Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

XIII – Sur Sir Gervas Jérôme, ChevalierBanneret du comté de Surrey.

L’hôtellerie était pleine de monde, car il s’ytrouvait à la fois de nombreux agents et courriers du gouvernementallant et venant sur les chemins du foyer de la rébellion, et lescompères de la localité, qui s’y rendaient pour échanger desnouvelles et consommer la bière que fabriquait elle-même DameRobson, l’hôtelière.

Malgré cette cohue de clients et le vacarmequi en résultait, l’hôtelière consentit à nous conduire dans sapropre chambre, où nous pourrions déguster sa bonne chère en toutepaix et sécurité.

Cette faveur, à ce que je crois, était due àde petites manœuvres adroites, et à quelques mots dits à demi-voixpar Saxon.

Entre autres talents acquis au cours de sacarrière mouvementée, il avait un tour de main particulièrementagréable pour se mettre sur un pied amical avec le beau sexe, sansse préoccuper autrement de l’âge, de la taille et de laréputation.

Noblesse et populaire, amies de l’Église oudissenters, Whig et Tory, peu importait, du moment qu’onétait enjuponnée, notre camarade réussissait toujours, malgré sescinquante ans, à s’établir dans les bonnes grâces du sexe, à l’aidede sa langue bien pendue et de son assurance.

– Nous sommes vos reconnaissants serviteurs,Mistress, dit-il, quand le rôti fumant et le puddingeurent été servis. Nous vous avons privée de votre chambre.Voulez-vous nous faire le grand honneur de vous asseoir à notretable et de partager notre repas ?

– Non, cher monsieur, dit l’imposante dame,très flattée de la proposition, il ne m’appartient pas de prendreplace à côté de gentlemen comme vous.

– La beauté à des droits que les personnes dequalités et avant tout les caballeros de l’épée sont lespremiers à reconnaître, s’écria Saxon, fixant ses petits yeuxclignotants et pleins d’une expression admirative sur la personnedodue de l’hôtelière. Non, sur ma foi, vous ne nous quitterez pas.Je commencerai par fermer la porte à clef. Si vous ne voulez pasmanger, vous boirez au moins avec nous un verre d’Alicante.

– Non, monsieur, c’est trop d’honneur que vousme faites-là, s’écria Dame Robson, en minaudant ; je vaisdescendre à la cave et j’apporterai une bouteille du meilleur.

– Non, par ma foi d’homme, vous n’irez pas,dit Saxon en se levant brusquement. Où sont donc ces endiablésfainéants de domestiques, pour que vous soyez réduite à faire desbesognes serviles ?

Et installant la veuve sur une chaise, ilpartit à grand bruit pour la grande salle, où nous l’entendîmesjurer après les garçons, les traiter de bande de coquins qui sedonnent l’air affairé, qui abusent de l’angélique bonté de leurmaîtresse et de son incomparable douceur de caractère.

– Voici le vin, belle Mistress,dit-il en lui tendant une bouteille de chaque main. Permettez-moide remplir votre verre. Ah ! comme il coule clair et jaune,pareil à de la première cuvée. Ces coquins se remuent quand ilssentent qu’ils ont un homme pour les commander.

– Ah ! s’ils pouvaient toujours êtreainsi, dit la veuve, d’un ton significatif, en jetant à notrecompagnon un regard langoureux. À vous, monsieur… Et à vous aussi,mes jeunes messieurs, ajouta-t-elle en portant le verre à seslèvres. Plaise à Dieu que l’insurrection prenne bientôt fin, car àen juger par votre bel équipement, vous êtes au service du Roi.

– Ses affaires nous appellent dans l’Ouest,dit Ruben, et nous avons toutes les raisons d’espérer quel’insurrection sera bientôt terminée.

– Oui, oui, mais il y aura auparavant du sangversé, dit-elle en hochant la tête. On m’a dit que les rebellessont maintenant au nombre de sept mille, qu’ils jurent de ne donnerni demander quartier ; les bandits, les assassins !Hélas ! comment un gentilhomme peut-il se livrer à cettesanglante besogne, alors qu’il pourrait s’occuper d’une façonvertueuse, honorable, comme de tenir une hôtellerie ! C’est ceque mon pauvre esprit ne peut pas concevoir. Il y a une tristedifférence entre l’homme qui dort sur la terre froide, sans savoirs’il sera longtemps avant d’en avoir trois pieds d’épaisseur sur lecorps, et celui qui passe la nuit sur un lit de plume bien chaud,peut-être au-dessus d’une cave bien fournie de vin comme celui quenous buvons en ce moment même.

Et en parlant ainsi, elle regardait Saxon bienen face, pendant que Ruben et moi nous échangions des signaux sousla table.

– Cette affaire a sans doute fait marchervotre commerce, belle Mistress, dit Saxon.

– Oui, et de la façon qui donne le plus debénéfice, dit-elle. Quelques barils de bière de plus ou de moins,bus par les petites gens, ne font pas grande différence dans unsens ou dans l’autre. Mais maintenant que nous avons deslieutenants de comté, des officiers, des maires, de la noblesse,jouant de l’éperon comme s’il s’agissait de sauver sa vie, sur tousles grands chemins, j’ai vendu plus de mes vins vieux, de mes vinsprécieux en trois jours que je n’en vendais jamais en un mois detrente jours. Je vous en réponds, ce n’est pas de l’ale, ni del’eau-de-vie, que boivent ces gentilshommes. Il en faut du Prignac,du Languedoc, du Tent, du Muscat, du Chianti, du Tokay : pasune bouteille qui coûte moins d’une demi-guinée.

– Ah ! Vraiment, fit Saxon, d’un airpensif, une maison confortable et un revenu régulier !

– Ah ! si mon pauvre Pierre avait vécupour en jouir avec moi, dit Dame Robson en posant son verre, etfrottant ses yeux avec le coin de son mouchoir. C’était un bonhomme, le pauvre défunt, et pourtant, on peut bien le dire, entreamis, car c’est la vérité, il était devenu aussi gros, aussi largequ’une des futailles. C’est vrai, mais le cœur, c’est l’essentiel.Mais en fait, après tout, si une femme devait toujours attendre quel’objet de son caprice vienne à passer, il y aurait plus dedemoiselles que de mamans dans le pays.

– Je vous le demande, bonne dame, commentest-il l’objet de votre caprice ? demanda malicieusementRuben.

– Ce n’est pas un jeune homme gros et gras,riposta-t-elle avec vivacité, en jetant un regard narquois surnotre camarade grassouillet.

– Elle vous a envoyé cela en plein visage,Ruben, dis-je.

– Je ne voudrais pas d’un jeune freluquet à lalangue bien pendue, reprit-elle, mais un homme qui connaît lemonde, qui est mûri par l’expérience. Il le faudrait grand, etpourvu de bons muscles, avec la langue assez déliée pour distrairedes longues heures et aider à amuser les gentilshommes pendantqu’ils dégustent une bouteille de bon vin. Il faut aussi qu’il aitl’habitude des affaires, car n’est-ce pas ici une hôtellerie bienachalandée, et où deux cents bonnes livres lui passent chaque annéeentre les mains si jamais Dame Robson se laisse conduire de nouveauà l’autel, il faudra que ce soit par un homme comme celui-là.

Saxon avait écouté fort attentivement lespropos de la veuve et venait d’ouvrir la bouche pour lui répondrequand un grand bruit et des allées et venues annoncèrent l’arrivéed’un voyageur.

Notre hôtesse finit son vin et dressa lesoreilles, mais une voix forte et autoritaire s’étant fait entendredans le corridor pour demander une chambre particulière et un verrede vin du Rhin, elle se dit que son devoir l’emportait sur sesaffaires personnelles, et elle sortit aussitôt en s’excusant enquelques mots pour prendre la mesure du nouvel arrivant.

– Corbleu, mes enfants, dit Decimus Saxon, dèsqu’elle eut disparu, vous voyez aisément où nous en sommes. J’aipresque envie de laisser Monmouth se frayer passage, et de dressertente dans cette tranquille localité anglaise.

– Votre tente ! dites-vous, fit Ruben.C’est une belle tente que celle-ci, avec des caves garnies de vincomme celui que nous buvons. Et quant au repos, mon illustrepersonnage, si vous établissez votre résidence ici, je vousgarantis que vous ne resterez pas longtemps en repos.

– Vous avez vu la dame, dit Saxon, le fronttout sillonné de rides sous l’influence de la préoccupation. Elle abien des choses pour la recommander. Un homme doit pourvoir à sesintérêts. Deux cents livres par an, cela ne se ramasse pas sur lagrande route, tous les matins de juin. Ce n’est pas princier, maisc’est quelque chose pour un vieux soldat de fortune qui guerroiedepuis trente-cinq ans, qui voit venir le temps où ses membresdeviendront raides sous le harnais. Qu’en dit notre savantFlamand : an mulier (est-ce qu’une femme…). Mais, aunom du diable, que se passe-t-il ?

L’exclamation de notre compagnon étaitprovoquée par le bruit d’une légère bousculade derrière la porte,accompagnée d’un : « Oh ! monsieur » et :« Qu’est-ce que penseront les servantes ? »

La discussion se termina par la rentrée deDame Robson, qui avait la figure toute rouge et l’apparition surses talons d’un tout jeune homme fluet, vêtu à la dernièremode.

– Je suis convaincue, mes bons messieurs,dit-elle, que vous ne vous opposerez pas à ce que ce jeunegentilhomme boive son vin dans la même chambre que vous, d’autantque les autres pièces sont pleines des gens de la ville et duconseil.

– Sur ma foi, il faut que je sois mon propreintroducteur, dit l’étranger en mettant sous son bras gauche sacoiffure à broderie d’or, et posant la main sur son cœur, ets’inclinant en même temps si bas que son front faillit heurter lebord de la table. Votre très humble serviteur, Sir Gervas Jérôme,chevalier banneret de Sa Majesté pour le comté de Surrey et jadiscustos rotulorum (garde des rôles) pour le district deBlacham Ford.

– Soyez le bienvenu, monsieur, dit Ruben, avecun clignement de l’œil. Vous avez devant vous Don Decimo Saxon, dela noblesse espagnole, ainsi que Sir Micah Clarke, et Sir RubenLockarby, tous deux sujets de Sa Majesté, comté de Hampshire.

– Fier et heureux de faire votre connaissance,dit le nouvel arrivant, avec un grand geste de la main. Mais qu’ya-t-il sur la table ? de l’Alicante ? Fi ! Fi !c’est un breuvage de jeunes garçons. Qu’on nous donne du bon vin duRhin, bien corsé. Du clairet pour les jeunes gens, dis-je, le vindu Rhin pour l’âge mûr, et de l’eau-de-vie pour la vieillesse.Vole, ma belle, remue tes jolis petits pieds, car, pardieu, j’ai lagorge comme du cuir. C’est vrai, j’ai pas mal bu la nuit dernière,et cependant je n’avais pas assez bu, car en m’éveillant j’étaisaussi sec qu’une concordance.

Saxon était assis à la table, ne disant mot,mais jetant sur l’inconnu, à travers ses paupières mi-closes, unregard si sournois de ses yeux brillants, que je redoutaid’assister à une autre querelle comme celle que nous avions eue àSalisbury, et qui peut-être tournerait plus mal encore.

Mais finalement la méchante humeur que luicausaient les façons sans gêne et l’empressement du galant auprèsde l’hôtelière se réduisirent à quelques jurons prononcés àdemi-voix, et il alluma sa longue pipe, sa ressource infailliblequand il était contrarié.

Quant à Ruben et à moi, nous examinions notrenouveau compagnon avec un mélange de surprise et d’amusement, carson extérieur et ses façons étaient bien propres à exciterl’intérêt de deux jeunes gens sans expérience comme nous.

J’ai dit qu’il était vêtu à la dernièremode.

Telle était, en effet, l’impression qu’ilproduisait au premier coup d’œil.

Sa figure était maigre, aristocratique, sonnez fort, ses traits délicats, son air gai, insouciant.

Une certaine pâleur des joues, les yeuxlégèrement cernés, qui pouvaient être l’effet d’un trajet fatigant,ou de l’abus des plaisirs, ne faisaient qu’ajouter une grâcenouvelle à son apparence.

Sa perruque blanche, son habit de cheval envelours et argent, son gilet couleur de lavande, ses culottes desatin rouge descendant jusqu’au genou, tout cela était du meilleurstyle, de la meilleure coupe, mais quand on y regardait de prèstoutes les pièces de ce costume et son ensemble laissaient devinerqu’ils avaient vu des jours meilleurs.

Sans parler de la poussière et des tachesproduites par le voyage, il y avait çà et là des endroits luisantsou décolorés qui étaient peu en rapport avec le haut prix del’étoffe ou le port de celui qui en était vêtu.

De ses longues bottes de cheval, l’une avaitune fente béante sur le côté, tandis que les orteils cherchaient àsortir par le bout de l’autre.

Quant au reste, il portait une belle rapière àpoignée d’argent, une chemise de mousseline à plis bouffants, quin’avait rien gagné à être longtemps portée, et qui s’ouvrait sur ledevant, selon la mode adoptée par les galants de cette époque.

Pendant qu’il parlait, il ne cessait demâchonner un cure-dents, ce qui, joint à son habitude de prononcerles o comme les a, rendaient sa conversation assez étrange pour nosoreilles.

Pendant que nous remarquions ces détails, ils’étirait sur le meilleur des fauteuils couverts en taffetas deDame Robson et peignait tranquillement sa perruque avec un mignonpeigne d’ivoire qu’il avait tiré d’un sachet de satin suspendu àdroite de son baudrier.

– Que le Seigneur nous préserve deshôtelleries de campagne remarqua-t-il. Et puis tous ces lourdaudsqui fourmillent dans chaque chambre, sans parler du manque demiroirs, du défaut de jasmin et autres choses nécessaires, je veuxcrever si on n’est pas forcé de faire sa toilette dans la sallecommune. Ah ! j’aimerais tant voyager dans le pays du GrandMongol.

– Quand vous serez arrivé à mon âge, jeunemonsieur, répondit Saxon, vous en saurez assez pour ne pas faire fid’une confortable hôtellerie de campagne.

– C’est probable, monsieur, très probable,répondit le galant avec un rire insouciant. Mais à mon âge, je n’entrouve pas moins que les déserts du conté de Wilts, et leshôtelleries de Bruton sont un fâcheux changement, après le Mail, etle menu de chez Pantack, ou de « l’Arbre Caca ».Ah ! Lud, voici le vin du Rhin qui arrive. Débouchez, ma jolieHébé, et envoyez un garçon avec d’autres verres, car ces gentlemenvont me faire l’honneur de boire avec moi. Une prise de tabac,messieurs ? Ah ! oui, vous pouvez bien regardez cettetabatière. Un très joli petit objet, messieurs, et qui me vientd’une certaine dame titrée, laquelle ne sera point nommée.Toutefois, si je disais que son nom commence par un D et finit parun C, un gentleman de la Cour pourrait risquer une supposition.

Notre hôtelière apporta de nouveaux verres etse retira.

Decimus Saxon eut bientôt trouvé un prétextepour la suivre.

Sir Gervas Jérôme continua à babillerfamilièrement avec Ruben et avec moi, tout en buvant le vin, jouantde la langue avec autant de laisser-aller et de sans-gêne que sinous étions de vieilles connaissances.

– Que je crève, si je n’ai pas mis en fuitevotre camarade, remarqua-t-il. Ou bien se pourrait-il qu’il soitparti sur la piste de cette grosse veuve. Il me semble qu’iln’avait pas l’air de fort bonne humeur lorsque j’ai embrassé ladame devant la porte. Pourtant c’est une civilité que je refuserarement à toute créature qui porte un bonnet. L’aspect de votrecamarade faisait songer à Mars plutôt qu’à Vénus ; bien qued’ordinaire les adorateurs du Dieu soient généralement en bonstermes avec la déesse. Un rude vieux soldat, à mon avis, d’aprèsses traits et son costume.

– Il a beaucoup servi à l’étranger,répondis-je.

– Ah ! vous avez de la chance, vous, departir en guerre en compagnie d’un cavalier aussi accompli. Jesuppose en effet que vous partez pour la guerre, puisque vous êtestous armés et équipés ainsi.

– En effet nous partons pour l’Ouest,répondis-je, avec quelque gêne, car en l’absence de Saxon, je netenais pas à laisser libre cours à mes paroles.

– Et en quelle capacité ? insista-t-il.Allez-vous risquer vos écus pour la défense du Roi Jacques, oùallez-vous frapper, touche ou manque, en compagnie de ces butors duDevon et du Somerset ? Que mon souffle vital s’arrête si jen’aimerais pas autant me ranger du côté du rustre, plutôt que decelui de la couronne, toutefois en ayant tous les égards qui sontdus à vos principes.

– Vous êtes un homme audacieux, dis-je pourproclamer ainsi vos opinions dans la première chambre d’aubergevenue. Ne savez-vous pas qu’un mot de ce que vous nous avez dit,répété à l’oreille du juge de paix le plus proche, peut vous coûterla liberté, sinon la vie ?

– Je me soucie de la liberté, et même de lavie autant que de l’écorce d’une orange gâtée, s’écria notre récentami, en faisant claquer ses doigts. Qu’on me brûle, si ce ne seraitpas une sensation toute nouvelle pour moi que de me prendre de becavec un juge de paix rural, à la tournure lourde, avec le complotpapiste encore enfoncé dans le gésier, pour être ensuite enfermédans une prison, comme ce héros de la dernière pièce de JohnDryden. J’ai été fourré dans la maison ronde plus d’une fois par lagarde, aux temps passés de Haweub, mais ce serait cette fois uneaffaire plus dramatique, le billot et la hache comme toile defond…

– Et le chevalet, et les tenailles commeprologue, dit Ruben. Cette ambition-là est bien la chose la plusétrange dont j’aie jamais ouï parler.

– Un changement à n’importe quel prix, s’écriaSir Gervas, en remplissant un verre. Celui-ci à la jeune fille quinous tient le plus au cœur, et cet autre au cœur qui aime lesjeunes demoiselles ! La guerre, le vin, les femmes, comme lemonde serait morne sans cela ! Mais vous n’avez pas répondu àma question.

– Vraiment, monsieur, dis-je, si franc quevous ayez été avec nous, je ne puis l’être autant avec vous, sansla permission du gentleman qui vient de sortir. C’est le chef denotre troupe. Si agréable qu’ait été notre courte entrevue, nousn’en sommes pas moins en un temps difficile, et des confidencesprécipitées peuvent être un sujet de repentir.

– Un Daniel pour le jugement ! Voilà desparoles antiques, vraiment antiques pour une tête si jeune. Vousavez, je crois, cinq ans de moins qu’un écervelé comme moi, etpourtant vous parlez comme les sept Sages de la Grèce. Voulez-vousde moi pour valet ?

– Pour valet ! m’écriai-je.

– Oui, pour valet, pour domestique. J’ai étéservi si longtemps, que c’est maintenant à mon tour de servir, etje ne me souhaite pas de meilleur maître. Par le Seigneur ! endemandant une place, il faut que je donne le détail de moncaractère, et une liste de mes talents. C’est ainsi que mes coquinsont toujours fait avec moi, bien qu’à vrai dire, je n’aie jamaisécouté leurs histoires.

« Honnêteté ! ici je marque un tour.Sobriété ! Ananie en personne ne saurait dire que j’ai cettequalité. Sincérité, assez mauvais à ce point de vue.Persévérance ! hum ! à peu près autant que la girouettede Gorraway. Que je sois pendu, l’ami, si je ne suis bourré debonnes résolutions, mais le pétillement d’un verre, un œil friponme voilà qui me fait dévier comme les marins disent de la boussole.Voilà pour mes faiblesses.

« Maintenant voyons quelles qualités jepuis mettre en avant. Les nerfs bien trempés, si ce n’est le matin,quand j’ai mes crises, et le cœur disposé à la joie ; jemarque deux pour cela.

« Je sais danser la sarabande, le menuet,la courante, faire de l’escrime, monter à cheval, chanter deschansons françaises. Bon dieu, a-t-on jamais entendu un valet fairevaloir de telles connaissances. Je suis le meilleur joueur depiquet qu’il y ait à Londres. C’est ce que dit Sir GeorgeEtheredge, le jour où je lui gagnai bel et bien mille livres, auGroom Parter, mais voilà qui ne m’avancera pasbeaucoup.

« De quoi donc puis-je merecommander ? Ah ! j’y suis : je sais préparer unbol de punch et je sais faire rôtir une volaille à la broche, cen’est pas beaucoup mais enfin je m’en tire fort bien.

– Vraiment, mon cher Monsieur, dis-je ensouriant, aucun de ces talents ne semble devoir nous être dequelque utilité dans l’affaire qui nous occupe. Mais sans doute,vous voulez simplement plaisanter quand vous parlez de vousabaisser à une situation pareille.

– Pas du tout ! Pas du tout, répondit-ild’un air sérieux, « C’est à ces bas emplois que nous envenons » ainsi que le dit Will Shakespeare. Si vous voulezêtre en mesure de dire que vous avez comme domestique Sir GervasJérôme, chevalier banneret, seul propriétaire de Beacham-Ford-Park,ayant un revenu de quatre mille bonnes livres par an, il estmaintenant en vente, et sera livré à l’acquéreur qui lui plaît lemieux.

« Vous n’avez qu’un mot à dire, et nousferons venir une autre bouteille de vin du Rhin pour sceller lemarché.

– Mais, dis-je, si vous êtes vraimentpossesseur de cette belle fortune, pourquoi descendre à uneprofession aussi servile ?

– Les juifs, les juifs, ô vous le maître plusrusé et cependant le plus lent d’esprit qu’il ait ! Les dixtribus ont fondu sur moi. J’ai été harassé, dévasté, lié, enlevé,dépouillé. Jamais Agag, roi d’Amalek, ne fut plus complètement auxmains du peuple élu. La seule différence, c’est qu’ils ont coupémon domaine en menus morceaux au lieu de me dépecer moi-même.

– Est-ce que vous avez tout perdu ?demanda Ruben, en ouvrant de grands yeux.

– Tout, non… pas tout, il s’en faut debeaucoup, répondit-il avec un rire joyeux. J’ai un Jacobus d’or etune ou deux guinées dans ma bourse. C’est de quoi boire encore uneou deux bouteilles.

« Voici ma rapière à poignée d’argent,mes bagues, ma tabatière en or, ma montre œuvre de Thompson, àl’enseigne des Trois Couronnes. Elle n’a pas été payéemoins de cent livres, je le garantis.

« Puis, il reste encore quelques débrisde ma grandeur sur ma personne, comme vous le voyez, bien qu’ilscommencent à prendre l’air aussi fragile, aussi usé que la vertud’une soubrette.

« Dans ce sachet, je conserve encore dequoi entretenir cette propreté, cette élégance personnelles qui afait de moi, si je puis le dire, l’homme le mieux astiqué qui aitjamais mis le pied dans Saint James Park. Il y a là des ciseauxfrançais, une brosse pour ses sourcils, une boîte à cure-dents, uneboîte à mouches, un sachet de poudre, un peigne, une houppe et mapaire de souliers à talons rouges.

« Qu’est-ce qu’un homme peut désirer deplus ?

« Cela, et en outre une gorge sèche, uncœur content, une main adroite, voilà tout mon fonds decommerce.

Ruben et moi, nous ne pûmes nous empêcher derire en entendant ce curieux inventaire des objets que Sir Gervasavait sauvés du naufrage de sa fortune.

Quant à lui, en voyant notre hilarité, il sesentit si chatouillé de ses propres malheurs qu’il éclata d’un riresuraigu qui retentit dans toute la maison.

– Par la Messe ! s’écria-t-il enfin. Aucours de ma prospérité, je ne me suis jamais amusé aussihonnêtement que maintenant après ma déchéance. Remplissez vosverres.

– Nous avons encore du chemin à faire ce soir,et il ne faut pas que nous buvions davantage, fis-je remarquer.

La prudence me faisait entendre que c’étaitjouer un jeu dangereux pour deux jeunes campagnards sobres que dese mesurer avec un buveur qui avait fait ses preuves.

– Vraiment, dit-il avec surprise, j’aurais cruque c’était une raison de plus, comme disent les Français. Mais jevoudrais bien voir revenir votre ami aux longues jambes, alors mêmequ’il aurait l’intention de me couper le sifflet pour me punir demes attentions envers la veuve. Il n’est pas homme à reculer devantla boisson, j’en réponds. Maudite poussière du comté de Wilts, quireste adhérente à ma perruque.

– En attendant le retour de mon camarade, SirGervas, dis-je, puisque ce sujet semble n’avoir rien de péniblepour vous, contez-nous comment sont venus ces temps malheureux quevous supportez avec tant de philosophie.

– La vieille histoire ! répondit-il enchassant quelques grains de tabac avec son mouchoir de batistecouvert de broderies. La vieille, vieille histoire !

« Mon père, un brave baronnet campagnard,dans l’aisance, trouvant la bourse de la famille un peu troplourde, juge à propos de m’envoyer à la ville pour faire de moi unhomme.

« Tout jeune, je fus présenté à la Cour,et comme j’étais un drille de belle tournure, et plein d’activité,à la langue bien pendue, et ayant beaucoup d’aplomb, j’attirail’attention de la Reine, qui fit de moi un de ses Pagesd’honneur.

« Je conservai ce poste jusqu’au jour oùmon âge m’en chassa, et alors je quittai la ville, mais sur ma foi,je reconnus qu’il me fallait y retourner, car Beacham Ford Parkétait aussi morne qu’un monastère, après la joyeuse vie que j’avaismenée.

« De retour à la ville, je me liai avecde joyeux compagnons, comme Tommy Lawson, Mylord Halifax, SirJasper Lemarck, le petit Geordie Chichester, oui, et le vieuxSidney Godolphin, de la Trésorerie ; car avec ses façonsposées, et sa comptabilité à n’en plus finir, il savait vider unverre comme pas un de nous et se connaissait aussi bien dansl’assortiment des coqs de combat que dans un comité des voies etmoyens.

« Bon, on s’amusa énormément tant quecela dura, et je veux être noyé si je ne suis pas prêt àrecommencer, au cas où je serais libre de le faire.

« Tout de même, c’est comme si l’onglissait sur une planche savonnée, car d’abord on va assezlentement, et l’on se figure qu’on pourra se retenir, mais bientôton va de plus en plus vite, et on finit par arriver au bout, pourse briser avec fracas contre les rocs de la ruine qui vousattendent en bas.

– Et êtes-vous venu à bout de quatre millelivres de revenu annuel ? m’écriai-je.

– Ah ! Bons Dieux ! Vous parlez decette misérable somme comme s’il s’agissait de toute la richessedes Indes. Eh bien, depuis Ormonde ou Buckingham, qui avaient leursvingt mille livres, jusqu’à ce prêcheur de Dick Talbot, il n’y enavait pas un de ma société qui n’eût pu m’acheter.

« Et pourtant il me fallait ma voiture àquatre chevaux, ma maison à la ville, mes domestiques à livrée, monécurie pleine de chevaux.

« Pour être à la mode, il me fallait monpoète, auquel je jetais une poignée de guinées pour payer sadédicace.

« Eh ! Le pauvre diable, il est leseul à me regretter.

« Je suis sûr qu’il avait sur le cœur unpoids aussi lourd que ses vers le jour ou il s’aperçut que j’avaisdisparu, bien qu’à ce moment là, il ait peut-être gagné quelquesguinées à composer une satire contre moi.

« Elle aurait trouvé de nombreuxacheteurs parmi mes amis.

« Pardiou ! je me demande où en sontmes levers et sur qui mes courtisans se sont jetésprésentement.

« Ils étaient là, tous les matins, lemaquereau français, le fanfaron anglais, l’homme de lettresbesogneux, l’inventeur méconnu, je n’aurais jamais cru pouvoir medébarrasser d’eux, mais maintenant je m’en suis délivré de la façonla plus complète. Quand le pot à miel est cassé, adieu lesmouches !

– Et vos nobles amis ? demandai-je, aucund’entre eux n’est-il venu à votre aide dans l’adversité ?

– Eh ! Eh ! je n’ai aucun sujet deme plaindre, s’écria Sir Gervas, c’étaient pour la plupart debraves garçons, j’aurais eu leur signature sur mes billets tant queleurs doigts auraient pu tenir une plume, mais que je sois égorgé,je ne veux pas saigner mes compagnons.

« Ils auraient pu aussi me trouver unemploi, si j’avais consenti à jouer le second violon, là où j’avaispris l’habitude de diriger l’orchestre. Par ma foi, il m’estindifférent de tendre la main à des inconnus, mais je tiendraisbeaucoup à laisser un bon souvenir à la Ville.

– Quant à votre proposition de nous servir devalet, dis-je, il n’y faut pas songer. En dépit de l’allureétourdie de mon camarade, nous ne sommes que deux jeunes paysanstrès frustres, et nous n’avons pas plus besoin de domestique qu’unde ces poètes dont vous avez parlé. D’autre part, si vousconsentiez à suivre notre parti, nous aurons soin de vous mener làoù vous aurez à faire un service plus à votre gré que de friser desperruques ou de lisser des sourcils.

– Ah ! mon ami, s’écria-t-il, ne parlezpas avec cette inconvenante légèreté des mystères de la toilette.Vous-mêmes, vous ne vous trouveriez pas trop mal d’un coup de monpeigne d’ivoire, et si vous appreniez à connaître les vertus de lafameuse lotion purifiante pour la peau, inventée par Murphy, etdont j’ai l’habitude de me servir…

– Je vous suis fort obligé, monsieur, ditRuben, mais la fameuse lotion à l’eau de source de la Providenceest parfaitement appropriée à cet usage.

– Puis, ajoutai-je, Dame Nature m’a mis sur latête une perruque de sa façon que je ne tiendrais pas du tout àchanger.

– Quels Goths ! De vrais Goths !s’écria le petit maître, en levant ses mains blanches… Maisj’entends un pas lourd et un bruit d’armure dans le corridor. C’estnotre ami le chevalier de la colérique figure, si je ne metrompe.

C’était, en effet, Saxon, qui entrait àgrandes enjambées, pour nous prévenir que nos chevaux étaient à laporte et que tout était prêt pour notre départ.

Je le pris en particulier, et je le mis aufait, à voix basse, de ce qui s’était passé entre l’inconnu etnous, en ajoutant les détails qui m’avaient fait penser qu’il sejoindrait à notre parti.

À ces nouvelles, le vieux soldat fronça lessourcils.

– Que peut-on faire d’un fat de cegenre ? dit-il. Nous avons en perspective de rudes coups etune existence plus rude encore. Il n’est pas propre à cettebesogne.

– Vous avez dit vous-même, répondis-je, queMonmouth manquait de cavalerie, voici un cavalier bien monté, etselon toutes les apparences un homme acculé aux dernièresextrémités et prêt à tout. Pourquoi ne l’enrôlerions-nouspas ?

– Ce que je crains, dit Saxon, c’est que soncorps ne soit comme le son dont est bourré un coussin neuf et quin’a d’autre valeur que celle de son enveloppe. Mais c’est peut-êtremieux ainsi. La série de ses titres pourra lui assurer un bonaccueil au camp, car, à ce qu’on me dit, on ne serait pas trèssatisfait de l’indifférence que montre la noblesse à l’encontre del’entreprise.

– J’ai eu peur, dis-je toujours à voix basse,que nous ne perdions l’un de nous au lieu de faire une recrue, danscette hôtellerie anglaise.

– J’ai fait mes réflexions, répondit-il ensouriant. Mais je vous en parlerai plus tard… Eh bien, Sir GervasJérôme, reprit-il à haute voix en s’adressant à notre nouvelassocié, j’apprends que vous venez avec nous. Il faudra vouscontenter de nous suivre pendant un jour sans faire de question, nide remarque. Est-ce convenu ?

– J’accepte avec empressement, s’écria SirGervas.

– Maintenant, vidons un verre pour faire plusample connaissance, s’écria Saxon, en levant son verre.

– Je bois à vous tous, dit le galant. Buvons àune lutte loyale et au triomphe des plus braves !

– Éclair et tonnerre ! dit Saxon, malgrévotre joli plumage, vous me paraissez un gaillard déterminé, jecommence à vous prendre en goût. Donnez-moi votre main.

La longue griffe brune du soldat de fortune seferma sur la main fine de notre nouvel ami, en gage decamaraderie.

Puis, après avoir payé notre dépense, nousfîmes un cordial adieu à Dame Robson qui, je crois, lança un regardde reproche ou d’interrogation à Saxon.

On se mit en selle et on reprit le voyage aumilieu d’une foule de villageois ébahis, qui nous applaudirent àgrands cris, lorsque nous eûmes franchi leur cercle.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer