Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

XV – Où nous nous mesurons avec lesDragons du Roi.

À peu de distance de nous, une autre routeaboutissait à celle que nous suivions en compagnie de cette foulebigarrée.

Cette route décrivait une courbe autour de labase d’une hauteur bien boisée. Puis, elle se continuait en droiteligne un ou deux milles avant de rejoindre l’autre.

Au point culminant de la hauteur, il setrouvait un épais fourré d’arbres.

Parmi leurs troncs, on voyait aller et venirde brillants reflets d’acier indiquant la présence de gensarmés.

Plus loin, à l’endroit où la route changeaitbrusquement de direction, et courant sur la crête de la hauteur, onvoyait le contour de plusieurs cavaliers se détacher nettement surle ciel du soir.

Et, cependant, il régnait un tel calme, unetelle paix sur cette vaste étendue de campagne, où s’épandait lalumière adoucie et dorée du soleil à son déclin, avec sa douzainede clochers de villages, et ses manoirs surgissant parmi les bois,qu’on avait peine à croire que le nuage, chargé de tonnerresguerriers, descendait peu à peu sur cette belle vallée, et que d’uninstant à l’autre, la foudre pouvait en jaillir.

Toutefois les campagnards parurent comprendresans aucune difficulté le danger auquel ils étaient exposés.

Ceux qui fuyaient de l’Ouest, poussèrent unhurlement de consternation et descendirent en courant éperdument,fouettèrent leurs bêtes de somme, dans l’espoir de mettre autant dedistance que possible entre eux et les assaillants.

Le chœur de cris perçants, d’exclamations, leclaquement des fouets, le grincement des roues, et le bruitd’écroulement, quand une charrette chargée venait à verser, toutcela formait un vacarme assourdissant, que dominait la voix denotre chef de son timbre vif, énergique.

Il encourageait, il donnait des ordres.

Mais quand le chant sonore, métallique desclairons jaillit du bois et que les premiers rangs d’un escadron decavalerie commencèrent à descendre la pente, la panique s’accrut,et il nous devint difficiles de maintenir un ordre quelconque dansce flot furieux de fuyards épouvantés.

– Arrêtez cette charrette, Clarke, cria Saxond’une voix ferme.

De son épée, il me désignait une vieillecharrette sur laquelle étaient entassés meubles et literie et quicheminait lourdement, traînée par deux chevaux aux ossaillants.

Au même instant, je le vis pousser son chevalen pleine foule et saisir les traits d’un autre char semblable.

Je donnai de la bride à Covenant. Je fusbientôt sur la même ligne que la charrette indiquée par lui, etdont je parvins à maîtriser les deux jeunes chevaux malgré leurrésistance.

– Amenez-la, cria notre chef, manœuvrant avecle sang-froid que donne seul un long apprentissage de la guerre.Maintenant, ami, coupez les traits.

Aussitôt une douzaine de couteaux furent àl’œuvre.

Les animaux, qui ruaient, qui se débattaient,s’enfuirent, laissant leur charge derrière eux.

Saxon sauta à bas de son cheval, et donnal’exemple pour placer la charrette en travers de la route, pendantque d’autres paysans, sous les ordres de Ruben et de Maître JosuéPettigrue, disposaient deux autres charrettes de façon à barrer laroute à une cinquantaine de yards plus loin.

Cette dernière précaution avait pour but deparer à une attaque de la cavalerie royale, qui pouvait couper àtravers champs et nous prendre par derrière.

Ce plan fut si promptement conçu et exécutéque bien peu de minutes après la première alarme, nous noustrouvions à l’abri derrière une haute barricade, et que cetteforteresse improvisés contenait une garnison de cent cinquantehommes.

– De combien d’armes à feu pouvons-nousdisposer ? demanda Saxon, d’une voix précipitée.

– Une douzaine de pistolets tout au plus,répondit le vieux Puritain, que ses compagnons appelaient Williamsmon-Espoir-est-là-haut. John Rodway, le voiturier, a sonespingole. Il y a aussi deux hommes pieux de Hungerford, qui sontgarde-chasse et qui ont apporté leurs mousquets.

– Les voici, monsieur, cria un autre, enmontrant deux solides gaillards barbus, occupés à pousser avec labaguette les charges dans leurs longs mousquets. Ils se nomment Watet Nat Millman.

– Deux hommes, qui touchent le but, valent unbataillon qui tire en l’air, remarqua notre chef. Placez-vous sousles charrettes, mes amis, et appuyez vos mousquets sur les rayonsdes roues. Ne pressez pas la détente, avant que les fils de Betialsoient à la distance de la longueur de trois piques.

– Mon frère et moi, dit l’un d’eux, nousabattons un daim à la course à deux cents pas. Notre vie est entreles mains du Seigneur, mais du moins nous expédierons avant nousdeux de ces bouchers mercenaires.

– Avec autant de plaisir que quand nous avonstué des fouines ou des chats sauvages, s’écria l’autre en seglissant sous la charrette. Maintenant nous veillons sur la chassegardée du Seigneur, frère Wat, et vraiment ces gens-là, sont dunombre. Les bêtes nuisibles qui l’infestent.

– Que tous ceux qui ont des pistolets serangent derrière la charrette, dit Saxon, en attachant sa jument àla haie, et nous fîmes comme lui… Clarke, chargez-vous de ladroite, avec Sir Gervas, tandis que Lockarby aidera MaîtrePettigrue à veiller sur la gauche. Vous autres, placez-vous enarrière, avec des pierres. Si l’on venait à forcer nos barricades,lancez vos coups de faux aux chevaux. Une foie à terre, lescavaliers sont incapables de vous résister.

Un sourd et sombre murmure, indiquant uneferme résolution, s’éleva du milieu des paysans, mêléd’exclamations pieuses et de quelques lambeaux d’hymnes ou deprières.

Tous avaient tiré de dessous leurs manteauxquelque arme rustique.

Dix ou douze d’entre eux avaient des pétrinauxqui, à en juger d’après leur air antique et la rouille qui lescouvrait, paraissaient devoir être plus dangereux pour leurspossesseurs que pour l’ennemi.

D’autres avaient des faucilles, des faux, desdemi-piques, des fléaux, ou des maillets ; quelques-uns, delongs couteaux et des triques de chêne.

Si simples que fussent de telles armes, il estprouvé par l’histoire qu’elles ne sont nullement à dédaigner, entreles mains d’hommes possédés du fanatisme religieux.

Il suffisait de jeter un coup d’œil sur lesfigures austères, contractées de nos hommes, sur leurs yeuxbrillants d’enthousiasme et d’attente, pour voir qu’ils n’étaientpas gens à s’effrayer en face d’adversaires supérieurs soit ennombre soit en armement.

– Par la messe ! dit à demi-voix SirGervas. C’est magnifique ! Une heure passée ici vaut un an duMail. Ce vieux taureau puritain est bel et bien aux abois. Voyonsquelle sorte de sport ce sera quand les chiens de combat vontl’attaquer ! Je parie cinq contre quatre pour les mangeurs delard.

– Non, ce n’est pas le moment convenable pourde futiles paris, dis-je d’un ton bref, car son babillage étourdim’agaçait en une circonstance aussi solennelle.

– Cinq contre quatre pour les soldats,alors ! insista-t-il. C’est un trop beau match pour ne pasmettre un enjeu d’un côté ou de l’autre.

– C’est notre vie qui sert d’enjeu,dis-je.

– Ma foi ! je n’y pensais plus,répondit-il, en mâchant son cure-dent. Être ou ne pas être, commele dit Will, de Stratford. Kynaston était superbe dans cettetirade. Mais voici le coup de cloche qui annonce le lever durideau.

Pendant que nous faisions nos préparatifs,l’escadron – car il semblait qu’il n’y en eût qu’un – avaitdescendu au trot par le chemin de traverse et s’était rangé sur lagrande route.

Il se composait, autant que je pus en juger,de quatre-vingt-dix soldats, et il était évident, d’après leurstricornes, leurs cuirasses, leurs manches rouges et leursbandoulières, qu’ils faisaient partie des dragons de l’arméerégulière.

