Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

II – Je suis envoyé à l’école. Je laquitte.

D’après les influences domestiques que j’aidécrites, on n’aura pas de peine à croire que mon jeune esprit sepréoccupait beaucoup des choses de la religion, d’autant plus quemon père et ma mère avaient à ce sujet des vues différentes.

Le vieux soldat puritain était convaincu quela Bible seule contenait tout ce qui est nécessaire pour le salut,et que s’il est avantageux que les hommes doués de sagesse oud’éloquence développent les Écritures à leurs frères, il n’est pasdu tout nécessaire, il est même plutôt nuisible qu’il existe uncorps organisé de ministres ou d’évêques, prétendant à desprérogatives spéciales, ou s’arrogeant le rôle de médiateurs entrela créature et le créateur.

Il professait le plus amer mépris à l’égarddes opulents dignitaires de l’Église, qui se rendaient en carrosseà leurs cathédrales pour y prêcher les doctrines de leur Maître,alors que celui-ci usait ses sandales à parcourir pédestrement lescampagnes.

Il n’était pas plus indulgent envers cesmembres pauvres du clergé qui fermaient les yeux sur les vices deleurs protecteurs, afin de s’assurer une place à la table deceux-ci, et qui restaient tout une soirée à entendre des proposscandaleux plutôt que de dire adieu aux tartes, au fromage et auflacon de vin.

L’idée que de tels hommes représentassent lareligion faisait horreur à son esprit, et il n’accordait pas mêmeson adhésion à cette forme de gouvernement ecclésiastique chère auxPresbytériens, et dans laquelle une assemblée générale desministres dirige les affaires de leur Église.

Selon son opinion, tous les hommes étaientégaux aux yeux du Tout-Puissant, et aucun d’eux n’avait le droit deréclamer une place plus élevée que son voisin dans les questions dereligion.

Le Livre avait été écrit pour tous.

Tous étaient également capables de le lire,pourvu que leur esprit fût éclairé par le Saint-Esprit.

D’un autre côté, ma mère soutenait quel’essence même de toute Église était la possession d’unehiérarchie, avec une échelle graduée d’autorités en elle-même, leRoi au sommet, les archevêques au-dessous de lui, et ayant autoritésur les Évêques, et ainsi de suite on passant par les ministrespour aboutir aux simples ouailles.

Telle était d’après elle, l’Église dès sapremière institution, et aucune religion dépourvue de cescaractères ne saurait prétendre qu’elle est la vraie. À ses yeux lerituel avait une importance égale à celle de la morale.

S’il était permis au premier commerçant, aupremier fermier venu, d’inventer des prières, de modifier leservice au gré de sa fantaisie, il serait impossible de conserverla doctrine chrétienne dans sa pureté.

Elle admettait que la Religion est fondée surla Bible, mais la Bible est un livre qui renferme bien del’obscurité, et à moins que cette obscurité ne soit dissipée par unserviteur de Dieu élu et consacré selon les règles, par un hommequi descend en droite ligne des disciples, toute la sagesse humaineest insuffisante pour l’interpréter droitement.

Ma mère occupait cette position.

Ni discussions ni prières n’étaient capablesde l’en déloger.

La seule question de croyance sur laquelle mesdeux parents étaient d’accord et avaient la même ardeur, c’étaitleur commune aversion et leur défiance à l’égard des cérémonies duculte de l’Église Romaine, et sur ce point la femme, disciplefidèle de l’Église, n’était pas moins décidée que le fanatiqueIndépendant.

En ces temps de tolérance, il peut vousparaître étrange que les adhérents de cette vénérable croyanceaient été en butte à tant de malveillance de la part de plusieursgénérations successives d’Anglais.

Nous reconnaissons aujourd’hui qu’il n’y a pasde citoyens plus utiles ou plus loyaux que nos frères catholiques,et Mr Alexandre Pope, ou tout autre Papiste d’importance n’est pastenu en plus mince estime à raison de sa religion que ne le futWilliam Penn pour son quakerisme, sous le règne de Jacques.

