarade s’assoupit sur sa chaise,il est peut-être préférable pour vous d’employer au sommeil lereste de la nuit.

Il prit dans un coin plusieurs couvertures ettapis, et les étendit sur le sol.

– C’est un lit de soldat, remarqua-t-il, maisvous serez peut-être plus mal couchés encore, d’ici au jour où vousaurez mis Monmouth sur le trône d’Angleterre. Quant à moi, j’ail’habitude de dormir dans une chambre intérieure pratiquée làhaut.

Après avoir ajouté quelques mots relatifs auxprécautions à prendre pour être à notre aise, il se retira enemportant la lampe, et passa par une porte qui se trouvait au boutde la pièce, et qui avait échappé à notre observation.

Ruben, qui n’avait pas eu un instant de reposdepuis son départ de Havant, s’était déjà étendu sur lescouvertures, et dormait profondément, avec une selle commeoreiller.

Quant à Saxon et à moi, nous restâmes assisquelques minutes encore, à la lumière du brasier qui brûlait.

– On pourrait faire pire que de s’adonner à cemétier de chimiste, fit remarquer mon compagnon, en secouant lescendres de sa pipe. Voyez-vous là, dans le coin, ce coffre renforcéde ferrures ?

– Eh bien ?

– Il est rempli jusqu’aux deux tiers de l’orqu’a fabriqué le digne gentleman.

– Comment le savez-vous ? demandais-jed’un ton incrédule.

– Quand vous avez frappé au panneau de laporte avec le pommeau de votre épée, comme si vous vouliez l’yfaire entrer, vous avez sans doute entendu des allées et venuesrapides, puis le bruit d’une ferrure.

« Eh bien, grâce à ma haute taille, j’aipu jeter un regard à travers cette fente du mur, et j’ai vu notreami jeter dans ce coffre quelque chose de sonore, avant de lefermer.

« Je n’ai pu qu’entrevoir le contenu,mais je peux jurer que cette couleur jaune foncé ne vient pas d’unautre métal que de l’or. Voyons si elle est bien fermée à clef.

Il se leva, se dirigea vers le coffre, et tiraavec force sur le couvercle.

– Arrêtez, Saxon, arrêtez, criai-je aveccolère, que dirait notre hôte, s’il nous surprenait.

– Bon, il ne devrait pas garder des chosespareilles sous son toit. Avec un ciseau ou un poignard, on pourraitpeut-être forcer le couvercle.

– Par le ciel, dis-je à demi-voix, si vousl’essayez, je vous couche sur le dos.

– C’est bon, c’est bon, jeune Anak, ce n’étaitqu’une fantaisie, pour jeter encore un coup d’œil sur le trésor.Maintenant, si c’était un partisan dévoué du Roi, ce serait là unebelle prise de guerre. N’avez-vous pas remarqué qu’il prétendaitavoir été le dernier Royaliste qui ait tiré l’épée en Angleterre etqu’il a reconnu que sa tête avait été mise à prix commerebelle ? Votre père, tout pieux qu’il est, n’éprouveraitguère de componction à dépouiller un pareil Amalécite. En outre, nel’oubliez pas, il n’est pas plus embarrassé pour faire de l’or, quevotre bonne mère ne le serait pour faire des beignets auxframboises.

– En voilà assez, répondis-je d’un ton âpre,inutile de discuter ! Couchez-vous, ou j’appelle notre hôte etje lui apprends à quel personnage il a donné l’hospitalité.

Saxon, après avoir poussé maints grognements,prit enfin le parti d’étendre ses longs membres sur une natte,pendant que je me reposais à côté de lui.

Je restai éveillé jusqu’au moment où la doucelumière du matin se montra à travers les fentes des solives malcouvertes du toit.

À vrai dire, je n’osais m’endormir, de peurque les habitudes pillardes du soldat de fortune ne prissent ledessus et qu’il ne nous déshonorât aux yeux de notre hôte siprévenant.

À la fin, cependant, sa respiration à tempsprolongés me prouva qu’il s’était endormi et je pus goûter quelquesheures d’un repos bien gagné.

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