Le gros de la troupe s’arrêta à un quart demille de nous.

Trois officiers s’avancèrent sur le front, seconsultèrent un court instant, et comme conséquence probable de cetentretien, l’un d’eux éperonna son cheval et trotta de notrecôté.

Un trompette le suivait à quelque pas, agitantun mouchoir blanc et lançant de temps à autre des coups declairon.

– Voici un parlementaire, dit Saxon, qui setenait debout sur sa charrette. Maintenant, mes frères, nousn’avons ni timbales, ni airain sonore, mais nous avons l’instrumentdont nous à pourvus la Providence. Montrons aux habits rouges quenous savons nous en servir.

Dès lors pourquoi craindre le violent,

Pourquoi redouter l’orgueilleux

Est-ce que je fuirai devant deux ou trois,

S’il est à côté de moi, Lui.

Cent quarante voix lui répondirent en un chœurde voix rauques :

Qui donc craindrait de tirer l’épée

Et de livrer les combats du Seigneur ?

À ce moment je n’eus pas de peine à comprendrecomment les Spartiates avaient découvert dans Tyrtée, le chantreboiteux, le plus heureux de leurs généraux, car le son de leurpropre voix augmentait la confiance des paysans, en même temps queles paroles martiales de l’hymne excitaient en leur cœur unedétermination invincible.

Leur courage s’exalta tellement que leur chants’acheva en un retentissant cri de guerre, qu’ils brandirent leursarmes au-dessus de leurs têtes et qu’ils étaient prêts, je crois, às’élancer hors de leurs barricades pour se jeter sur lescavaliers.

Au milieu de cette clameur, de cetteagitation, le jeune officier de dragons, un beau jeune homme auteint bronzé, s’approcha sans crainte de la barricade, arrêta sonsuperbe cheval rouan et leva la main d’un geste impérieux pourdemander le silence.

– Quel est le chef de cette bande ?demanda-t-il.

– Adressez-moi votre message, monsieur, ditnotre commandant, du haut de la charrette, mais sachez que votredrapeau blanc ne vous protégera que si vous employez le langage quiconvient entre adversaires courtois. Dites ce que vous avez à direou retirez-vous ?

– Courtoisie et l’honneur, dit l’officier d’unton narquois, ne sont pas de mise avec des rebelles qui s’armentcontre leur légitime souverain. Si vous êtes le chef de cettecohue, je vous avertis que si dans cinq minutes (à ces mots, iltira une belle montre en or) ils ne se dispersent pas, nous allonsles charger et les sabrer.

– Le Seigneur saura protéger les siens,répondit Saxon, au milieu d’un grondement farouche par lequel lafoule témoignait son approbation. Est-ce à cela que se réduit votremessage ?

– C’est tout, et vous verrez que cela suffit,traître Presbytérien, cria le cornette de dragons. Écoutez-moi,sots qu’on égare, reprit-il en se dressant sur ses éperons etparlant aux paysans qui se trouvaient de l’autre côté de lacharrette. Vous pouvez encore sauver votre peau, si vous consentezseulement à livrer vos chefs, à jeter ce qu’il vous plaît d’appelervos armes, et de vous remettre à la miséricorde du Roi.

– Voilà qui dépasse les bornes de vosprivilèges, dit Saxon en tirant de sa ceinture un pistolet qu’ilamorça. Si vous dites encore un mot pour détourner ces gens de leurfidélité, je fais feu.

– N’espérez pas de renforcer Monmouth, cria lejeune officier sans s’inquiéter de la menace, et s’adressanttoujours aux paysans. Toute l’armée royale se rassemble pour lecerner et…

– Prenez garde, cria notre chef d’une voitgutturale et dure.

– … sa tête roulera sur l’échafaud dans moinsd’un mois.

– Mais vous ne vivrez pas assez pour le voir,dit Saxon, en se baissant et tirant son coup de feu droit à la têtedu cornette.

À la flamme du pistolet, le trompette fitdemi-tour et partit au galop comme s’il s’agissait de sa vie,pendant que le cheval rouan pirouettait de son côté et partaitaussi, avec son cavalier solidement fixé sur sa selle.

– Vraiment, vous l’avez manqué, ceMadianite ! cria Williams mon-Espoir-est-là-haut.

– Il est mort, dit notre chef, en rechargeantson pistolet. C’est la loi de la guerre, Clarke, ajouta-t-il, en setournant vers moi. Il a jugé à propos de l’enfreindre et il lui afallu payer sa faute.

Pendant qu’il parlait, je vis le jeuneofficier s’incliner peu à peu sur sa selle.

Puis, quand il fut à moitié chemin de satroupe, il perdit l’équilibre, et tomba lourdement sur la route, oùla violence de sa chute le fit tourner deux ou trois fois surlui-même.

Un grand cri de rage partit de l’escadron àcette vue et les paysans puritains y répondirent par un cri dedéfi.

– Face contre terre, tout le monde ! criaSaxon. Ils vont faire feu.

Le pétillement de la mousqueterie, une grêlede balles frappant le sol dur, coupant les petites branches deshaies sur les deux côtés, appuya l’ordre de notre chef.

Un grand nombre de paysans se couchèrentderrière les matelas de plumes et les tables qui avaient été tiréesde la charrette.

D’autres s’étendirent de tout leur long dansla charrette même.

D’autres cherchèrent un abri derrière oupar-dessous.

D’autres encore se jetèrent dans les fossés dedroite et de gauche.

Quelques-uns prouvèrent leur confiance dansl’intervention de la Providence, en restant debout, impassibles,sans se courber devant les balles.

Du nombre de ceux-ci étaient Saxon et SirGervas.

Le premier voulait donner un exemple à sestroupes inexpérimentées. Le second agissait ainsi simplement parinsouciance, par indifférence.

Ruben et moi, nous nous assîmes côte à côtedans le fossé, et je puis vous assurer, mes chers petits-enfants,que nous éprouvâmes la plus grande envie de baisser la tête, quandnous entendîmes les balles siffler tout autour de nous.

Si jamais un soldat vous a raconté qu’il nel’a point fait la première fois qu’il est allé au feu, ce soldat-làest un homme qui ne mérite aucune confiance.

Toutefois, quand nous fûmes restés assis,raides et silencieux, comme si nous avions le cou engourdi, pendantquelques minutes au plus, cette sensation disparut entièrement, etdepuis ce jour je ne l’ai jamais éprouvée.

Vous le voyez, la familiarité engendre lemépris pour les balles comme pour d’autres choses, et bien qu’il nesoit pas aisé d’en venir à les aimer, comme le roi de Suède ouMylord Cutts, il n’est pas très difficile de les voir avecindifférence.

La mort du cornette ne resta pas longtempssans être vengée.

Un petit vieux, armé d’une faucille, et quiétait resté debout près de Sir Gervas, jeta tout à coup un criaigu, bondit, en lançant un sonore « Gloire à Dieu » ettomba la face contre terre.

Il était mort.

Une balle l’avait frappé juste au-dessus del’œil droit. Presque au même instant un des paysans, qui setrouvaient dans la charrette, eut la poitrine traversée et selaissa tomber assis, couvrant les roues de son sang qu’il rendaiten toussant.

Je vis Maître Josué Pettigrue le saisir dansses longs bras et lui mettre quelques oreillers sous la tête, desorte que l’homme resta étendu, respirant péniblement et marmottantdes prières.

En ce jour-là, le ministre se montra un homme,car il allait hardiment parmi le feu, ses carabines, son épée dansla main gauche – car il était gaucher – et sa Bible dans la maindroite.

– C’est pour ceci que vous mourez, chersfrères, ne cessait-il de crier, en tenant en l’air le volume brun,n’êtes-vous pas prêts à mourir pour LUI ?

Et chaque fois qu’il faisait cette question,un sourd et prompt murmure d’adhésion partait du fossé, de lacharrette et de la route.

– Ils tirent comme des rustauds à une revue dela milice, dit Saxon, en s’asseyant sur le bord de la charrette.Comme tous les jeunes soldats, ils visent trop haut. Quand j’étaisadjudant, je ne manquais jamais de faire abaisser les canons desmousquets jusqu’à ce qu’un coup d’œil me prouvât qu’ils étaientdirigés en ligne horizontale. Ces coquins se figurent qu’ils sesont acquittés de leur besogne quand ils ont fait partir leur arme,bien qu’ils soient aussi sûrs d’atteindre les pluviers que de nousatteindre.

– Cinq des fidèles sont tombés, dit Williammon-Espoir-est-là-haut. Est-ce que nous n’allons pas faireune sortie, et livrer bataille aux enfants de l’Antéchrist ?Allons nous rester ici comme des oiseaux de bois sur lesquels lessoldats s’exercent à tirer à une fête de village ?

– Il y a une grange de pierre là-haut, sur lapente, fis-je remarquer. Si nous qui avons des chevaux, et quelquesautres, nous pouvions occuper les dragons, le peuple réussiraitpeut-être à s’y rendre et il serait ainsi à l’abri du feu.

– Au moins laissez-nous, moi et mon frère,leur rendre une ou deux balles, s’écria un des tireurs postés entreles roues.

Mais à toutes nos prières, à tous nosconseils, notre chef répondait en secouant la tête, et ilcontinuait à balancer ses longues jambes sur les côtés de lacharrette, et à tenir les yeux attentivement fixés sur lescavaliers, dont un grand nombre avaient mis pied à terre etappuyaient leurs carabines sur les croupes de leurs chevaux.

– Cela ne peut pas durer, monsieur, dit leministre, d’une voix basse et grave, il y a encore deux hommesd’atteints.

– Quand même il y en aurait cinquante de plus,répondit Saxon, nous devons attendre qu’ils chargent. Queferiez-vous, mon homme ? Si vous quittez cet abri, vous serezcoupés et anéantis jusqu’au dernier. Quand vous aurez vu la guerreautant que moi, vous apprendrez à vous accommoder tranquillement dece qui est inévitable. Je me souviens qu’en pareille situation,comme l’arrière-garde, ou nach hut de l’armée impériale,était poursuivie par les Croates, alors à la solde du Grand Turc,je perdis la moitié de ma compagnie avant de pouvoir combattrecorps à corps contre ces renégats mercenaires. Ah ! mes bravesgarçons. Voici qu’ils remontent à cheval : nous n’aurons pas àattendre longtemps.

En effet, les dragons se remettaient en selleet se formaient sur la route, évidemment dans l’intention de nouscharger.

En même temps, une trentaine d’hommes sedétachaient de l’escadron et traversaient au trot les champs ànotre gauche.

Saxon étouffa un juron sincère en lesvoyant.

– Ils s’entendent quelque peu à la guerre,après tout, dit-il. Ils se préparent à nous charger de front et enflanc. Maître Josué, faites en sorte que vos hommes armés de fauxse rangent le long de la haie vive qui est sur la droite. Tenezbon, mes frères, et ne reculez pas devant les chevaux. Vous autres,qui avez des faucilles, couchez-vous dans ce fossé, et coupez lesjambes des chevaux. Une ligne de lanceurs de pierres derrièreceux-là. Une lourde pierre vaut une balle, à bout portant. Si voustenez à revoir vos femmes et vos enfants, défendez bien cette haiecontre les cavaliers. Maintenant voyons pour l’attaque de front.Que les hommes armés de pétrinaux montent dans la charrette. Il y avos deux pistolets, Clarke, et les deux vôtres, Lockarby. Il m’enreste un à moi aussi : cela fait cinq. Puis dix autres de mêmesorte et trois mousquets, cela fait vingt coups en tout. Vousn’avez pas de pistolets, sir Gervas ?

– Non, mais je puis m’en procurer, dit notrecompagnon qui sauta en selle, franchit le fossé, dépassa labarricade et fut bientôt sur la route, dans la direction desdragons.

Cette manœuvre fut si soudaine, si inattendue,qu’il se fit pendant quelques secondes un silence absolu, auquelsuccéda une clameur générale de haine et de malédictions parmi lespaysans.

– Feu sur lui ! Feu sur le perfideamalécite ! hurlaient-ils. Il est allé rejoindre ses pareils.Il nous a livrés aux mains de l’ennemi. Judas !Judas !