Nous avons grand-peine à croire que desgentilshommes, comme Lord Stafford, des ecclésiastiques commel’archevêque Plunkett, des membres des Communes comme Langhorne etPickering aient été traînés à la mort sur le témoignage des gensles plus vils, sans qu’une voix se soit élevée en leur faveur, ou àcomprendre comment on a pu regarder comme un acte de patriotisme,pour un Anglais, de porter sous son manteau un fouet garni deplomb, pour menacer ses paisibles voisins, qui n’étaient pas de sonopinion en matière de doctrine.

Ce fut une longue folie qui heureusement adisparu de nos jours, ou qui du moins se manifeste plus rarement etsous une forme plus bénigne.

Si sot que cela parût, cela s’expliquait pardes raisons de quelque poids.

Vous avez sans doute lu qu’un siècle avant manaissance le grand royaume d’Espagne se développa et prospéra.

Ses navires couvraient toutes les mers.

Ses troupes remportaient la victoire partoutoù-elles se montraient.

Cette nation était à la tête de l’Europe dansles lettres, dans l’érudition, dans tous les arts de la guerre etde la paix.

Vous avez aussi entendu parler desdispositions hostiles qui existaient entre cette grande nation etnous-mêmes, et conter comment nos coureurs d’aventures harassaientses possessions d’au-delà de l’Atlantique, et comment elle exerçaitdes représailles en faisant brûler par sa diabolique Inquisitiontous ceux de nos marins qu’elle pouvait prendre, en menaçant noscôtes tant de Cadix que de ses provinces des Pays-Bas.

La querelle s’échauffa tellement que lesautres nations se tinrent à l’écart, ainsi que j’ai vu les gensfaire de la place pour les tireurs d’épée à Hockley-dans-le-Trou,si bien que le géant espagnol et la robuste petite Angleterre setrouvèrent face à face pour vider leur querelle.

Pendant tout ce temps, ce fut en champion duPape et en vengeur des injures de l’Église Romaine que se posa leroi Philippe.

Il est vrai que Lord Howard et bien d’autresgentilshommes de l’ancienne religion se battirent bravement contreles Castillans, mais il était impossible au peuple d’oublier que laRéforme avait été le drapeau sous lequel il avait triomphé, et quele Pape avait donné sa bénédiction à nos ennemis.

Puis, ce fut la tentative cruelle et insenséeque fit Marie pour imposer une croyance qui n’avait plus nossympathies, et aussitôt après elle, une autre grande Puissancecatholique du continent menaça nos libertés.

La force croissante de la France provoqua enAngleterre une hostilité proportionnelle au Papisme, hostilité quiatteignit son plus haut degré, lorsque vers l’époque de mon récit,Louis XIV nous menaça d’une invasion, et cela au moment même ou laRévocation de l’Édit de Nantes mettait en lumière son espritd’intolérance à l’égard de la doctrine qui nous était chère.

L’étroit Protestantisme de l’Angleterre étaitmoins un sentiment religieux qu’une réponse patriotique à labigoterie agressive de ses ennemis.

Nos compatriotes catholiques étaientimpopulaires, non pas tant parce qu’ils croyaient à laTranssubstantiation qu’à raison de ce qu’ils étaient injustementsoupçonnés de pactiser avec l’Empereur ou avec le Roi deFrance.

Maintenant que nos victoires ont faitdisparaître toute crainte d’une attaque, nous avons heureusementrenoncé à cette âpre haine religieuse sans laquelle les mensongesd’Oates et de Dangerfield auraient été vains.

Au temps de ma jeunesse, des causesparticulières avaient enflammé cette hostilité et l’avaient rendued’autant plus âcre qu’il s’y mêlait un grain d’effroi.

Aussi longtemps que les catholiques furent àl’état d’obscure faction, on put les négliger mais vers la fin durègne de Charles II, lorsqu’il parut absolument certain qu’unedynastie catholique allait monter sur le trône, que le catholicismeserait la religion de la Cour et l’échelle pour monter auxdignités, on sentit que le jour approchait où il tirerait vengeancede ceux qui l’avaient foulé aux pieds dans le temps où il étaitsans défense.

L’Église d’Angleterre qui a besoin du Roicomme l’arc de sa clef ; la noblesse dont les domaines et lescoffres s’étaient enrichis du pillage des abbayes ; lapopulace chez qui les notions au sujet du papisme étaient associéesà celles d’instruments de torture, du martyrologe de Fox, ne futpas moins troublées.

Et l’avenir n’avait rien de rassurant pournotre cause.

Charles était un protestant des plus tièdes,et même, au lit de mort, il prouva qu’il n’était pas protestant dutout.

Il n’y avait plus aucune probabilité pourqu’il eût une descendance légitime.

Le duc d’York, son frère cadet, était doncl’héritier du trône.

On le savait Papiste austère et borné.

Son épouse, Marie de Modène, était aussibigote que lui.

S’ils avaient des enfants, il était hors dedoute qu’ils seraient élevés dans la religion de leurs parents, etqu’une lignée de rois catholiques occuperait le trôned’Angleterre.

Et c’était une perspective intolérable tantpour l’Église, telle que la représentait ma mère, que pour lesnon-conformistes, personnifiés par mon père.

Je vous ai raconté toute cette histoireancienne parce que vous vous apercevrez, à mesure que j’avance dansmon récit, que cet état de choses finit par causer dans toute lanation un bouillonnement, une fermentation telle que moi-même, unsimple jeune campagnard, je fus entraîné par le tourbillon, et quependant toute ma vie j’en ressentis l’influence.

Si je ne vous indiquais pas avec clarté lasuite des événements, vous auriez grand-peine à comprendre lesinfluences qui produisirent un tel effet sur ma carrièreentière.

En attendant je tiens à vous rappeler quequand le roi Jacques monta sur le trône, ce fut au milieu dusilence boudeur d’un grand nombre de ses sujets, et que mon père etma mère étaient au même degré de ceux qui souhaitaient avec ardeurune succession protestante.

Ainsi que je l’ai déjà dit, mon enfance futtriste.

De temps à autre, quand il y avait par hasardune foire à Portsdown Hell, ou quand passait un montreur decuriosités avec son théâtre portatif, ma bonne mère prélevait surl’argent du ménage un ou deux pence qu’elle me glissait dans lamain, et mettant le doigt sur ses lèvres pour m’avertir d’êtrediscret, elle m’envoyait voir le spectacle.

Mais ces distractions étaient des plusrares.

Elles laissaient dans mon esprit des traces siprofondes que quand j’eus atteint ma seizième année, j’aurais pucompter sur mes doigts tout ce que j’avais vu.

C’était William Harker, l’homme fort, quisoulevait la jument rouanne du fermier Alcott.

C’était Tobie Lawson, le nain, capabled’entrer tout entier dans une jarre à conserves.

Je me rappelle fort bien ces deux-là à causede l’admiration qu’ils firent naître dans ma jeune âme.

Puis, c’était la pièce jouée par desmarionnettes, l’Île Enchantée avec Mynheer Munster, des Pays-Bas,qui pirouettait sur la corde raide tout en jouant mélodieusement dela virginale.

En dernier lieu, mais au premier rang dans monestime, venait la grande représentation à la foire de Portsdown,intitulé : « La véridique et antique histoire deMandlin, fille du Marchand de Bristol, et de son amant Antonio,comment ils furent jeté sur les côtes de Barbarie, où l’on voit lesSirènes flottant sur la mer, chantant dans les rochers, et leurprédisant les dangers. »

Cette petite pièce me causa un plaisirinfiniment plus vif que je n’en éprouvai bien des années après, enassistant aux pièces les plus célèbres de Mr Congrève et de MrDryden, bien qu’elles fussent jouées par Kynaston, Betterton ettoute la Compagnie du Roi.

Je me souviens qu’une fois, à Chichester, jepayai un penny pour voir le soulier gauche de Madame Putiphar, maisil ressemblait à n’importe quel vieux soulier, et était d’unepointure telle qu’il eût chaussé la femme du montreur.

Plus d’une fois j’ai regretté que mon penny nefut tombé entre les mains des coquines.

Il y avait toutefois d’autres spectacles dontla vue ne me coûtait rien, et qui cependant étaient plus réels, etplus intéressants sous tous les rapports que ceux qu’il fallaitpayer.

De temps à autre, un jour de congé, j’avais lapermission de descendre à Portsdown.

Une fois même, mon père m’y mena àcalifourchon devant lui sur son cheval.

J’y errai avec lui par les rues, le regardémerveillé, admirant les choses singulières qui m’entouraient.

Les murailles et les fossés, les portes et lessentinelles, la longue Grande Rue avec les grands édifices dugouvernement, le bruit incessant des tambours, le son aigu destrompettes, tout cela faisait battre plus vite mon petit cœur sousma jaquette de layette.

Il y avait à Portsdown la maison où, trenteans auparavant, l’orgueilleux duc de Buckingham avait été frappépar le poignard de l’assassin.

Il y avait aussi l’habitation du gouverneur,et je me rappelle que pendant que je regardais, il y arrivait àcheval, la figure rouge et colérique, avec un nez tel qu’il sied àun gouverneur, sa poitrine toute chamarrée d’or.

– Ne voilà-t-il pas un bel homme ?dis-je, en levant les yeux vers mon père.

Il rit et enfonça son chapeau sur sesyeux.

– C’est la première fois, dit-il, que j’ai vuen face Sir Ralph Lingard, mais j’ai vu son dos à la bataille dePreston. Ah ! mon garçon, avec son air fier, s’il voyaitseulement le vieux Noll entrer par la porte, il ne croirait pasau-dessous de lui de sortir par la fenêtre.

Le résonnement de l’acier, la vue d’unjustaucorps de buffle ne manquaient jamais d’éveiller dans le cœurde mon père l’amertume des Têtes-Rondes.

Mais il y avait d’autres choses à voir àPortsmouth que les habits rouges et leur gouverneur.

C’était le second port du royaume, aprèsChatham, et il y avait toujours un nouveau navire de guerre toutprêt sur les étais.

Il s’y trouvait alors une escadre de la marineroyale.

Parfois la flotte entière était réunie àSpithead.

Alors les rues étaient pleines de matelots,dont les figures étaient aussi brunes que l’acajou, avec des queuesde cheveux aussi raides, aussi dures que leurs coutelas.

Les voir déambuler d’un pas balançant, écouterleur langage étrange et piquant, leurs récits sur les guerres deHollande, était pour moi un régal des plus fins, et plus d’unefois, quand j’étais seul, je me suis attaché à un de leurs groupes,et j’ai passé la journée à aller de taverne en taverne.

Toutefois il arriva une fois que l’un d’eux mepressa de partager son verre de vin des Canaries, et ensuite parsimple malice, me persuada d’en avaler un second.

Il en résulta que je revins à la maison, horsd’état de parler, dans la charrette du voiturier, et que depuislors il ne me fut plus permis d’aller seul à Portsdown.

Mon père fut moins scandalisé de cet incidentque je ne m’y étais attendu, et il rappela à ma mère que Noés’était laissé surprendre d’une façon analogue.

Il conta aussi qu’un certain chapelaind’armée, nommé Quant, du régiment de Desborough, ayant vidéplusieurs bouteilles de bière de Mumm, après une journée chaude etsèche, s’était mis à chanter certaines chansons peu édifiantes, età danser d’une façon qui ne convenait point à sa professionsacrée.

Il expliqua dans la suite que des égarementsde ce genre ne devaient point être regardés comme des fautesindividuelles, mais plutôt comme des obsessions proprement dites del’Esprit mauvais, qui s’ingéniait ainsi à donner du scandale auxfidèles, et choisissait pour cela les hommes les plus saints.

Cette manière ingénieuse d’excuser lechapelain d’armée mit mon dos en sûreté, car mon père, quiapprouvait l’axiome de Salomon, exerçait une grosse verge debouleau et un bras vigoureux sur tout ce qui lui paraissaits’écarter de la bonne voie.

Depuis l’époque où j’appris mes lettres dansle syllabaire sur les genoux de ma mère, je fus toujours avided’accroître mes connaissances.

Jamais il ne passait à ma portée quelque chosed’imprimé sans que j’en fisse mon profit, avec empressement.

Mon père poussait la haine sectaire del’instruction à un point tel qu’il ne supportait pas chez lui laprésence de livres non religieux.

Dès lors, je ne pouvais m’approvisionnerqu’auprès d’un ou deux de mes amis du village, qui me prêtaient unvolume après l’autre de leurs petites bibliothèques.

Je les emportais sous ma chemise et ne les entirais que quand j’avais réussi à m’esquiver dans la campagne, pourm’y cacher dans les hautes herbes, ou la nuit quand brûlait encorela mèche de roseau, et que le rondement de mon père m’avertissaitque je ne courais pas le risque d’être surpris par lui.

Ce fut ainsi que j’approfondis « DonBellianis de Grèce » et « Les SeptChampions » puis les « Jeux d’esprit »de Tarleton, et autres livres de cette espèce, jusqu’à ce que jefusse en état de goûter la poésie de Waller et de Herrick, ou lespièces de Massinger et de Shakespeare.

Quelles étaient douces, les heures, où ilm’était permis de laisser là toutes les questions de libre-arbitreet de prédestination, de rester étendu, les talons en l’air parmile trèfle odorant, à écouter le vieux Chaucer qui me narrait lacharmante histoire de la résignée Grisel, à pleurer sur la chasteDesdémone, à gémir sur la fin prématurée de son vaillant époux.

Certaines fois, je me levais, l’esprit pleinde cette noble poésie.

Je promenais mes regards sur la pente fleuriede la campagne, que bornaient le miroitement de la mer et lecontour pourpre de l’Île de Wight.

Alors se révélait en moi l’idée que l’ÊtreCréateur de toutes ces choses, l’Être qui avait donné à l’homme lafaculté d’exprimer ces belles pensées, n’était point la propriétéde telle ou telle secte, qu’il était le père de tous les petitsenfants qu’il avait envoyés prendre leurs ébats sur ce beau terrainde jeux.

J’éprouvais de la peine, et j’en éprouveencore en songeant qu’un homme aussi sincère, d’un caractère aussiélevé que votre arrière-grand-père, fût enchaîné ainsi par desdogmes de fer.

Pouvait-il croire ainsi que le Créateur étaitchiche de sa miséricorde au point de la refuser auxquatre-vingt-dix-neuf centièmes de ses enfants ?

Après tout, on est ce que vous a faitl’éducation, et si mon père avait une cervelle étroite sur seslarges épaules, il faut du moins lui rendre cette justice dereconnaître qu’il était prêt à tout faire, à tout souffrir pour cequ’il croyait être la vérité.

Mes chers enfants, si vous avez plus delumières, faites en sorte qu’elles vous amarrent à vivreconformément à ces lumières.

Lorsque j’atteignis quatorze ans, et que jefus devenu un garçon aux cheveux d’un blond filasse, à la figurebrunie, je fus expédié dans une petite école privée, àPetersfield.

J’y passai un an, pendant lequel je retournaisà la maison le dernier samedi de chaque mois.

Je n’emportais qu’un maigre assortiment delivres scolaires, outre la Grammaire Latine de Lilly et leTableau de toutes les Religions de l’Univers depuis la Créationjusqu’à nos jours de Rosse.

Ce fut ma mère qui me glissa cet ouvrage commeprésent d’adieu.

Avec ce mince bagage littéraire, j’auraispeut-être été fort en peine, mais heureusement mon maître, MrThomas Chillingworth possédait une bonne bibliothèque, et sefaisait un plaisir de prêter ses livres à ceux de ses élèves quimanifestaient le désir de s’instruire par eux-mêmes.

Grâce à ce bon vieillard, j’acquis nonseulement quelques notions de latin et de grec, mais je trouvai lemoyen de lire un grand nombre d’écrivains classiques dans de bonnestraductions anglaises, et de connaître l’histoire de mon pays etdes autres.

Je me développais rapidement l’esprit et lecorps, quand ma carrière fut brusquement interrompue par unévénement qui ne fut ni plus ni moins que mon expulsion sommaire etignominieuse.

Il faut que je vous apprenne comment survintcette interruption inattendue de mes études.

Petersfield avait toujours été une fortecitadelle de l’Église, car il eût été malaisé de trouver unNon-Conformiste dans ses limites.

Cela venait de ce que la plupart des maisonshabitées étaient la propriété de partisans zélés de l’Église etqu’ils ne permettaient à personne de s’y établir, si l’on n’étaitpas un fidèle de l’Église Établie.

Le curé, nommé Pinfold, devait à cet état dechoses une grande autorité dans la ville.

C’était un homme à la figure fibre, au teintenflammé, aux manières pompeuses, et qui inspirait une certaineterreur aux paisibles habitants.

Je le revois encore, avec son nez crochu, songilet coupé en rond, ses jambes cagneuses, qui semblaient, avoirfléchi sous le poids de l’érudition qu’elles étaient condamnées àporter.

Il marchait lentement, la main droite tendueavec raideur, et faisant sonner sur le pavé le bout ferré de sacanne.

Il avait l’habitude de s’arrêter chaque foisqu’il rencontrait quelqu’un, et d’attendre pour voir si on luiferait le salut auquel il croyait avoir droit, de par sadignité.

Et cette politesse, il ne se figurait pasqu’il dût la rendre, excepté quand il avait affaire à quelque richeparoissien. Si par hasard on venait à l’omettre, il courait aprèsle coupable, agitait sa canne à la figure de celui-ci et exigeaitavec insistance qu’on se découvrît.

Nous autres, les marmots, quand nous lerencontrions dans nos promenades, nous passions près de lui au pasde course, comme une bande de poussins à côté d’un vénérabledindon.

Notre digne maître lui-même semblait disposé às’esquiver par une rue de traverse dès que la majestueuse carruredu curé s’apercevait tanguant de notre côté.

Cet orgueilleux ecclésiastique se piquait deconnaître l’histoire de tous les gens de la paroisse.

Ayant appris que j’étais le fils d’unindépendant, il réprimanda sévèrement Mr Chillingworth pour avoirmanqué de tact en me recevant dans son école.

Et, en effet, il en fallut rien moins que labonne réputation d’orthodoxie de ma mère pour qu’il consentît à nepas exiger mon renvoi.

À l’autre bout du village, il y avait unegrande école de jour.

Il existait une inimitié perpétuelle entre lesécoliers qui la fréquentaient et ceux que dirigeait notremaître.

Personne n’eût pu dire comment la guerreéclata, mais pendant bien des années on se chercha querellemutuellement, et cela finissait par des escarmouches, desalgarades, des embuscades, et une bataille rangée de temps entemps.

On se faisait peu de mal dans ces rencontres,car les armes consistaient l’hiver, en boules de neiges, l’été enpommes de pin ou mottes de terre.

Alors même qu’on s’abordait de plus près,qu’on en venait aux coups de poing, les pires effets se bornaient àquelques contusions, quelques gouttes de sang.

Nos adversaires avaient sur nous lasupériorité du nombre, mais nous avions l’avantage d’être toujoursgroupés, d’avoir un asile sûr pour battre en retraite.

Eux, au contraire, habitaient des maisonséparpillées par toute la paroisse et il leur manquait un centre deralliement.

Un ruisseau, que traversaient deux ponts,passait par le milieu de la ville, et servait de frontière entrenotre territoire et celui de nos ennemis.

L’enfant, qui franchissait un des ponts, setrouvait en pays hostile.

Le hasard fit que dans la première bataillequi suivit mon arrivée à l’école, je me distinguai en attaquantséparément le plus redoutable de nos adversaires, et le frappantavec tant de force qu’il tomba sans pouvoir se relever, et futemporté comme prisonnier par notre troupe.

Cette prouesse établit ma réputation deguerrier, si bien que j’en vins à jouer le rôle de chef de notrearmée, et à être un objet d’envie pour des garçons plus grands quemoi.

Cette promotion chatouilla si bien mon amourpropre, que je me mis en tête de prouver que je la méritais, eninventant des moyens nouveaux et ingénieux pour battre nosadversaires.

