Micah Clarke – Tome I – Les Recrues de Monmouth

X – Notre périlleuse aventure dans laPlaine.

Nous nous étions à peine éloignés d’undemi-mille de la ville quand le roulement des timbales, et lafanfare des trompettes, dont les sons musicaux se faisaiententendre de plus en plus clairement à travers l’obscurité,annoncèrent l’arrivée du régiment de cavalerie attendu par nos amisde l’hôtellerie.

– Nous avons très bien fait de les planter là,dit Saxon, car ce jeune étourneau aurait pu éventer le gibier etnous jouer quelque mauvais tour. Est-ce que par hasard, vous auriezvu mon mouchoir de soie ?

– Non, répondis-je.

– Non ? Alors il a dû tomber de maboutonnière pendant la querelle. J’aurai de la peine à m’en passer,car je ne me charge guère de bagages en route… Huit cents hommesd’abord, a dit le major, et bientôt après, trois mille. S’ilm’arrive de rencontrer ce même Oglethorpe, ou Ogilvy, quand lapetite affaire sera finie, je lui donnerai une leçon pour luiapprendre à s’occuper moins de chimie et un peu plus de lanécessité de se conformer aux règles de la prudence militaire…C’est bien d’être toujours poli avec les inconnus et de donner desrenseignements, pourvu que ces renseignements soient faux.

– Comme le sont peut-être les siens,suggérai-je.

– Oh ! non, ils sont sortis de sa boucheavec trop de volubilité… Tout doux ! Chloé, tout doux. Elleest bourrée d’avoine et ne demande qu’à prendre le galop, mais ilfait diablement noir. C’est à peine si nous voyons notrechemin.

Nous avions suivi au trot la grande routeindiquée par une vague blancheur dans les ténèbres, pendant que lefeuillage épais des arbres s’agitait des deux côtés, à peineentrevu sur le fond noir des nuages.

Nous arrivions alors au bord oriental de lagrande plaine qui s’étend à quarante milles dans un sens et à vingtmilles dans l’autre, sur une grande partie du comté de Wilts, etplus loin que la limite du comté de Somerset.

La grande route de l’Ouest longe ce désert,mais nous avions décidé de suivre un chemin moins battu qui nousconduirait à notre but, mais d’une façon plus ennuyeuse.

Son peu d’importance, ainsi que nousl’espérions, ferait oublier à la cavalerie royale de lesurveiller.

Nous étions parvenu à l’endroit où ce cheminde traverse se détache de la route principale, quand nousentendîmes derrière nous le bruit des pas d’un cheval.

– En voici un qui ne craint pas de galoper,remarquai-je.

– Faisons halte ici dans l’ombre ! criaSaxon.

Puis d’une voix basse et rapide.

– Assurez-vous que votre épée joue bien dansle fourreau. Il faut qu’il ait un ordre à transmettre pour aller dece train en pleine nuit.

À force de sonder du regard l’obscurité de laroute, nous finîmes par entrevoir une tache indécise qui bientôtprit la forme d’un homme à cheval.

Le cavalier était presque sur la même ligneque nous, avant qu’il se fût aperçu de notre présence.

Alors il poussa son cheval d’un gestesingulier et maladroit et fit demi tour de notre côté.

– Micah Clarke est-il ici ? dit-il d’unevoix dont le timbre m’était étrangement familier.

– Je suis Micah Clarke, dis-je.

– Et moi, je suis Ruben Lockarby, s’écriacelui qui nous poursuivait, en prenant une intonationhéroï-comique. Ah ! Micah, je vous embrasserais, si je n’étaispas sûr qu’en essayant de le faire je tomberai de cheval, etpeut-être en vous entraînant avec moi. Cette brusque évolution afailli me jeter sur la grande route. Je n’ai fait que glisser et mecramponner tout le temps depuis que j’ai dit adieu à Havant.Sûrement jamais n’a été monté un cheval qui s’entende si bien àglisser sous vous.

– Grands Dieux ! Ruben ! m’écriai-jetout abasourdi, pourquoi tout ce trajet depuis la maison ?

– C’est la même cause qui vous a fait partir,vous et Don Decimo Saxon, ci-devant du Solent, que je croisentrevoir dans l’ombre derrière vous. Comment cela va-t-il,illustre personnage ?

– C’est donc vous, jeune coq des bois ?grogna Saxon d’une voix qui n’exprimait pas un excès de joie.

– Ni plus, ni moins, dit Ruben. Et maintenant,mes gais cavaliers, faites faire demi-tour à vos chevaux, et autrot, en route. Il n’y a pas un moment à perdre. Il faut que noussoyons tous à Taunton demain.

– Mais, dis-je, mon cher Ruben, il n’est paspossible que vous veniez avec nous pour rejoindre Monmouth. Quedirait votre père ? Il ne s’agit pas d’une promenade devacances, mais d’une expédition qui peut finir d’une façon tristeet cruelle. Mettons les choses au mieux. La victoire ne seraobtenue qu’au prix de beaucoup de sang et de dangers. Si celatourne mal, il peut arriver que nous ayons à monter surl’échafaud.

– En avant, les amis, en avant !s’écria-t-il, en donnant de l’éperon à son cheval, tout estarrangé, réglé. Je viens exprès offrir mon auguste personne, enmême temps qu’une épée que j’ai empruntée, et un cheval que j’aidérobé, à Son Altesse très Protestante, James, duc de Monmouth.

– Mais comment cela se fait-il ?demandai-je, pendant que nous chevauchions côte à côte. Cela meréchauffe jusqu’au fond du cœur de vous voir, mais vous ne vousêtes jamais occupé de religion ni de politique ; d’où vientdonc cette soudaine résolution ?

– Eh bien, à dire la vérité, répondit-il, jene suis homme ni du Roi ni du duc, et je ne donnerais pas un boutonpour voir l’un ou l’autre sur le trône. Je ne suppose pas que l’uncontribue plus que l’autre à augmenter la clientèle de la Gerbede blé, ou qu’il ait besoin des conseils de Ruben Lockarby. Jesuis l’homme de Micah Clarke, de la pointe des cheveux à la plantedes pieds, et s’il part à cheval pour la guerre, que la pestem’emporte, si je ne suis pas à ses côtés.

Et en parlant, il leva la main d’un gesteenthousiaste.

Cela lui fit perdre l’équilibre, et il tombadans un épais fourré de broussailles sur le bord de la route, d’oùses jambes émergèrent, s’agitant désespérément dans lesténèbres.

– C’est la dixième fois, dit-il en sedégageant et grimpant de nouveau sur sa selle. Mon père medisait : « prends l’habitude de ne pas rester collé à toncheval. Il faut se hausser et se laisser tomber doucement. »Cela ne fait rien, on se laisse tomber plus souvent qu’on ne sehausse. Et la chute n’est pas douce.

– Pardieu, c’est vrai, s’écria Saxon, au nomde tous les saints du calendrier, comment espérez-vous de voustenir en selle, en face de l’ennemi, si vous n’y arrivez pas surune route tranquille ?

– Tout ce que je peux faire, c’est d’essayer,illustre personnage, dit Ruben en réparant le désordre de sesvêtements. Peut-être que la vue soudaine et inattendue de mesmouvements déconcertera ledit ennemi.

– Bon, bon, il y a peut-être plus de véritéque vous n’en soupçonnez dans ce que vous dites, fit Saxon enchevauchant du côté où Lockarby tenait la bride, de façon qu’il n’yeut guère de place entre nous pour une nouvelle chute.

– J’aimerais mieux avoir à combattre contre unhomme comme ce jeune fou de l’hôtellerie, que contre Micah quevoici, ou contre vous, qui ne savez rien.

« On peut prévoir ce que le premier vafaire, mais l’autre inventera un système qui lui servira pour lacirconstance.

« Muller, le capitaine en premier,passait pour le plus fin joueur au fleuret qu’il y eût dans l’arméeimpériale, et il était capable, pour un peu de faire sautern’importe quel bouton du gilet de son adversaire sans toucherl’étoffe.

« Et cependant il périt dans un duel avecle porte-drapeau Zollner, qui était cornette dans notre corps dePandours, et qui se connaissait en escrime autant que vous enéquitation.

« Car, sachez le bien, la rapière estfaite pour les coups de pointe et non pour les coups de taille, ensorte que celui qui la manie ne se tient jamais en garde contre uncoup de côté.

« Mais Zollner, qui avait les bras longs,frappa son adversaire au travers de la figure comme il l’auraitfait avec une canne, et alors avant que l’autre eût le temps derevenir de son étonnement, il l’embrocha.

« Évidemment, si c’était à recommencer,le capitaine en premier se serait arrangé pour donner le premier uncoup de pointe, mais la chose était faite ; aucuneexplication, aucune excuse ne pouvait rien changer à ce fait quemon homme était mort.

– Si le défaut de savoir rend dangereux unhomme d’épée, dans ce cas, dit Ruben, je suis bien plus redoutableque le gentleman au nom barbare dont vous venez de parler.

« Pour revenir à mon histoire, que j’aiinterrompue pour descendre de cheval, j’appris dès la premièreheure du matin que vous étiez parti, et Zacharie Palmer put me diredans quel but.

« Ma résolution fut aussitôt prise.J’irais moi aussi faire mon tour du monde.

« Dans cette intention, j’empruntai uneépée à Salomon Sprent, et comme mon père était allé à Gosport, jem’emparai du meilleur cheval qu’il eût dans son écurie, car jerespecte trop le vieux pour admettre qu’un homme de sa chair et deson sang parte pour la guerre en piteux équipage.

« J’ai chevauché tout le jour, depuis lapremière heure du matin, j’ai été arrêté deux fois comme suspect demauvaises intentions, mais j’ai eu la chance de m’en tirer deuxfois. Je savais que je vous suivais de près, car j’ai vu qu’on vouscherchait à Salisbury.

Decimus Saxon siffla.

– On nous cherche ?

– Oui, il paraît qu’on se figure là-bas quevous n’étiez pas ce que vous prétendiez être. En sorte que quand jesuis passé, l’hôtellerie était cernée, mais personne ne savaitquelle route vous aviez prise.

– Ne l’avais-je pas dit ? s’écria Saxon.Cette petite vipère a remué tout le régiment contre nous. Il fautaller d’un bon train, car on peut envoyer un détachement sur nostraces.

– Nous voici maintenant hors de la granderoute, remarquai-je, et lors même qu’on nous poursuivrait, il estpeu probable qu’on prenne ce chemin de traverse.

– Néanmoins il serait sage de leur montrer unebonne paire de talons, dit saxon, lançant sa jument au galop.

Lockarby et moi, nous suivîmes son exemple, etnous allâmes à fond de train par ce sentier à travers la lande.

Nous traversâmes des bosquets épais de pins,où le chat sauvage hurlait, où la chouette huait, puis de largesétendues de fougères, de marécages, où le silence n’étaitinterrompu que par le cri sourd du butor, ou par le bruit d’ailesdu canard sauvage bien au-dessus de nos têtes.

Dans certains endroits, la route étaitentièrement envahie par les ronces et coupée d’ornières siprofondes, avec des trous si nombreux, aux bords si abrupts, sidangereux, que nos chevaux tombèrent à genoux plus d’une fois.

Ailleurs, le pont de bois que franchissait unruisseau était rompu. On n’avait rien fait pour le réparer.

Nous fûmes donc forcés de faire entrer noschevaux dans l’eau, jusqu’aux sangles pour passer le torrent.

D’abord, quelques lumières éparses nousavaient indiqué le voisinage d’habitations humaines, mais elles sefirent plus rares à mesure que nous avancions, et quand la dernièreeut disparu, nous étions dans une lande désolée qui s’étendait detoutes parts, vaste solitude que limitait l’horizon noir.

La lune s’était montrée à travers les nuages.À ce moment, elle brillait sous une buée légère, parmi des bandesde brouillards.

Elle jetait une vague lueur sur ce paysagefarouche, ce qui nous permettait de suivre le sentier, qui n’étaitindiqué par aucune barrière et se distinguait à grand-peine de laplaine environnante.

Nous avions ralenti notre allure, en nousdisant que nous n’avions plus aucune poursuite à craindre, et Rubennous divertissait en nous racontant l’agitation qu’avait produite àHavant notre disparition, quand il nous arriva à travers le silencede la nuit un bruit scandé, rat-tat-tat, mais étouffé.

Au même instant, Saxon sauta à bas de soncheval et se mit aux écoutes, attentif, la tête penchée decôté.

– Botte et selle ! s’écria-t-il enremontant d’un bond à cheval. Ils sont après nous, aussicertainement que le destin. D’après le bruit, il y a une douzainede soldats. Il faut nous en débarrasser, ou sinon, bonjour àMonmouth.

– Laissons leur la bride sur le cou,répondis-je.

Nous donnâmes de l’éperon à nos coursiers, etavançâmes avec un bruit de tonnerre à travers l’obscurité.

Covenant et Chloé étaient aussi frais qu’onpouvait le souhaiter, et ils ne tardèrent pas à prendre un galopbondissant, allongé.

Mais le cheval de mon ami avait voyagé toutela journée. Son souffle pénible, laborieux indiquait qu’il nepourrait tenir bien longtemps encore.

À travers le bruit sonore des fers de noschevaux, je distinguais de temps à autre l’inquiétant murmure quivenait de derrière nous.

– Cela ne va pas, Ruben, dis-je d’un tonanxieux, au moment où sa bête épuisée butait, et où son cavalierfut bien près de faire le saut par-dessus la tête.

– Le vieux cheval est presque fourbu,répondit-il piteusement. Nous voilà hors de la grande routemaintenant, et ce terrain inégal le fatigue trop.

– Oui, nous sommes au dehors de la piste,s’écria Saxon, par-dessus son épaule, car il nous précédait dequelques pas. Souvenez-vous que les habits bleus ont été en marchetout le jour, et que leurs chevaux sont peut-être fourbus aussi.Comment par le ciel, ont-ils pu découvrir la route que nous avonsprise ?

Et comme pour répondre à son interrogation, ils’éleva derrière nous dans la nuit un son isolé, clair, vibrantcomme un son de cloche, dont le volume s’accrut, s’enfla, si bienque sa mélodie semblait remplir tout l’espace.

– Un mâtin, s’écria Saxon.

Un autre son plus aigu, plus perçant,finissant par un hurlement sur lequel il était impossible de seméprendre, succéda au premier.

« Et un autre ! dit-il. Ils ontlâché leurs animaux, ceux que nous avons vus près de la cathédrale.Pardieu, quand nous les regardions à travers les barreaux, il y aquelques heures à peine, nous ne nous doutions guère que nous lesaurions si tôt sur nos traces. Genoux fermes, et tenez-vous bien enselle, car une glissade serait la dernière.

– Sainte Vierge ! s’écria Ruben, je mesuis couvert d’acier pour mourir dans la bataille ; maisdevenir de la viande à chiens ! Voilà qui n’est pas dans lecontrat !

– Ils les tiennent en laisse, dit Saxon entreses dents. Sans quoi ils dépasseraient les chevaux et on lesperdrait de vue dans les ténèbres. Si nous pouvions seulementtrouver de l’eau courante, nous leur ferions peut-être perdre lapiste.

– Mon cheval ne pourra plus faire que quelquespas encore, à cette allure, s’écria Ruben. Si je tombe, alleztoujours de l’avant, car souvenez-vous qu’ils sont sur votre piste,et non sur la mienne. Ils ont trouvé des motifs de soupçon contreles deux inconnus de l’hôtellerie, mais ils n’en ont point surmoi.

– Non, Ruben, on se sauvera ou on mourraensemble, dis-je avec tristesse, car à chaque pas son chevalfaiblissait davantage. Dans cette obscurité, ils ne feront pasgrande différence entre les personnes.

– Ayez le cœur ferme, cria le vieux soldat,qui alors nous précédait de vingt yards au plus. Nous pouvons lesentendre parce que le vent souffle de ce côté, mais ce serait biensingulier qu’ils nous entendent. Il me semble qu’ils ralentissentleur poursuite.

– En effet, le bruit de leurs chevaux estdevenu moins distinct, dis-je avec joie.

– Si peu distinct, que je ne l’entends plus dutout, s’écria mon camarade.

Nous arrêtâmes nos coursiers haletants, ettendîmes l’oreille.

Mais on n’entendait aucun bruit si ce n’est ledoux murmure de la brise à travers les genêts et le crimélancolique de l’engoulevent.

Derrière nous s’étendait la vaste plaineondulée, à moitié éclairée, à moitié dans l’ombre, et fuyant versl’horizon sombre, sans qu’il s’y remarquât un indice de vie ou demouvement.

– Nous les avons entièrement dépassés, ou bienils ont renoncé à nous faire la chasse, dis-je. Mais qu’ont doncles chevaux pour trembler et renâcler ainsi ?

– Ma pauvre bête est presque morte, remarquaRuben, en se penchant en avant, et frappant la main sur la crinièrefumante de son cheval.

– Malgré tout cela, impossible de prendre durepos, dit Saxon, il peut se faire que nous ne soyons pas encorehors de danger. Un ou deux milles de plus nous tireront d’affaire.Mais voici quelque chose qui ne me plaît pas.

– Qu’est-ce qui ne vous plaît pas.

– Ces chevaux, et leur frayeur. À certainsmoments les animaux peuvent voir et entendre mieux que nous, ainsique je serais en état de le prouver par divers exemples tirés de mapropre expérience sur le Danube ou dans le Palatinat, si le momentet l’endroit s’y prêtaient. Encore un effort, avant de nousreposer !

Les chevaux fatigués répondirent bravement àl’appel, et parcoururent ainsi à grand-peine un assez long trajetsur ce sol inégal.

Nous songions à nous arrêter pour tout de bonet nous allions nous féliciter d’avoir vaincu nos poursuivants parla fatigue, lorsque tout à coup retentit le coup de voix semblableà un son de cloche, et cette fois bien plus sonore qu’il n’avaitété jusqu’alors, si sonore même qu’il était évident que nous avionsles chiens presque sur les talons.

– Maudits mâtins ! cria Saxon, enéperonnant son cheval, et s’élançant en avant de nous, voilà ce queje craignais. Ils leur ont ôté leur laisse. Impossible d’échapper àces démons, mais nous pouvons choisir un endroit pour leur fairetête.

– En avant, Ruben, m’écriai-je, nous n’avonsplus affaire qu’aux chiens maintenant. Leurs maîtres les ont lâchéspour retourner à Salisbury.

– Fasse le ciel qu’ils se cassent le cou avantd’y arriver, s’écria-t-il. Ils lancent des chiens après nous commesi nous étions des rats enfermés dans une arène de coqs. Et direqu’on appelle l’Angleterre un pays chrétien ? C’est peineperdue, Micah ! la pauvre Didon ne peut faire un pas deplus.

Pendant qu’il parlait, l’aboiement perçant,féroce des mâtins, se fit entendre de nouveau, clair, âpre, dansl’air de la nuit.

Il montait, passant du grondement sourd, bas,au coup de voix aigu et furieux.

On eut cru saisir une vibration, joyeuse auplus haut point, dans leur cri farouche, comme s’ils croyaient leurproie prête à être dépecée.

– Pas même un pas de plus, dit Ruben Lockarby,en arrêtant son cheval et tirant son épée. S’il faut combattre, jecombattrai ici.

– Impossible de trouver un endroit plusfavorable, répondis-je.

Deux grands rochers dentelés se dressaientdevant nous, sortant brusquement du sol, et laissant entre eux unintervalle de douze à quinze pieds.

Nous nous plaçâmes à cheval dans cetteouverture et je criai de toute ma force à Saxon de venir se joindreà nous.

Mais son cheval n’avait cessé de prendre del’avance sur les nôtres.

Ce redoublement d’alarme lui fit augmenterencore sa vitesse, de sorte qu’il était à quelques centaines deyards de distance.

Il était inutile de le rappeler, alors mêmequ’il aurait pu entendre nos voix, car les chiens arriveraient surnous avant qu’il fût revenu à nos côtés.

– Ne vous inquiétez pas de lui, dis-je d’unevoix précipitée. Attachez votre cheval par la bride derrière cerocher-ci, j’en ferai autant derrière l’autre. Cela serviratoujours à résister au premier choc. Ne mettez pas pied à terre.Frappez bas, mais frappez fort.

Nous attendîmes en silence, côte à côte, dansl’ombre des rochers, l’arrivée de nos terribles chasseurs.

Lorsque je regarde en arrière, mes chersenfants, je ne puis m’empêcher de trouver que c’était une rudeépreuve à subir pour des soldats aussi jeunes que Ruben et moi, quede nous trouver dans une situation pareille, quand nous avions àtirer l’épée pour la première fois.

En effet, j’ai reconnu, et d’autres m’ontconfirmé dans mon opinion, que de tous les dangers auxquels unhomme se voit obligé de faire face, il n’en est pas de plus propreà vous faire perdre courage que l’attaque d’animaux sauvages etrésolus.

Quand on a affaire à des hommes, il y atoujours une chance pour qu’un détail trahisse le côté faible ou ledéfaut de courage, qui vous assure la supériorité sur lui, mais onne peut compter sur rien de semblable avec des bêtes.

Nous savions que les êtres, à l’attaquedesquels nous étions en proie, ne cesseraient pas de nous sauter àla gorge tant qu’ils auraient un souffle de vie dans le corps.

Puis, on sent, au fond du cœur que la lutteest inégale, car votre vie est chose précieuse, au moins pour vosamis, tandis que leur vie… qu’est-elle ?

Toutes ces pensées, et bien d’autres encore,se présentèrent rapidement à notre esprit pendant que l’épée à lamain, nous attendions l’arrivée des mâtins, rassurant de notremieux nos chevaux effrayés.

Et nous n’eûmes pas longtemps à attendre.

Un autre aboiement long, sonore, retentissantcomme le tonnerre, fut suivi d’un profond silence, où l’onpercevait à peine la respiration rapide et agitée des chevaux.

Puis, tout à coup, sans bruit, une énormebête, couleur de tan, son noir museau contre terre, avec des lèvrespendantes de chaque côté de la mâchoire, passa au clair de luneentre les rocs, puis disparut dans les ténèbres, plus loin.

Elle ne s’arrêta pas, ne se détourna pas uninstant.

Elle poursuivit sa course, tout droit devantelle, sans regarder à droite ni à gauche.

Presque aussitôt derrière elle, une autre semontra, puis une troisième, toutes les trois de taille énorme, etparaissant d’autant plus grosses et plus terribles, qu’elles setrouvaient dans une lumière indécise et mobile.

De même que la première, elles ne firentaucune attention à notre présence.

Elles partirent par grands bonds sur la pistede Decimus Saxon.

Je laissai passer le premier et le second deschiens, car j’avais à peine le temps de voir qu’ils ne s’occupaientpas du tout de nous.

Mais quand le troisième se trouva par un bonden pleine lumière, je tirai de la fonte de droite mon pistolet, jeposai son long canon sur mon bras gauche et je fis feu sur lui aupassage.

La balle alla au but, car l’animal jeta unfarouche hurlement de rage et de douleur, mais resta collé à lapiste, sans dévier, sans se retourner.

Lockarby fit feu de son côté au moment oùl’animal disparaissait dans les broussailles, mais sans produired’effet visible.

Les grands chiens avaient passé si vite etavec si peu de bruit, qu’on eût pu les prendre pour les redoutableset silencieux esprits de la nuit, les chiens fantômes du chasseurHerne, sans le lugubre aboiement qui avait succédé à mon coup defeu.

– Quelles brutes ! s’écria mon camarade.Qu’allons nous faire, Micah ?

– Il est évident qu’ils ont été lancés sur lapiste de Saxon, dis-je, et il faut les suivre jusqu’au bout, sansquoi ils seront trop pour lui. Entendez-vous quelque chose du côtéde ceux qui nous poursuivent ?

– Rien.

– Alors c’est qu’ils ont renoncé à la chasse,et qu’ils ont lâché les chiens, comme une dernière ressource. Sansdoute ces animaux sont dressés à revenir au logis. Mais il fautnous hâter, Ruben, si nous voulons secourir notre compagnon.

– Encore un coup de collier, alors, petiteDidon, s’écria Ruben. Pouvez-vous rassembler assez de forces pourcela ? Non, je n’ai pas le courage d’employer l’éperon. Sivous pouvez le faire, je sais que vous le ferez.

La brave jument renâcla, comme si ellecomprenait le langage de son cavalier, et joua des jambes pour semettre au galop.

Elle répondit si énergiquement à l’appel quemême en mettant Covenant à son allure la plus rapide, il ne putregagner les deux ou trois longueurs qu’elle avait sur lui.

– Il a pris cette direction, dis-je en sondantd’un regard anxieux l’obscurité. Il ne peut pas être allé bienloin, il a parlé de faire tête. Ou bien peut-être, ne nous voyantpas avec lui, il s’est fié à la vitesse de son cheval.

– Quelle chance a un cheval de gagner devitesse des animaux pareils ? répondit Ruben. Ils le forcerontjusqu’à ce qu’il s’abatte et il sait cela. Hallo ! Qu’est-ceque ceci ?

Un corps sombre, aux contours vagues, gisaitdevant nous à la clarté de la lune. C’était le cadavre d’un chien,évidemment celui sur lequel j’avais fait feu.

– En voici un qui a son compte, m’écriai-jed’un ton joyeux. Nous n’avons plus affaire qu’à deux.

Pendant que je parlais, j’entendis deuxdétonations de pistolet à une petite distance sur la gauche.

Nous mîmes nos chevaux dans cette direction,en les poussant de toute la vitesse possible.

Bientôt nous entendîmes partir des ténèbres enface de nous un grondement, un aboiement si furieux que nous noussentîmes presque défaillir.

Ce n’était point un cri isolé, comme lesmâtins en lançaient quand ils étaient sur la piste.

C’était un grondement contenu, d’un timbregrave, si féroce, et prolongé, que nous n’eûmes pas un instant dedoute.

Ils étaient arrivés au but de leur course.

– Dieu veuille qu’ils ne l’aient point faittomber.

La même idée m’était venue à l’esprit, carj’avais entendu un vacarme du même genre, mais moins intense, seproduire dans une meute qui chassait la loutre, au moment où leschiens avaient atteint la proie et la mettaient en pièces.

Le cœur défaillant, je tirai mon épée, bienrésolu à venger la mort de mon compagnon sur ces démons à quatrepattes, si nous arrivions trop tard pour le sauver.

Nous franchîmes par bonds une épaisse lisièrede genêts et d’ajoncs emmêlés et nous nous trouvâmes devant unescène si différente de celle que nous attendions que dans notreétonnement, nous arrêtâmes nos chevaux.

Nous avions devant nous une clairière de formecirculaire, qu’illuminait l’éclat argenté de la lune.

Au centre se dressait une pierre gigantesque,l’un de ces hauts et noirs piliers qu’on trouve épars dans toute laplaine, et surtout dans l’endroit nommé Stonehenge.

Celle-ci devait avoir au moins quinze pieds dehaut.

Elle avait été certainement verticale, mais levent, les intempéries, le tassement du sol l’avaient inclinéegraduellement à un angle tel qu’un homme agile pouvait grimperjusqu’à son extrémité.

Au sommet de ce bloc antique, Decimus Saxon,les jambes croisées, immobile, pareil à une étrange idole sculptéedu temps jadis, était assis, et tirait tranquillement des boufféesde la longue pipe qui était sa consolation certaine dans lesmoments difficiles.

Au-dessous de lui, à la base du monolithe,pour employer le langage de nos savants, les deux énormes mâtins sedressaient de toute leur hauteur, faisaient des bonds, grimpaientsur le dos l’un et l’autre, dans leurs efforts enragés etimpuissants pour atteindre l’impassible personnage qui était perchéau-dessus d’eux, ils exhalaient leur rage et leur désappointementen faisant l’affreux vacarme qui avait fait naître en notre espritde si terribles pensées.

Mais nous n’eûmes guère le temps de contemplercette scène étrange.

Dès notre apparition, les mâtins renoncèrent àleurs efforts inutiles pour atteindre Saxon et jetant un farouchegrondement de satisfaction, ils s’élancèrent sur Ruben et surmoi.

Un grand animal, aux yeux flamboyants, à lagueule béante, aux crocs blancs luisant à la clarté de la lune,sauta à la gorge de mon cheval, mais je l’arrêtai tout net d’uncoup lancé à tour de bras, qui lui trancha le mufle, et l’envoyarouler et se tordre dans une mare de sang.

Pendant ce temps, Ruben avait donné del’éperon à son cheval pour aborder son ennemi, mais la pauvre bêtefourbue faiblit à la vue du féroce mâtin et s’arrêta soudain, cequi eut pour résultat de lancer son cavalier la tête en avant, etde le jeter par terre presque sous la mâchoire de l’animal.

La chose aurait peut-être mal tourné pourRuben, s’il avait été abandonné à ses propres ressources.

Il arrivait à grand-peine à éloigner un courtinstant de sa gorge les dents cruelles ; mais à la vue de cetaccident, je pris le pistolet qui me restait, je sautai à bas demon cheval, et je déchargeai mon arme dans le flanc de la bête,pendant qu’elle se débattait contre mon ami.

Le chien jeta un dernier hurlement de rage etde douleur.

Dans un dernier et impuissant effort, ilallongea le cou pour donner un coup de dent.

Puis, il s’affaissa lentement et tomba sur leflanc, pendant que Ruben se dégageait de dessous, effaré,contusionné, mais sans avoir autrement souffert de sa périlleusechute.

– Voilà ma première dette avec vous, Micah,dit-il d’un ton reconnaissant. Je vivrai peut-être assez pour m’enacquitter.

– Et je vous suis redevable à tous les deux,dit Saxon, qui était descendu de son refuge. Moi aussi, je paie mesdettes, pour le bien comme pour le mal. J’aurais pu rester làjusqu’au jour où j’aurais mangé mes bottes montantes, car jen’avais guère de chance de jamais redescendre. Santa Maria !Quel beau coup de sabre vous avez donné là, Clarke ! La têtede l’animal à été coupée en deux comme une citrouille gâtée. Il n’ya rien d’étonnant à ce qu’ils aient suivi ma piste, car j’ai laissénon seulement ma sangle de rechange, mais encore mon mouchoirlà-bas, et cela a suffi pour les mettre sur la piste de Chloé commesur la mienne.

– Et Chloé, où est-elle ? demandai-je enessuyant mon épée.

– Chloé a dû se tirer d’affaire comme ellepouvait. Voyez-vous, je me suis aperçu que les chiens me gagnaientde vitesse. Je les ai laissé approcher jusqu’à portée de mespistolets, mais avec un cheval lancé à l’allure de vingt milles parheure, il n’y a guère de chance pour qu’une seule balle arrive aubut. La chose prenait donc une tournure funèbre, car je n’avais pasle temps de recharger, et la rapière, qui est la reine des armes enun duel, n’est pas assez lourde pour qu’on puisse compter sur elleon pareille occasion. Et au moment même de mon plus grand embarras,qu’est-ce que le hasard vient m’offrir ? Cette pierre siaccessible, que les bons prêtres d’autrefois ont dressée évidemmentdans le but unique d’assurer à de dignes caballeros uneressource contre ces ennemis ignobles, grogneux. Sans perdre detemps, j’ai grimpé dessus, non sans avoir eu quelque peine àarracher un de mes talons de la gueule du premier ; il auraitpeut-être réussi à m’entraîner s’il n’avait pas trouvé mon éperonun peu trop dur à avaler. Mais je suis sûr qu’une de mes balles estarrivée au but.

Allumant un morceau de papier amadou pris danssa boite à tabac, il le promena le long du corps du chien quim’avait attaqué, puis sur l’autre.

– Tiens ! Celui-ci est criblé comme uneécumoire, s’écria-t-il. Avec quoi chargez-vous donc vos pétrinaux,bon maître Clarke ?

– Avec deux chevrotines de plomb.

– Avec deux chevrotines de plomb qui ont faitau moins une vingtaine de trous. Et ce qu’il y a de plus curieux aumonde, c’est qu’il y a incrusté dans la peau de la bête, un goulotde bouteille.

– Grands Dieux ! m’écriai-je, je mesouviens : ma bonne mère avait placé un flacon d’élixir deDaffy dans le canon de mon pistolet.

– Et vous l’avez déchargé sur ce mâtin ?brailla Ruben. Ho ! Ho ! quand on entendra conter cettehistoire devant les robinets à la Gerbe de blé, il y auraplus d’un gosier de sec à force de rire. Ce qui m’a sauvé la vie,c’est un flacon d’élixir de Daffy tiré dans le corps d’unchien.

– Mais il y avait aussi une balle, Ruben, etje crois bien que les compères n’auront garde de mentionner cedétail. C’est un vrai coup de chance que le pistolet n’ait paséclaté. Et maintenant, que proposez-vous de faire, MaîtreSaxon ?

– D’abord je veux tâcher de ravoir ma jument,si la chose est possible, dit l’aventurier. Mais sur cette immenselande dans l’obscurité, ce sera aussi malaisé que de trouver lesculottes d’un Écossais ou un vers sans saveur dansHudibras.

– Et la monture de Ruben Lockarby estincapable d’aller plus loin, remarquai-je. Mais est-ce que mes yeuxme trompent ? Il me semble que j’aperçois là-bas un pointlumineux.

– Un feu follet, dit Saxon. Un ignisfatuus qui ensorcelle et attire les gens dans des mares et desfondrières. Mais je reconnais que son état est fixe et clair, commes’il était produit par une lampe, une chandelle, une torche, unelanterne, ou autre objet sorti de la main des hommes.

– Où il y a de la lumière, il y a de la vie,s’écria Ruben, dirigeons nos pas de ce côté, et voyons quel abri lehasard nous y aura offert.

– Cela ne peut venir de nos amis les dragons,fit observer Decimus. Que la peste soit avec eux. Comment ont-ilspu découvrir notre vrai rôle. À moins que ce ne soit pour venger unaffront fait à tout le régiment que ce jeune enseigne les eutlancés sur notre piste. Si jamais je le tiens au bout de mon épée,il ne s’en tirera pas à aussi bon compte. Bon, conduisez voschevaux à la main, et nous allons voir ce que c’est que cettelumière, puisque nous n’avons pas de meilleur parti à prendre.

Nous nous guidâmes de notre mieux à travers lalande, en marchant du côté du point brillant qui scintillait auloin.

Tout en avançant, nous fîmes bien desconjectures sur l’endroit d’où il pouvait provenir.

Si c’était d’une habitation humaine, quelétait donc l’être qui, non content de vivre au cœur même de lasolitude, avait choisi un endroit aussi éloigné des routes battuesqui la traversaient ?

La grande route était à plusieurs milles enarrière de nous, et selon toute probabilité, ceux-là seuls qui yétaient contraints par la nécessité, comme nous l’avions été,pouvaient se trouver par hasard dans cette région désolée.

Un ermite n’aurait pas souhaité un endroitaussi complètement isolé de toute communication avec sessemblables.

En nous approchant, nous vîmes que la lumièrevenait en effet d’un petit cottage bâti dans un creux, de façon àêtre invisible de tous les côtés, excepté de celui par lequel nousarrivions.

Devant cet humble logis, un petit espace avaitété débarrassé des ronces, et c’était au milieu de ce carré deterre que notre cheval perdu se trouvait, broutant à loisir lemaigre gazon.

La même lumière, qui nous avait attirés, avaitsans doute frappé son regard, et il s’y était dirigé dans l’espoird’obtenir de l’avoine et de l’eau.

Saxon poussa un grognement de satisfaction enreprenant possession de son bien perdu, et tirant le cheval par labride, il approcha de la porte du cottage solitaire.

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