Quant aux dragons, qui continuaient à seformer pour la charge et qui attendaient que l’attaque de flanc futprête, ils restèrent immobiles, silencieux, ne sachant que penserdu cavalier en brillant costume qui arrivait à leur rencontre.

Mais nous ne restâmes pas longtemps dans ledoute.

Dès qu’il fut arrivé à l’endroit où étaittombé le cornette, il sauta à bas de son cheval, prit le pistoletdu mort et la ceinture qui contenait la poudre et les balles.

Puis il se remit en selle, sans se presser, aumilieu d’une grêle de balles qui faisaient voltiger autour de luila poussière blanche, se dirigea vers les dragons et déchargea sureux un de ses pistolets.

Alors faisant demi-tour, il leur ôta polimentson chapeau et vint nous rejoindre au galop, sans avoir reçu uneégratignure, bien qu’une halle eût écorché un pâturon de soncheval, et qu’une autre eût fait un trou dans le pan de sonhabit.

Les paysans jetèrent un grand cri de joie enle voyant revenir, et depuis ce jour-là, notre ami put porter sesbrillants costumes et se conduire à sa fantaisie, sans êtresoupçonné d’être monté sur un cheval infernal ou de manquer de zèlepour la cause des Saints.

– Ils avancent, cria Saxon. Que personnen’appuie sur la détente avant de m’avoir vu tirer ! Siquelqu’un le fait, je lui envoie une balle, dût-elle être madernière, et quand même les soldats seraient au milieu de nous.

Quand notre chef eut prononcé cette menace etpromené sur nous un regard farouche pour bien montrer qu’ill’exécuterait, le son perçant d’un clairon partit de la cavaleriequi nous faisait face, et ceux qui nous menaçaient de flanc yrépondirent de même.

À ce signal, les deux troupes jouèrent deséperons et s’élancèrent sur nous de toute leur vitesse.

Ceux qui étaient dans le champ furent retardésun instant et mis quelque peu en désordre par la nature molle duterrain détrempé, mais après en être sortis, ils se reformèrent del’autre côté et poussèrent vivement vers la haie.

Quant à nos adversaires qui n’avaient pasd’obstacle à vaincre, ils ne ralentirent point leur allure etfondirent, avec un bruit de tonnerre, un vacarme de harnais, unetempête de jurons sur nos barricades sommaires.

Ah ! mes enfants, quand un homme, parvenuà la vieillesse, tente de décrire de pareilles choses et de fairevoir à autrui ce qu’il a vu, alors seulement il comprend combienest pauvre le langage d’un homme ordinaire, le langage qui luisuffit pour les usages de la vie, et combien il est insuffisant ende semblables cas.

En effet, si en ce moment même je puis voircette blanche route de Somerset, avec la charge furieuse,tournoyante des cavaliers, les figures rouges, irritées des hommes,les naseaux dilatés des chevaux, parmi les nuages de poussière quise soulèvent et les encadrent, je ne saurais espérer de représenternettement devant vos jeunes yeux une scène pareille, que vousn’avez jamais contemplée et que vous ne contemplerez, jamais, jel’espère.

Puis, quand je pense au bruit, d’abord unsimple grincement, un tintement, qui s’enflait, redoublait de forceet d’étendue à chaque pas, jusqu’au moment où il arriva sur nous,formidable comme le tonnerre, avec un grondement qui donnait l’idéed’une puissance irrésistible, je sens qu’il y a là aussi quelquechose que ne sauraient exprimer mes faibles paroles.

Pour des soldats inexpérimentés comme nous, ilsemblait que notre fragile protection, et nos faibles armes fussentabsolument impuissantes à arrêter l’élan et l’impulsion desdragons.

À droite et à gauche, je voyais des figurespâles, contractées, aux yeux dilatés, aux traits rigides, avec unair d’obstination qui exprimait moins l’espérance que ledésespoir.

De tous côtés s’élevaient des exclamations etdes prières :

– Seigneur, sauve ton peuple !

– Miséricorde, Seigneur,miséricorde !

– Sois avec nous en ce jour !

– Reçois nos âmes, ô Pèremiséricordieux !

Saxon était couché en travers de lacharrette.

Ses yeux scintillaient comme des diamants.

Il tenait son pistolet au bout de son brastendu et rigide.

Suivant son exemple, chacun de nous visa avectout le sang-froid possible le premier rang ennemi.

Notre seul espoir de salut consistait à fairecette unique décharge assez terrible pour que nos adversairesfussent ébranlés et aussi hors d’état de poursuivre leurattaque.

Ne ferait-il donc jamais feu, cethomme ?

Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de pas denous.

Je distinguais aisément les boucles descuirasses, et les cartouches portées en bandoulière.

Ils firent un pas de plus.

Enfin le pistolet de notre chef partit, etnous tirâmes à toute volée à bout portant, soutenus par une grêlede grosses pierres que lançaient les mains de robustes paysans,placés derrière nous.

Je les entendis heurter casques etcuirasses.

On eût dit la grêle frappant des vitres.

Le nuage de fumée qui, pendant un instant,avait voilé la ligne des chevaux lancés au galop et des bravescavaliers, se dissipa lentement pour nous montrer une scène biendifférente.

Une douzaine d’hommes et de chevaux formaientun amas confus, se roulant, s’éclaboussant de jets de sang, ceuxqui n’étaient pas atteints tombant sur ceux que nos balles et nospierres avaient abattus.

Des destriers qui se démenaient, renâclaient,des pieds ferrés, des corps humains qui se relevaient,chancelaient, retombaient, des soldats affolés, sans chapeau,éperdus, presque assommés par une chute, ne sachant de quel côté setourner, tel était le premier plan du tableau, et au fond le restede l’escadron fuyait à toute allure, les blessés et les autres,tous poussés par un commun désir d’arriver à un endroit sûr, où ilspussent reformer leurs rangs en désordre. Un grand crid’enthousiasme et de reconnaissance se fit entendre parmi lespaysans ravis.

Ils sautèrent par-dessus les barricades,tuèrent ou mirent hors de combat les quelques soldats non blessésqui n’avaient pu ou qui n’avaient pas voulu suivre leurs compagnonsdans leur fuite.

Les vainqueurs s’emparèrent avec empressementdes carabines, épées et bandoulières, car plusieurs d’entre euxavaient servi dans la milice et savaient fort bien manier les armesqu’ils avaient conquises.

Mais la victoire était encore loin d’êtrecomplète.

L’escadron de flanc avait hardiment abordé lahaie.

Une douzaine au moins de cavaliers s’y étaientfrayés passage, malgré la pluie de pierres et les coups de pique etde faux lancés avec une énergie désespérée.

Dès que les dragons, avec leurs longs sabreset leurs cuirasses, furent au milieu des paysans, ils eurent unegrande supériorité sur eux et bien que les faucilles eussent abattuplusieurs chevaux, les soldats continuaient à jouer du sabre et àtenir en respect la résistance farouche de leurs adversaires malarmés.

Un sergent de dragons, homme très résolu, etd’une force prodigieuse, semblait commander le peloton etencourageait ses hommes tant par ses paroles que par sonexemple.

Un coup de demi-pique abattit son cheval, maisil sauta à bas avant que l’animal fût tombé et vengea sa mort parun coup qu’il porta à tour de bras avec son lourd sabre.

Brandissant son chapeau de sa main gauche, ilcontinuait à rallier ses hommes, à frapper tout Puritain qui sehasardait contre lui.

Enfin un coup de hachette le fit tomber àgenoux et un fléau brisa son sabre près de la poignée.

En voyant tomber leur chef, ses camaradesfirent demi-tour et s’enfuirent à travers la haie.

Mais le vaillant soldat, blessé, couvert desang, persistait à faire tête et il aurait fini par être assommépour expier sa bravoure, si je ne l’avais pas saisi et jeté dans lacharrette, où il eut le bon sens de rester tranquille, jusqu’à lafin de l’escarmouche.

Sur les douze qui avaient forcé la haie,quatre au plus s’échappèrent.

Plusieurs autres gisaient morts ou blessés,embrochés par les faux ou jetés à bas de leurs chevaux par lespierres.

Au total neuf dragons périront, quatorzefurent blessés, et nous en fîmes prisonniers sept autres quin’avaient pas été atteints.

Il demeura entre nos mains dix chevaux en étatde servir, une vingtaine de carabines, avec une bonne provision demèche, de poudre et de balles.

Le reste de l’escadron se borna à des coups defeu isolés, épars, irréguliers. Puis ils partirent au galop par lechemin de traverse et disparurent parmi les arbres d’où ils étaientsortis.

Mais le résultat n’avait pas été atteint sansde cruelles pertes de notre côté.

Trois hommes avaient été tués et sixblessés ; l’un d’eux l’avait été fort gravement par le feu dela mousqueterie.

Cinq avaient été sabrés par le peloton deflanc lorsqu’il avait forcé la haie ; un seul d’entre euxlaissait quelque espoir de guérison.

En outre, un homme avait péri par suite del’explosion d’un antique pétrinal et un autre avait eu un brascassé par un coup de pied de cheval.

Nos pertes totales se montaient donc à huittués et autant de blessés, mais il fallait bien reconnaître que cenombre était faible, après une escarmouche aussi vive, et en faced’un ennemi qui nous était supérieur en discipline comme enarmement.

Les paysans furent si enthousiasmés de leurvictoire que ceux d’entre eux, qui avaient pris des chevaux,réclamaient à grands cris la permission de poursuivre les dragons,et cela d’autant plus instamment que Sir Gervas Jérôme et Rubens’offraient avec ardeur pour les conduire.

Mais Decimus Saxon refusa nettement de seprêter à aucune entreprise de cette sorte.

Il ne se montra pas plus accueillant à l’égarddu Révérend Josué Pettigrue, quand celui-ci parla, en sa qualité depasteur, de monter sur la charrette, pour prononcer les quelquesparoles encourageantes et onctueuses que comportait lasituation.

– Il est vrai, bon Maître Pettigrue, que noussommes obligés à bien des éloges et des actions de grâce et qu’ilnous faut rivaliser de douce et sainte émulation pour célébrer labénédiction qui a été répandue sur Israël, dit-il, mais le tempsn’est pas encore venu. Il y a une heure pour la prière, il y a uneheure pour le labeur. Écoutez-moi, l’ami, dit-il à l’un desprisonniers. À quel régiment appartenez-vous ?

– Ce n’est pas à moi de répondre à vosquestions, répondit l’homme d’un ton rude.

– Non ? Alors nous allons essayer si unecorde autour du crâne, bien serrée au moyen d’une baguette detambour, ne vous déliera pas la langue, dit Saxon en rapprochant safigure de celle du prisonnier et le regardant dans les yeux d’unair si féroce que l’homme recula d’effroi.

– C’est un escadron du second régiment dedragons, dit-il.

– Et le régiment même, où est-il ?

– Nous l’avons laissé sur la route d’Ilchesteret de Landport.

– Vous entendez ? dit notre chef. Nousn’avons pas un moment à perdre, autrement nous pourrons avoir toutela troupe sur les bras. Qu’on mette les morts et les blessés sur lacharrette ! Nous y attellerons ces deux chevaux de troupe.Nous ne serons en sûreté qu’après être arrivés à Taunton.

Maître Josué lui-même comprit que l’on étaittrop pressé pour avoir le temps de se livrer à aucune pratiquespirituelle.

Les blessés furent hissés dans la charrette etétendus sur les matelas, pendant que les morts étaient déposés dansl’autre charrette qui avait protégé notre arrière.

Les paysans, qui en étaient possesseurs, bienloin de faire des objections contre cette façon de disposer de leurbien, nous aidèrent de leur mieux, en serrant les sous-ventrièreset bouclant les traits.

Moins d’une heure après le combat, nous avionsrepris notre marche et nous jetions à travers le crépuscule undernier regard sur des taches sombres et éparpillées qui marquaientla route blanche.

C’étaient les corps des dragons quiindiquaient l’endroit où nous avions été victorieux.

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L’épisode qui suit a pour titre : LeCapitaine Micah Clarke.

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