Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

VIII – Notre départ pour la guerre.

En cheminant le long des hauteurs dePortsdown, nous vîmes tout le temps les lumières de Portsmouth, etcelles des navires du port, qui clignotaient à notre gauche,pendant qu’à notre droite la forêt de Bere était illuminée par lessignaux de feu qui annonçaient le débarquement del’envahisseur.

Un grand bûcher flambait à la cime du Butser,et plus loin, jusqu’aux limites de la vue, des scintillementslumineux montraient que la nouvelle gagnait au Nord le Berkshire età l’Est le Sussex.

Parmi ces feux, les uns étaient faits defagots entassés ; d’autres avec des barils de goudron plantésau bout d’une perche.

Nous passâmes devant un de ces derniers, enface même de Portchester.

Ceux qui les gardaient, entendant le bruit denos chevaux et de nos armes, poussèrent une bruyante acclamation,car sans doute ils nous prirent pour des officiers du Roi en routepour l’Ouest.

Maître Decimus Saxon avait jeté au vent cesfaçons méticuleuses qu’il avait étalées en présence de mon père etil jasait abondamment, en mêlant fréquemment des vers ou des boutsde chansons à ses propos, pendant que nous galopions dans lanuit.

– Ah ! Ah ! disait-il franchement,il fait bon parler sans contrainte, sans qu’on s’attende à vousvoir finir chaque phrase par un Alléluia ou un Amen !

– Vous étiez toujours le premier dans cespieux exercices, remarquai-je d’un ton sec.

– Oui, c’est vrai, vous avez mis en plein dansle but : quand une chose doit être faite, arrangez-vous pourla mener vous-même, quelle qu’elle soit. C’est une recommandationfameuse, et qui m’a bien des fois servi jusqu’à ce jour. Je ne merappelle pas si je vous ai conté qu’à une certaine époque je fusfait prisonnier par les Turcs et emmené à Istamboul, nous étions làplus d’une centaine, mais les autres ont péri sous le bâton, oubien ils sont présentement enchaînés à une rame sur les galèresimpériales ottomanes, et ils y resteront sans doute jusqu’au jouroù une balle vénitienne ou génoise trouvera le chemin de leurmisérable carcasse. Moi seul, j’ai réussi à ravoir ma liberté.

– Ah ! dites-moi donc comment vous vousêtes échappé ? demandai-je.

– En tirant parti de l’esprit dont m’a doué laProvidence, reprit-il d’un ton enchanté, car en voyant que leurmaudite religion est justement ce qui aveugle ces infidèles, je memis à l’œuvre pour en profiter. Dans ce but, j’observai la façondont nos gardes procédaient à leurs exercices du matin et du soir.Je fis de ma veste un prie-dieu et je les imitai. Seulement j’ymettais plus de temps et plus de ferveur.

– Quoi ! m’écriai-je avec horreur, vousavez fait semblant d’être musulman ?

– Non, je n’ai pas fait semblant. Je le suisdevenu tout à fait. Toutefois c’est entre nous, attendu que celapourrait ne pas me mettre en odeur de sainteté, auprès de quelqueRévérend Aminadab-Source-de-Grâce, s’il s’en trouve dansle camp rebelle, qui ne soit point admirateur de Mahomet.

Je fus si abasourdi de cette impudenteconfession dans la bouche d’un homme, qui avait toujours été lepremier à diriger les exercices d’une pieuse famille chrétienne,qu’il me fut impossible de trouver un mot.

Decimus Saxon siffla quelques mesures d’un airguilleret.

Puis il reprit :

– Ma persévérance dans ces dévotions eut pourrésultat qu’on me sépara des autres prisonniers. J’acquis assezd’influence sur les geôliers, pour me faire ouvrir les portes, eton me laissa sortir, à condition de me présenter une fois par jourà la porte de la prison. Et quel emploi fis-je de ma liberté ?Vous en doutez-vous ?

– Non, vous êtes capable de tout, dis-je.

– Je me rendis aussitôt à leur principalemosquée, celle de Sainte-Sophie. Quand les portes s’ouvraient etque le muezzin lançait son appel, j’étais toujours le premier àaccourir pour faire mes dévotions et le dernier à les cesser. Si jevoyais un Musulman frapper de son front le pavé une fois, je lefrappais deux fois. Si je le voyais pencher le corps ou la tête, jem’empressais de me prosterner.

« Aussi ne se passa-t-il guère de tempsavant que la piété du Gnaim ne devint le sujet des conversations detoute la ville, et on me fit présent d’une cabane pour m’y livrer àmes méditations religieuses.

« J’aurais pu fort bien m’en accommoder,et à vrai dire j’avais pris le ferme parti de me poser en prophèteet d’écrire un chapitre supplémentaire pour le Koran, lorsqu’un sotdétail inspira aux fidèles des doutes sur ma sincérité.

« Bien peu de choses d’ailleurs.

« Une bécasse de donzelle se laissasurprendre dans ma cabane par quelqu’un qui venait me consulter surquelque point de doctrine ; Mais il n’en fallut pas davantagepour mettre en mouvement les langues de ces païens. Je jugeai doncprudent de leur glisser entre les doigts en montant à bord d’uncaboteur levantin et en laissant le Koran inachevé.

« La chose vaut peut-être autant, car ceserait une cruelle épreuve que de renoncer aux femmes chrétienneset au porc pour leurs houris qui fleurent l’ail et leursmaudits kybobs de mouton.

Pendant cette conversation, nous avionstraversé Farnham et Botley ; nous nous trouvions alors sur laroute de Bishopstoke.

En cet endroit, le sol change de nature :le calcaire fait place au sable, en sorte que les fers de noschevaux ne rendaient plus qu’un son sourd.

Cela n’était point fait pour gêner notreconversation ou plutôt celle de mon compagnon ; car je mebornais au rôle d’auditeur.

À la vérité, j’avais l’esprit si pleind’hypothèses sur ce qui nous attendait et de pensées, qui allaientau foyer que je laissais derrière moi, que je n’étais guère enveine de propos plaisants.

Le ciel était un peu nébuleux, mais la lunebrillait d’un éclat métallique à travers les déchirures des nuageset nous montrait devant nous un long ruban de route.

Les deux côtés étaient disséminés des maisonsavec jardins, sur les pentes, qui descendaient vers la route.

On sentait dans l’air une lourde et fade odeurde fraises.

– Avez-vous jamais tué un homme dans un momentde colère ? demanda Saxon, pendant que nous galopions.

– Jamais, répondis-je.

– Là ! vous reconnaîtrez alors que quandvous entendez le cliquetis de l’acier contre l’acier, et que vousregardez dans les yeux de votre adversaire, vous oubliez àl’instant toutes les règles, toutes les maximes, tous les préceptesde l’escrime que vous ont enseignés votre père ou d’autres.

– J’ai appris fort peu de ces choses-là,dis-je. Mon père ne m’a appris qu’à porter un bon et franc coupdroit. Ce sabre ci peut trancher une barre de fer d’un pouced’épaisseur.

– La sabre de Scanderbeg a besoin du bras deScanderbeg, remarqua-t-il. J’ai constaté que c’était une lame dumeilleur acier. C’est là un de ces véritables arguments de jadispour faire entrer un texte, ou expliquer un psaume, tel qu’endégainaient les fidèles du temps jadis, alors qu’ils prouvaientl’orthodoxie de leur religion par des coups et des bourradesapostoliques. Ainsi donc vous n’avez pas fait beaucoupd’escrime ?

– J’en ai très peu fait, presque pas,dis-je.

– Cela vaut presque autant. Pour un vieuxmanieur d’épée qui a fait ses preuves comme moi, le point capitalest de connaître son arme, mais pour un jeune Hotspur de votresorte, il y a beaucoup à espérer de la force et de l’énergie. J’airemarqué bien des fois que les gens les plus adroits dans le tir àl’oiseau, dans l’art de fendre la tête de turc, et d’autres sports,sont toujours des traînards sur le champ de bataille. Si l’oiseauétait, lui aussi, armé d’une arbalète, avec une flèche sur lacorde, si le turc avait un poing aussi bien qu’une tête, votrefreluquet aurait tout juste les nerfs assez solides pour son jeu.Maître Clarke, j’en suis certain, nous serons d’excellentscamarades. Que dit-il, le vieux Butler ?

Jamais fidèle écuyer ne fit mieux le saut avec unchevalier.

Jamais chevalier ne fit mieux le saut avec un écuyer.

« Voilà plusieurs semaines que je n’aipas osé citer Hudibras par crainte de mettre le Covenanten ébullition dans les veines du vieux.

– Si vraiment nous devons être camarades,dis-je d’un ton rude, il faut que vous appreniez à parler avec plusde respect et moins de désinvolture au sujet de mon père. Il nevous aurait jamais accordé l’hospitalité, s’il avait entendul’histoire que vous m’avez racontée, il n’y a qu’un instant.

– C’est probable, dit l’aventurier en riantsous cape. Il y a pas mal de chemin entre une mosquée et unconventicule. Mais n’ayez pas la tête si chaude, mon ami. Il vousmanque cette égalité de caractère que vous acquerrez, sans aucundoute, en vos années de maturité. Comment ! mon garçon, moinsde cinq minutes après m’avoir vu, vous allez m’assommer à coups derame, et depuis lors vous avez toujours été sur mes talons comme unchien de meute, tout prêt à donner de la voix, pour peu que jemette le pied sur ce que vous appelez la ligne droite. Songez-y,vous allez vous trouver au milieu de gens qui se battent àl’occasion de la moindre querelle. Un mot de travers et un coup derapière se suivent de près.

– Êtes-vous dans ces dispositions-là ?répondis-je avec vivacité. J’ai le caractère paisible, mais desmenaces déguisées, des bravades voilées, je ne les toléreraipas.

– Diantre ! s’écria-t-il, je vois quevous vous disposez à me couper en morceaux et à m’envoyer ainsi parmorceaux au camp de Monmouth. Non, nous aurons assez à nous battre,sans nous chercher noise mutuellement. Quelles sont ces maisons, àgauche ?

– C’est le village de Swathling, répondis-je.Les lumières de Bishopstoke brillent à droite, dans le creux.

– Alors nous avons fait quinze milles de notretrajet, et il me semble qu’on voit déjà une faible lueur d’aube.Hallo ! qu’est-ce que cela ? Il faut que les lits soientrares pour que les gens dorment sur les grandes routes.

Une tache sombre que j’avais remarquée sur lachaussée en avant de nous devint à une approche un corps humain,étendu de tout son long, la face contre terre, la tête posant surses bras croisés.

– Un homme qui aura fait la fête, à l’aubergedu village sans doute ? remarquai-je.

– Il y a du sang dans l’air, dit Saxon enrelevant son nez recourbé comme un vautour qui flaire lacharogne.

La lueur pâle et froide de la première aube,tombant sur des yeux grands ouverts et sur une face exsangue meprouva que l’instinct du vieux soldat ne l’avait pas trompé et quel’homme avait rendu le dernier soupir.

– Voilà de la belle besogne ; dit Saxonen s’agenouillant à côté du cadavre et lui mettant les mains dansles poches, des vagabonds sans doute ! Pas unfarthing dans les poches ! Pas même la valeur d’unbouton de manchette pour payer son enterrement.

– Comment a-t-il été tué ? demandai-je,plein d’horreur en voyant cette pauvre face sans expression, maisonvide, dont l’habitant était parti.

– Un coup de poignard par derrière, et un coupsec sur la tête avec la crosse d’un pistolet. Il ne peut pas êtremort depuis longtemps, et cependant il n’a pas un denier sur lui.Pourtant c’était un homme d’importance, à en juger par sesvêtements : du drap fin, d’après le toucher, culottes develours, boucles d’argent aux souliers. Les coquins ont dû faire unriche butin sur lui. Si nous pouvions les rattraper, Clarke, ceserait une grande et belle chose.

– En effet, ce serait beau ! m’écriai-jeavec enthousiasme. Quelle tâche plus noble que de faire justiced’assassins aussi lâches !

– Peuh ! Peuh ! s’écria-t-il. Lajustice est une dame sujette aux glissades et l’épée qu’elle portea deux tranchants. Il pourrait bien se faire qu’en notre rôle derebelles, nous ayons de la justice à en revendre. Si je songe àpoursuivre ces voleurs, c’est pour que nous les soulagions de leurspolia opima, en même temps que des autres chosesprécieuses qu’ils ont pu amasser illégalement. Mon savant ami leFlamand établit que ce n’est point voler que de voler un voleur.Mais où allons-nous cacher ce corps ?

– Pourquoi le cacherions-nous ? demandaije.

– Eh ! l’ami, si ignorant que vous soyezdes choses de la guerre ou des précautions du soldat, vous devezvoir que si l’on trouvait ce cadavre ici, on crierait au meurtredans tout le pays, et que des inconnus comme nous seraient arrêtéscomme suspects. Et si nous arrivions à nous justifier, ce qui n’estpas chose facile, le juge de paix voudrait au moins savoir d’oùnous venons, où nous allons ; et tout cela finirait par desrecherches qui ne présagent rien de bon.

« Ainsi donc, mon ami inconnu etsilencieux, reprit-il, je vais prendre la liberté de vous traînerjusque dans les broussailles. Il est probable que vous y passerezau moins un ou deux jours sans qu’on s’aperçoive de votre présence,et qu’ainsi vous ne causerez pas d’ennuis à d’honnêtes gens.

– Au nom du Ciel, ne le traitez pas avec cettebrutalité, m’écriai-je en sautant à bas de mon cheval, et posant mamain sur le bras de mon compagnon. Il n’est nullement nécessaire dele traîner avec autant de sans-gêne. Puisqu’il faut l’enleverd’ici, je le transporterai avec tous les égards nécessaires.

En disant ces mots, je pris le corps entre mesbras. Je le portai dans un amas d’ajoncs en fleur près de la route,je l’y déposai avec respect et ramenai les branches sur lui pour lecacher.

– Vous avez les muscles d’un bœuf et un cœurde femme, marmotta mon compagnon. Par la Messe, il avait raison, cechanteur de psaumes en cheveux blancs, car, si ma mémoire estfidèle, il a dit quelque chose de ce genre. Quelques poignées depoussière feront disparaître les taches. Maintenant nous pouvonsnous remettre en route sans crainte d’être appelés à répondre descrimes d’un autre. Je vais seulement serrer ma ceinture et sansdoute nous serons bientôt hors de danger.

« J’ai eu affaire, reprit Saxon, pendantque nous reprenions notre chevauchée, à bien des gentilshommes decette espèce, avec les brigands albanais, les bandittipiémontais, les lansquenets, les francs-cavaliers du Rhin, lespicaroons d’Algérie, et autres de leurs pareils. Cependantje ne puis m’en rappeler un seul qui ait pu prendre sa retraite ensa vieillesse avec une fortune suffisante. C’est un commercetoujours précaire, et qui doit finir tôt ou tard par une danse dansle vide au bout d’une corde raide, avec un bon ami vous tirant detoute sa force par les jambes pour vous débarrasser de l’excès desouffle qui peut vous rester.

– Et tout ne finit pas là !remarquai-je.

– Non, il y a de l’autre côté Tophet et le feude l’enfer. Ainsi nous l’apprennent nos bons amis les curés. Ehbien, si l’on ne réussit pas à gagner de l’argent dans ce monde, sil’on finit par y être pendu, et si l’on doit enfin brûleréternellement, il est certain qu’on s’est engagé dans une routesemée d’épines. Mais d’autre part, si l’on parvient à mettre lamain sur une bourse bien garnie, ainsi que l’on fait cette nuit cescoquins, on peut bien risquer quelque chose, dans le monde àvenir.

– Mais, dis-je, à quoi leur servira cettebourse pleine ? De quelle utilité seront les vingt ou trentepièces enlevées à ce malheureux par ces coquins, quand sonnera leurdernière heure ?

– C’est vrai, dit sèchement Saxon, mais ellespourront leur rendre quelques services en attendant. Vous dites quec’est là Bishopstoke ? Que sont ces lumières qu’on voit plusloin ?

– Elles viennent de Bishop’s Waltham, répondisje.

– Il faut aller plus vite, car je tiendraisbeaucoup à être à Salisbury avant qu’il fasse grand jour.

« Nous y donnerons du repos à nos cheveuxjusqu’au soir, et nous nous reposerons aussi, car l’homme et labête ne gagnent rien à arriver fourbus sur le théâtre de laguerre.

« Pendant toute cette journée, on neverra pas que courriers sur courriers par toutes les routes del’ouest.

« Il y aura peut être aussi despatrouilles de cavalerie et nous ne pourrons y montrer nos figuressans risquer d’être arrêtés et interrogés.

« Or, si nous restons dedans pendant lejour, et si nous reprenons notre voyage à la tombée de la nuit, ennous écartant de la grande route et traversant la plaine deSalisbury et les dunes du comté de Somerset, nous arriveronsprobablement au but sans accident.

– Mais si Monmouth avait engagé la lutte avantque nous soyons arrivés ?

– Alors nous aurons manqué une occasion denous faire couper la gorge.

« Hé ! l’ami, en supposant qu’il aitété mis en déroute, et son monde dispersé, ne serait-ce pas unefameuse idée de notre part que de nous présenter comme deux loyauxyeomen, qui auraient fait à cheval tout le trajet depuis leHampshire, pour frapper un coup contre les ennemis duRoi ?

« Nous pourrions obtenir un présent enargent ou en terre comme récompense de notre zèle…

« Non, ne froncez pas le sourcil, cen’était qu’une plaisanterie.

« Laissons souffler nos chevaux enmontant cette côte au pas.

« Mon genêt est aussi frais qu’au départ,mais votre grande carcasse commence à peser sur votre grispommelé.

La tache lumineuse de l’orient s’étaitallongée et élargie.

Le ciel était parsemé de petites aigrettesécarlates formées par des nuages.

Comme nous franchissions les collines bassesprès du gué de Chandler et Romsey, nous pûmes voir la fumée deSouthampton au Sud-Est, et la vaste et sombre masse de la NewForest sur laquelle planait la brume matinale.

Quelques cavaliers passèrent près de nous,jouant de l’éperon, et trop préoccupés de leurs affaires pours’enquérir des nôtres.

Deux ou trois charrettes, et une longue filede chevaux de bât, dont la charge consistait principalement enballots de laine arrivèrent fort espacés par un chemin, detraverse.

Les conducteurs nous ôtèrent leurs chapeaux etnous souhaitèrent bon voyage.

À Dunbridge, les habitants commençaient à semettre en mouvement.

Ils enlevaient les volets des cottages etvenaient à la barrière de leurs jardins pour nous voir passer.

Lorsque nous entrâmes à Dean, le grand soleilrouge élevait son globe rosé au-dessus de l’horizon.

L’air s’emplissait du bourdonnement desinsectes et des doux parfums du matin.

Nous mîmes pied à terre dans le derniervillage et bûmes un verre d’ale pendant que nos chevaux sereposaient et se désaltéraient.

L’hôtelier ne put nous donner aucunrenseignement au sujet des insurgés et paraissait d’ailleurs sesoucier fort peu que l’affaire tournât dans un sens ou dansl’autre.

– Tant que le brandy paiera un droit de sixshillings huit pence par gallon et qu’avec le fret et le coulage ilreviendra à une demi-couronne, dont je compte bien tirer douzeshillings, peu m’importe que tel ou tel soit roi d’Angleterre.Parlez-moi d’un roi qui empêcherait la maladie du houblon, je suisson homme.

Telle était la politique de l’hôtelier, etj’oserai dire qu’il y en avait bien d’autres qui pensaient commelui.

De Dean à Salisbury, on va en droite ligne àtravers de la lande, des marais, des bourbiers de chaque côté de laroute, sans autre halte que le hameau d’Aldesbury, à cheval sur lalimite même du comté de Wilts.

Nos montures, ragaillardies par un courtrepos, allaient d’un bon train.

Ce mouvement rapide, l’éclat du soleil, labeauté du matin, tout concourait à nous égayer l’esprit, à nousremonter, après l’abattement que nous avaient causé notre longuechevauchée nocturne et l’incident du voyageur assassiné.

Les canards sauvages, les macreuses, lesbécasses partaient à grand bruit des deux côtés de la route au sondes fers des chevaux.

Une fois, une harde de daims rouges se dressaau milieu de la fougère et s’enfuit dans la direction de laforêt.

Une autre fois, comme nous passions devant unépais bouquet d’arbres, j’entrevis une créature de formesindécises, à demi cachée par les troncs des arbres, et qui étaitsans doute, à ce que j’imagine, un de ces bœufs sauvages dont j’aientendu les paysans parler, êtres, qui, d’après eux, habitent lesprofondeurs des forêts du sud et sont si farouches, si intraitablesque nul n’ose en approcher.

L’étendue de la perspective, la fraîcheurpiquante de l’air, la sensation toute nouvelle d’une grande tâche àaccomplir, tout concourait à faire circuler dans mes veines commeune vie ardente, et telle que le tranquille séjour au village n’eûtjamais pu me la donner.

Mon compagnon, avec sa supérioritéd’expérience, éprouvait aussi cette influence car il se mit àchanter d’une voix fêlée une chanson monotone, qui, prétendait-il,était une ode orientale et qui lui avait été apprise par la sœurcadette de l’Hospodar de Valachie.

– Parlons un peu de Monmouth, remarqua-t-il,revenant soudain aux réalités de notre situation. Il est peuprobable qu’il soit en état d’entrer en campagne avant quelquesjours, quoiqu’il soit d’extrême importance pour lui de frapper uncoup sans retard, de façon à exciter le courage de ses partisansavant d’avoir sur les bras les troupes du roi.

« Remarquez-le, il lui faut non seulementtrouver des soldats, mais encore les armer, et il est probable quece sera plus difficile encore.

« Supposons qu’il réussisse à rassemblercinq mille hommes – et il ne peut faire un mouvement avec un nombreinférieur – il n’aura pas un mousquet par cinq hommes. Le restedevra se tirer d’affaires avec des piques, des massues et les armesprimitives qu’on pourra trouver.

« Tout cela prend du temps ; il yaura peut-être des escarmouches, mais sans doute aucun engagementsérieux avant notre arrivée.

– Lorsque nous le rejoindrons, il auradébarqué depuis trois ou quatre jours, dis-je.

– C’est bien peu de temps, avec son petitétat-major d’officiers pour enrôler ses hommes et les organiser enrégiments. Je ne m’attends guère à le trouver à Taunton, quoiqu’onnous y ait envoyés. Avez-vous entendu parler de riches Papistesdans ce pays ?

– Je ne sais, répondis-je.

– S’il y en avait, il y aurait des caissesd’orfèvrerie, de la vaisselle d’argent, sans parler des bijoux deMilady et autres bagatelles propres à récompenser un fidèlesoldat.

« Que serait la guerre sans lepillage ?

« Une bouteille sans vin, une coquillesans huître.

« Voyez-vous là-bas cette maison quiregarde furtivement entre les arbres. Je parie qu’il y a sous cetoit un tas de bonnes choses, que vous et moi nous les aurions,rien qu’on prenant la peine de les demander, pourvu que nous lesdemandions, le sabre bien en main. Vous m’êtes témoin que votrepère m’a fait présent de ce cheval, qu’il ne me l’a pointprêté ?

– Alors pourquoi dites-vous cela ?

– De peur qu’il ne réclame la moitié du butinque je pourrai faire. Que dit mon érudit Flamand dans le chapitreintitulé : « An qui militi equum proebuit proedoe abeo captoe particeps esse debeat ? » ce quisignifie : « Si celui qui prête un cheval à un soldat,doit avoir part au butin fait par celui-ci ? »

« En ce passage, il cite le cas d’uncommandant espagnol, qui avait prêté un cheval à l’un de sescapitaines, et le capitaine ayant fait prisonnier le généralennemi, le commandant l’assigna en justice pour avoir la moitié desvingt mille couronnes auxquelles se monta la rançon du prisonnier.Un cas analogue est rapporté par le fameux Petrinus Bellus en sonlivre : « De Re militari » lecture favoritedes chefs de grand renom.

– Je puis vous promettre, dis-je, que jamaismon père ne vous fera aucune réclamation, de ce genre. Voyez-vous,là, par-dessus la cime de la colline, comme le soleil fait brillerle haut clocher de la cathédrale, qui semble comme un gigantesquedoigt de pierre, montrant la route que tout homme doit suivre.

– Il y a une belle provision d’orfèvrerie etd’argenterie dans ces mêmes églises, dit mon compagnon. Je mesouviens qu’à Leipzig, au temps de ma première campagne, je mis lamain sur un chandelier, que je fus forcé de vendre à un brocanteurjuif pour un quart de sa valeur ; et pourtant, même à ceprix-là, j’en eus assez pour remplir de grosses pièces monhavresac.

Pendant qu’il parlait, il se trouva que lajument de Saxon avait gagné une où deux longueurs sur ma monture,ce qui me permit de le considérer à loisir sans tourner latête.

Pendant notre chevauchée, j’avais eu trop peude lumière pour juger de l’air qu’il avait sous son équipement, jefus stupéfait du changement que cela avait produit chez monhomme.

Habillé en simple particulier, sa maigreurextrême, la longueur de ses membres lui donnaient l’air gauche,mais à cheval, sa face maigre et sèche, vue sous son casqued’acier, sa cuirasse et son justaucorps de buffle élargissant soncorps, ses hautes bottes de cuir souple montant jusqu’à mi-cuisse,il avait bien l’air du vétéran qu’il prétendait être.

L’aisance avec laquelle il se tenait en selle,l’expression hautaine et hardie de sa figure, la grande longueur deses bras, tout indiquait l’homme capable de bien jouer son rôledans la mêlée.

Son langage seul m’inspirait peu de confiance,mais son attitude suffisait aussi pour convaincre un novice quec’était un homme profondément expérimenté dans les choses de laguerre.

– Voici l’Aven qui brille parmi les arbres,remarquai-je. Nous sommes à environ trois milles de la ville deSalisbury.

– Voici un beau clocher, dit-il en jetant unregard sur la haute tour de pierre qui se dressait devant nous. Ondirait que les gens d’autrefois passaient leur vie à entasserpierres sur pierres.

« Et pourtant l’histoire nous conte derudes batailles, nous parle de bons coups donnés ! Cela prouvequ’ils avaient des loisirs pour se distraire par des exercicesguerriers, et qu’ils n’étaient pas toujours occupés à des besognesde maçons.

– En ce temps-là, l’Église était rude,répondis-je, en secouant mes rênes, car Covenant commençait àdonner des signes de paresse. Mais voici quelqu’un qui pourraitpeut-être nous donner des nouvelles de la guerre.

Un cavalier, dont l’extérieur indiquait qu’ilavait dû faire une longue et pénible traite, s’approchaitrapidement vers nous.

Homme et cheval étaient pareillement couvertsde poussière grise, barbouillés de boue.

Néanmoins l’homme se mit au galop en laissantaller les rênes, et en se courbant sur l’encolure comme un hommepour lequel une foulée de plus a de la valeur.

– Holà ! hé, l’ami, s’écria Saxon, endirigeant sa jument de façon à barrer la route sur le passage del’homme, quoi de nouveau dans l’Ouest ?

– Je ne dois pas m’attarder, dit le messagerd’une voix haletante, en ralentissant un instant son allure, jeporte des papiers importants envoyés par Gregory Alford, maire deLyme, pour le Conseil de Sa Majesté.

« Les Rebelles lèvent la tête, et serassemblent comme les abeilles au temps de l’essaimage. Il y en adéjà quelques milliers en armes, et tout le comté de Devons’agite.

« La cavalerie rebelle, commandée parLord Grey, a été chassée de Bridport par la milice rouge de Dorset,mais tous les whigs à l’oreille en pointe, depuis le Canal jusqu’àla Severn, vont rejoindre Monmouth.

Et après ce bref résumé des nouvelles, il nousdépassa et reprit sa route à grand bruit, au milieu d’un nuage depoussière, pour remplir sa mission.

– Ainsi donc voilà la bouillie sur le feu, ditDecimus Saxon, lorsque nous nous remîmes en marche, maintenantqu’il y a des peaux trouées, les rebelles peuvent tirer les épéeset jeter les fourreaux. Ou bien c’est la victoire pour eux, ou bienleurs quartiers seront accrochés dans toutes les villes du royaumequi ont un marché. Hé ! mon garçon, nous jetons une bassecarte pour une belle mise.

– Remarquez que Lord Grey a éprouvé un échec,dis-je.

– Peuh ! cela n’a pas d’importance. Uneescarmouche de cavalerie, tout au plus, car il est impossible queMonmouth ait amené le gros de ses forces à Bridport, et s’il avaitpu l’y amener, il s’en serait gardé, car cet endroit n’est pas sursa route.

« Ça été une de ces affaires qui secomposent de trois coups de feu et un temps de galop, où chacun descombattants gagne au large en s’attribuant la victoire. Mais nousvoici dans les rues de Salisbury. Maintenant laissez-moi la parole.Sans quoi votre maudite véracité peut nous faire faire la culbuteavant que l’heure ait sonné.

Nous descendîmes la large Grand-Rue pourmettre pied à terre devant l’Hôtellerie du Sanglier Bleu.

Nous confiâmes nos chevaux fatigués au valetd’écurie, auquel Saxon fit de minutieuses recommandations au sujetde la façon de les soigner, en parlant à très haute voix, etémaillant ses propos de nombreux et rudes jurons soldatesques.

Après quoi, il fit une entrée bruyante dans lasalle commune, s’assit sur une chaise, posa ses pieds sur une autrechaise, et fit comparaître l’hôtelier devant lui, pour lui faireconnaître nos besoins, sur un ton et avec des façons bien propres àlui donner une haute idée de notre condition.

– Ce que vous avez de mieux, et tout de suite,dit-il. Tenez prête votre plus grande chambre à coucher à deuxlits, auxquels vous mettrez les draps les plus fins, parfumés à lalavande, car nous avons fait un fatigant trajet à cheval, et nousavons besoin de repos.

« Et puis, vous m’entendez bien,hôtelier, n’essayez pas de nous faire passer de vos marchandiseséventées et moisies pour des denrées fraîches, non plus que devotre lessive de vin français pour du Hainaut authentique.

« Je tiens à vous faire savoir que monami et moi nous sommes des personnages qui jouissent de quelqueconsidération dans le monde, bien que nous ne pensions pas devoirfaire connaître nos noms au premier croquant venu.

« Faites donc en sorte de bien mériter denous, ou autrement ce sera tant pis pour vous.

Ce discours, ainsi que les façons hautaines etl’air farouche de mon compagnon, produisit tant d’effet surl’hôtelier qu’il nous servit aussitôt un déjeuner qui avait étépréparé pour trois officiers des Bleus, lesquels l’attendaient dansla pièce voisine.

Il leur fallut passer une demi-heure de plus àjeun.

Nous entendions fort bien leurs jurons etleurs plaintes pendant que nous dévorions leur chapon et leur pâtéde gibier.

Lorsque nous eûmes fait ce bon repas, arroséd’une bouteille de Bourgogne, nous montâmes à notre chambre, pourétendre sur les lits nos membres fatigués, et nous fûmes bientôtplongés dans un profond sommeil.

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