Un soir d’hiver, nous apprîmes que nos rivauxse préparaient à nous attaquer à la faveur de la nuit, et qu’ilscomptaient arriver par le pont de planches qui servait rarement, defaçon à n’être pas remarqués de nous.

Ce pont se trouvait presque hors de laville.

Il consistait simplement en une grosse poutre,sans parapet ni appui quelconque, placée là pour la commodité dusecrétaire de la ville, qui demeurait jute en face.

Nous décidâmes qu’on se mettrait en embuscadederrière les broussailles, de notre côté, et qu’on attaquerait àl’improviste les envahisseurs au passage.

Mais au moment de partir, je m’avisai d’uningénieux stratagème qui se pratiquait dans les guerresd’Allemagne, ainsi que je l’avais lu.

Je l’expliquai à mes camarades enchantés.

Nous prîmes la scie de Mr Chillingworth, etnous partîmes pour le théâtre des opérations.

Lorsqu’on arriva au pont, tout étaittranquille et silencieux.

Il faisait très noir et très froid, car Noëlapprochait.

Aucun indice ne décelait nos adversaires.

On échangea quelques mots à voix basse, pourse demander qui ferait ce coup hardi, et comme j’avais tropd’orgueil pour proposer une chose que je n’oserais pas exécuter, jepris la scie.

Je m’assis, jambe de çà jambe de là, sur laplanche et l’attaquai à son centre même.

Je me proposais d’en diminuer la résistance aupoint qu’elle pût encore porter le poids d’un corps, mais qu’ellese rompit au moment ou le gros de la troupe ennemie s’y engageraitde façon à les précipiter dans l’eau glacée du ruisseau.

L’eau avait au plus deux pieds de profondeur,de sorte qu’ils en seraient quittes pour la peur et unplongeon.

La fraîcheur de cet accueil les détourneraitpour toujours de nous envahir et établirait ma réputation de chefaudacieux.

Ruben Lockarby, mon lieutenant, fils du pèreJohn Lockarby, qui tenait la Gerbe de blé, rangea nosforces derrière la haie pendant que je manœuvrais la scie avecvigueur et que je coupais presque entièrement la planche.

Je n’éprouvais aucun remords en détruisant lepont, car je m’entendais assez en charpente pour savoir qu’uncharpentier adroit le rétablirait en une heure de travail de tellesorte qu’il fût plus solide que jamais, en dressant un étai sousl’endroit où je l’avais scié.

Lorsqu’enfin la courbure de la planchem’avertit que j’étais allé assez loin, et que la moindre tension laromprait d’un seul coup, je m’en allai en rampant, je pris monposte parmi mes condisciples, et j’attendis l’arrivée del’ennemi.

À peine m’étais-je caché que j’entendis lespas de quelqu’un sur le sentier qui aboutissait au pont.

On se courba derrière le rideau de lahaie.

Nous étions convaincus que ce bruit venaitd’un éclaireur que nos adversaires avaient dépêché en avant.

C’était évidemment un gros gaillard, car sonpas était pesant et lent, et il s’y mêlait un tintement métalliqueauquel nous ne comprenions rien.

Le bruit se rapprocha et nous finîmes parapercevoir une vague silhouette sortir de l’obscurité sur l’autrebord.

Elle s’arrêta un instant pour épier auxalentours.

Puis elle se dirigea vers le pont.

Ce fut seulement quand le personnage mit lepied sur le pont, et s’avança avec précaution pour le traverser,que nous distinguâmes des contours qui nous étaient familiers.

Alors nous comprimes la terrible vérité.

L’individu que nous avions pris pourl’avant-garde ennemie n’était rien moins que le curé Pinfold, etc’était la chute rythmée du bout de sa canne que nous avionsentendu entre chacun de ses pas.

Paralysé par cette vue, nous restâmes là sanspouvoir l’avertir.

Nous n’étions plus qu’une rangée de prunellesimmobiles.

L’orgueilleux ecclésiastique fit un premierpas, un second, un troisième.

Alors on entendit un craquement sonore, et ildisparut au milieu d’un vaste éclaboussement dans le ruisseau aucours rapide.

Il avait dû choir sur le dos, car nousdistinguions au-dessus de la surface la courbe de son ventremajestueux, pendant qu’il se démenait désespérément pour seremettre sur ses pieds. Il parvint enfin à se redresser, et grimpasur le bord pour se secouer tout en lâchant une bordéed’exclamations pieuses et de jurons profanes qui nous fit éclaterde rire malgré notre frayeur.

Nous partîmes sous ses pieds comme une couvéede perdreaux.

Nous gagnâmes au large dans la campagne etrentrâmes dans l’école. Comme vous le pensez bien, nous ne dîmesrien de ce qui s’était passé à notre bon maître.

Mais l’affaire était trop sérieuse pour qu’ilfût possible de l’étouffer.

Le brusque refroidissement fit tourner enquelque sorte la bouteille de vin du Rhin que le curé venait deboire avec le secrétaire de la ville, et il eut une attaque degoutte qui le mit sur le dos pendant une quinzaine de jours.

Pendant ce temps-là, un examen du pont fitreconnaître qu’il avait été scié et une enquête amena à découvrirle rôle en cette histoire des pensionnaires de MrChillingworth.

Pour éviter à l’école une expulsion en massede la ville, je me vis dans la nécessité de me reconnaître à lafois l’inventeur et l’instrument de l’exploit.

Chillingworth était entièrement à ladiscrétion du curé.

Il fut donc forcé de m’adresser en public unelongue homélie – qu’il compensa par des paroles bienveillantesquand il me dit adieu en particulier – et il dut me renvoyersolennellement de l’école.

Jamais je n’ai revu mon vieux maître, car ilmourut peu d’années après, mais j’ai appris que son second filsWilliam dirige encore l’école qui est plus florissante quejamais.

Son fils aîné se fit Quaker et partit pour lacolonie de Penn, où, parait-il, il fut massacré par lessauvages.

Cette aventure fit grand-peine à ma mère, maiselle fut très bien vue de mon père.

Il en rit au point qu’on entendit dans tout levillage les éclats de sa gaieté de Stentor.

Elle lui rappelait, disait-il, un stratagèmeanalogue, qu’avait employé à Market-Drayton ce pieux serviteur deDieu, le colonel Pride, et qui eut pour résultat la noyade d’uncapitaine et de trois soldats du régiment de cavalerie de Lunsford,à la grande gloire de la véritable Église, et pour la satisfactiondu peuple élu.

Même parmi les partisans de l’Église, plusd’un se réjouit en secret de la mésaventure du curé que sesprétentions et son orgueil avaient rendu odieux dans tout lepays.

En ce temps-là, j’étais devenu un garçonsolide, aux larges épaules.

Chaque mois ajoutait à ma force et à mataille.

À l’âge de seize ans, j’étais capable deporter un sac de farine ou un baril de bière aussi loin qu’aucunhomme du village, et de lancer le disque de pierre de quinze livresà la distance de trente-six pieds, c’est-à-dire quatre pieds deplus que Ted Dawson, le forgeron.

Un jour, mon père ne venant pas à bout deporter hors de la cour un ballot de peaux, je l’enlevai d’un coupet le transportai sur mes épaules.

Le vieillard me regardait souvent d’un airgrave par-dessous ses sourcils épais et saillants, et hochait satête grisonnante, quand il était assis dans son fauteuil, à fumersa pipe.

– Vous devenez trop gros pour votre nid, mongarçon, me disait-il parfois. Je me demande si un de ses jours lesailes ne vont pas vous pousser et vous emporter loin d’ici.

Au fond du cœur, je soupirais après cetteoccasion, car je m’ennuyais de la vie paisible du village.

J’avais grande envie de voir ce vaste universau sujet duquel j’avais entendu dire et lu tant de choses.

Je ne pouvais porter mes regards du côté dusud sans éprouver une agitation intérieure, à la vue de ces sombresvagues, dont les crêtes blanches avaient l’air d’un signal toujoursprésent pour faire invite à un jeune Anglais et le lancer à lapoursuite de quelque but inconnu, mais glorieux.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer