Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

V – De l’homme aux paupièrestombantes.

Ma mère et mon père étaient assis dans leursfauteuils aux dossiers élevés, de chaque côté du foyer vide, quandnous arrivâmes.

Il fumait la pipe de tabac d’Oroonoko, qu’ils’accordait chaque soir, et elle travaillait à sa broderie.

Au moment où j’ouvris la porte, l’homme quej’amenais entra vivement, s’inclina devant les deux vieillards etse mit à s’excuser avec volubilité sur l’heure tardive de savisite, et à raconter de quelle façon je l’avais recueilli.

Je ne pus retenir un sourire en voyantl’extrême étonnement que témoigna ma mère lorsqu’elle eut jeté lesyeux sur lui, car la perte de ses hautes bottes avait laissé àdécouvert une paire de flûtes qui n’en finissaient pas, et dont lamaigreur était encore accentuée par les larges culottes bouffantesà la hollandaise dont elles étaient surmontées.

La tunique de Decimus était d’un drap grossierde couleur triste, avec des boutons plats, neufs, en cuivre.

Par-dessous se voyait un gilet de calamancoblanchâtre bordé d’argent.

Par-dessus le collet de son habit passait unlarge col blanc selon la mode de Hollande, et de là sortait sonlong cou noueux supportant une tête ronde que couvrait unechevelure en brosse.

On eût dit le navet piqué au bout d’un bâtonsur lequel nous tirions dans les fêtes foraines.

Ainsi équipé, il restait debout, clignotant,fermant les yeux devant l’éclat de la lumière, débitant ses excusesqu’il accompagnait d’autant de révérences et de courbettes qu’enfait Sir Peter Witling dans la comédie.

J’étais sur le point d’entrer avec lui dans lapièce quand Ruben me tira par la manche pour me retenir :

– Non, dit-il, je n’entrerai pas avec vous. Ilest probable que tout cela aboutira à quelque malheur. Il se peutque mon père grogne quand il a bu ses cruches de bière, mais iln’en est pas moins un partisan de la Haute Église et un torydéterminé, et je préfère rester en dehors de toute cettehistoire.

– Vous avez raison, répondis-je. Il n’estnullement nécessaire que vous vous mêliez de cette affaire. Gardezboucle close surtout ce que vous avez entendu.

– Muet comme un rat, dit-il en me serrant lamain, avant de s’enfoncer dans les ténèbres.

Lorsque je retournai dans la chambre, jem’aperçus que ma mère avait couru à la cuisine, où le pétillementdu menu bois indiquait qu’elle allumait du feu.

Decimus Saxon était assis sur le bord ducoffre de chêne à côté de mon père et l’épiait attentivement de sespetits yeux clignotants, pendant que le vieillard ajustait seslunettes de corne et brisait le sceau de la lettre que le visiteurinconnu venait de lui remettre.

Je vis que mon père, après avoir jeté les yeuxsur la signature qui terminait la longue épître d’une écritureserrée, laissa échapper un mouvement de surprise et resta uninstant immobile à la regarder fixement.

Puis il commença à lire, depuis lecommencement, avec la plus grande attention.

Évidemment elle ne lui apportait pas demauvaises nouvelles, car ses yeux étincelaient de joie quand il lesreleva après sa lecture, et plus d’une fois il rit tout haut.

Enfin, il demanda à Saxon comment elle étaitparvenue entre ses mains, et s’il en connaissait le contenu.

– Oh ! pour cela, dit le messager, ellem’a été remise par un personnage qui n’était rien moins que DickyRumbold lui-même, et en présence d’autres qu’il ne m’appartient pasde nommer. Quant au contenu, votre bon sens vous dira que je megarderais bien de risquer mon cou en portant un message sansconnaître la nature de ce message. Cartels,pronunciamientos, défis, signaux de trêve, propositions dewaffenstillstand, comme les appellent les Allemands, toutcela a passé par mes mains, sans jamais s’égarer.

– Vraiment ! dit mon père, vous êtesaussi du nombre des fidèles ?

– J’espère être du nombre de ceux qui marchentdans le sentier étroit et plein d’épines, dit-il en parlant du nezcomme le font les sectaires les plus endurcis.

– Un sentier sur lequel aucun prélat ne peutnous servir de guide, dit mon père.

– Où l’homme n’est rien, où le Seigneur esttout, répartit Saxon.

– Très bien ! très bien ! s’écriamon père. Micah, vous conduirez ce digne homme dans ma chambre.Vous ferez en sorte qu’il ait du linge sec, et mon second vêtementcomplet en velours d’Utrecht. Il pourra lui servir jusqu’à ce quele sien soit séché. Mes bottes lui seront peut-être aussi utiles,mes bottes de cheval, en cuir non tanné. Il y a un chapeau bordéd’argent suspendu dans l’armoire. Veillez à ce qu’il ne lui manquerien de ce qui peut se trouver dans la maison. Le souper sera prêtquand il aura changé de vêtements. Je vous prie de monter tout desuite, mon bon monsieur Saxon. Autrement vous allez vousenrhumer.

– Nous n’avons oublié qu’une chose, dit notrevisiteur en se levant de sa chaise d’un air solennel et joignantses longues mains nerveuses, ne tardons pas un instant de plus àadresser quelques mots d’hommages au Tout-Puissant pour sesmultiples bienfaits, et pour la faveur qu’il m’a faite en me tirantde l’abîme, moi et mes lettre, tout comme Jonas fut sauvé de laviolence des méchants qui le jetèrent par-dessus bord et tirèrentpeut-être sur lui des coups de fauconneau, bien qu’il n’en soitpoint fait mention dans l’Écriture sainte. Donc, prions, mesamis.

Alors, prenant un ton élevé et une voixchantante ; il débita une longue prière d’action de grâce,qu’il conclut en implorant la grâce et les lumières divines sur lamaison et tous ses habitants.

Il termina par un sonore amen, et alors voulutbien se laisser conduire en haut, pendant que ma mère qui étaitsurvenue à l’improviste, et avait été extrêmement édifiée del’entendre, repartait en toute hâte pour lui préparer un verred’usquebaugh vert, avec dix gouttes d’Élixir deDaffy, ce qui était sa recette souveraine contre les suitesd’un bain froid.

Il n’y avait pas un seul événement de la vie,depuis le baptême jusqu’au mariage, qui ne correspondit, dans levocabulaire de ma mère, à une chose qui se mangeait ou se buvait,pas une indisposition pour laquelle elle n’eût un remède agréabledans ses tiroirs bien garnis.

Maître Decimus Saxon, vêtu de l’habit develours d’Utrecht, et chaussé des bottes en cuir non tanné de monpère, faisait une toute autre figure que l’épave souillée quis’était glissée dans notre barque de pêche avec des mouvementsd’anguille congre.

On eût dit qu’il avait changé de façons enchangeant d’habits, car, pendant le souper, il se montra à l’égardde ma mère d’une galanterie discrète, et cela lui seyait bien mieuxque les façons narquoises et suffisantes dont il avait usé avecnous dans le bateau.

À vrai dire, s’il était maintenant trèsréservé, c’est qu’il y avait à cela une excellente raison, car ilfit une si large brèche parmi les victuailles servies sur la tablequ’il ne lui restait guère de temps pour causer.

À la fin, après avoir passé de la tranche debœuf froid au pâté de chapon, et avoir continué par une perche dedeux livres, qu’il fit descendre au moyen d’un grand pot d’ale, ilnous adressa à tous un sourire, et déclara que pour le moment sesbesoins charnels étaient satisfaits.

– Je me fais, dit-il, une règle d’obéir ausage précepte, d’après lequel on doit se lever de table avec assezd’appétit pour manger autant qu’on vient de manger.

– Je conclus de vos paroles, monsieur, quevous avez fait de rudes campagnes, remarqua mon père, quand latable fut desservie, et que ma mère se fut retirée pour lanuit.

– Je suis un vieux batailleur, répondit notrehôte, en revissant sa pipe, un vieux chien si maigre de la race des« Tiens ferme ». Ce corps que voici porte les traces demaints coups d’estoc et de taille reçus au service de la loiprotestante, sans compter d’autres, reçus pour la défense de laChrétienté en général dans les guerres contre le Turc. Monsieur, ily a des gouttes de mon sang sur toute la carte d’Europe. Sansdoute, je le reconnais, il ne fut pas toujours versé dans l’intérêtpublic, mais pour défendre mon honneur dans un ou deux duels, ouholmgangs, ainsi que cela se nommait chez les nations duNord. Il est nécessaire qu’un cavalier de fortune, qui le plussouvent est un étranger en pays étranger, se montre un peuchatouilleux sur ce point, car il est en quelque sorte lereprésentant de son pays dont le bon renom doit lui être plus cherque le sien propre.

– En pareille circonstance, votre arme étaitl’épée, je suppose ? dit mon père, en se démenant sur sachaise d’un air embarrassé, ainsi qu’il faisait lorsques’éveillaient ses instincts d’autrefois.

– Sabre, rapière, lame de Tolède, esponton,hache de combat, pique ou demi-pique, morgenstiern, et hallebarde.Je parle avec la modestie convenable, mais quand je tiens en mainle sabre à un seul tranchant, le sabre avec poignard, le sabre avecbouclier, le sabre courbe seul ou l’assortiment de sabres courbes,je m’engage à tenir tête à n’importe qui aura porté la cotte debuffle, à l’exception de mon frère Quartus.

– Par ma foi, dit mon père, les yeuxbrillants, si j’avais vingt ans de moins, je m’essaierais avecvous. Mon jeu au sabre droit a été estimé bon par de rudes gens deguerre. Que Dieu me pardonne de me laisser encore émouvoir par detelles vanités !

– J’en ai entendu dire du bien par des genspieux, remarqua Saxon. Maître Richard Rumbold lui-même parla de vosexploits au duc d’Argyle. N’y avait-il pas un écossais nommé Storrou Stour ?

– Oui, oui, Stour, de Drumlithie. Je l’aifendu en deux presque jusqu’à la selle dans une escarmouche, laveille de Dunbar. Ainsi donc Dicky n’a pas oublié cela ? Iltenait bon jusqu’au bout, qu’il s’agît de prier ou de se battre.Nous nous sommes trouvés côte à côte sur le champ de bataille, etnous avons cherché la vérité ensemble dans la chambrée. Ainsi doncDick va reprendre le harnais ! Il lui était impossible derester tranquille, tant qu’il y avait un coup à donner pour la foifoulée aux pieds. Si le flot de la guerre s’avance de ce côté-ci,moi aussi… qui sait, qui sait ?

– Et voici un combattant solide, dit Saxon enposant sa main sur mon bras. Il a du nerf et des muscles, et saitparler fièrement à l’occasion, ainsi que j’ai de bonnes raisonspour le savoir, quoique nous ne nous connaissions que depuis peu.Ne pourrait-il pas se faire qu’il frappe, lui aussi, son coup danscette querelle ?

– Nous discuterons de cela, dit mon père d’unair pensif, en me regardant par-dessous ses sourcils enbroussailles, mais je vous en prie, Maître Saxon, donnez-nousquelques autres détails sur cette affaire. À ce que j’ai appris,mon fils Micah vous a tiré des flots. Comment y étiez-voustombé ?

Decimus Saxon fuma sa pipe pendant plus d’uneminute sans rien dire, en homme qui passe la revue des événementspour les ranger en bon ordre.

– Voici de quelle façon la chose arriva,dit-il enfin. Lorsque Jean de Pologne chassa le Turc des portes deVienne, la paix s’établit parmi les Principautés, et maint cavaliererrant, comme moi, se trouva sans emploi. Il n’y avait plus deguerre nulle part, si ce n’est de menues escarmouches en Italie, oùun soldat pût s’attendre à récolter argent ou renommée. J’erraidonc par le Continent, fort marri de l’étrange paix qui régnaitpartout. À la fin pourtant, arrivé aux Pays-Bas, j’appris que laProvidence ayant pour propriétaires et commandants mes deux frèresNonus et Quartus était sur le point de partir d’Amsterdam pour uneexpédition à la côte de Guinée. Je leur proposai de me joindre àeux. Je fus donc pris comme associé à condition de payer un tiersdu prix de la cargaison. Pendant que j’attendais au port, jerencontrai quelques-uns des exilés, qui, ayant entendu parler demon dévouement à la cause protestante, me présentèrent au Duc et auMaître Rumbold, qui confièrent ces lettres à mes soins. Voilà quiexplique clairement de quelle manière elles sont venues entre mesmains.

– Mais non de quelle manière vous et elles,vous êtes trouvés à l’eau, suggéra mon père.

– Oh ! c’est par le plus grand deshasards, dit l’aventurier avec un léger trouble. Ce fut lafortuna belli, ou pour parler avec plus de propriété,pacis. J’avais demandé à mes frères de s’arrêter àPortsmouth pour que je puisse me débarrasser de ces lettres. À quoiils ont répondu en un langage de gens mal élevés, de butors, qu’ilsattendaient les mille guinées qui représentaient ma part dansl’entreprise. À quoi j’ai répondu avec une familiarité fraternelleque c’était peu de chose, et que cette somme serait prélevée surles profits, de notre affaire. Ils ont allégué que j’avais promisde payer d’avance et qu’il leur fallait l’argent. Alors je me suismis en mesure de prouver tant par la méthode d’Aristote que parcelle de Platon, et la méthode déductive que n’ayant point deguinées en ma possession, il m’était impossible d’en payer unmillier, je leur fis remarquer en même temps que la participationprise à l’affaire par un honnête homme était en elle-même une amplecompensation pour l’argent, attendu que leur réputation avaitquelque peu souffert. En outre, donnant une nouvelle preuve de mafranchise et de mon esprit conciliant, je leur proposai unerencontre à l’épée ou au pistolet, avec l’un quelconque d’entreeux, proposition qui aurait satisfait tout cavalier éprisd’honneur. Mais leurs âmes basses et mercantiles leur suggérèrentde prendre deux mousquets, Nonus en déchargea un sur moi, et il estprobable que Quartus l’aurait imité, si je ne lui avait arrachél’arme des mains, et si je ne l’avais fait partir pour empêcher unnouveau méfait. Je crains bien qu’en la déchargeant, un des lingotsn’ait fait un trou dans la peau de mon frère Nonus. Voyant qu’ilpourrait bien survenir d’autres complications à bord du navire, jepris le parti de le quitter sur le champ, et pour ce faire, il mefallut ôter mes belles bottes à revers, qui, à en croire Vanseddarslui-même, étaient la meilleure paire qui fût jamais sortie de sonmagasin. Des hottes à bout carré, à double semelle !Hélas ! Hélas !

– Il est étrange que vous ayez été recueillipar le fils même de l’homme pour qui vous aviez une lettre.

– Ce sont les voies de la Providence, réponditSaxon. J’en ai vingt-deux autres qui doivent être remises de lamain à la main. Si vous me permettez d’user de votre demeurequelque temps, j’en ferai mon quartier général.

– Usez-en comme si elle vous appartenait, ditmon père.

– Votre très reconnaissant, serviteur,répliqua Decimus, en se levant brusquement et mettant la main surson cœur. Je me trouve en vérité dans un port de repos, après lasociété impie et profane de mes frères. Ne chanterons-nous pas unhymne avant de nous délasser des affaires de la journée ?

Mon père y consentit avec empressement, etnous chantâmes : « Ô terre heureuse ».

Après quoi notre hôte nous suivit dans sachambre, en emportant la bouteille d’usquebaugh entaméeque ma mère avait laissée sur la table.

S’il agissait ainsi, c’était, d’après lui,qu’il redoutait une attaque de la fièvre persane, contractée dansses campagnes contre l’Ottoman, et sujette à revenir d’un moment àl’autre.

Je le laissai dans notre meilleure chambre àcoucher et allai retrouver mon père, toujours assis, la têtepenchée sous le poids des réflexions, dans son coin ordinaire.

– Que pensez-vous de ma trouvaille,papa ? demandai je.

– Un homme de talent et de piété, répondit-il,mais la vérité, c’est qu’il m’a apporté les nouvelles les pluspropres à me réjouir le cœur. Aussi n’aurais je pu lui fairemauvais accueil, quand même il eût été le pape de Rome.

– Quelles nouvelles, alors ?

– Les voici, les voici, s’écria-t-il, entirant la lettre de sa poitrine, l’air tout joyeux. Je vais vousles lire, mon garçon. Non, je ferais mieux d’aller dormir sur cela,et de les lire demain, quand nous aurons les idées plus claires.Que le Seigneur me dirige sur ma route, et qu’il confonde letyran ! Priez, pour avoir des lumières, mon garçon, car ilpeut se faire que ma vie et la vôtre soient pareillement enjeu.

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