XVI – LE MAÎTRE DU FEU
C’est en frissonnant que Dante arriva audernier giron de l’enfer… et qu’il aperçut le monarque de l’empiredes pleurs… C’est en claquant des dents que le compagnon deRouletabille arrêta son regard épouvanté sur le Dieu du feu, sur leLucifer moderne. Chancelant, La Candeur s’appuya à l’épaule de sonaudacieux ami, et cela moins pour le suivre que pour tenter del’arrêter.
Oui, l’homme qu’ils avaient devant eux étaitcelui-là même qui se disait l’épouvante du monde !… Sonvisage, comme celui de Satan, était rouge de feu ! Un orgueilinsensé redressait sa taille et gonflait son armure. Son casqueflamboyant qui portait un oiseau de proie, le couronnait d’unecrête effroyable. Ses traits hideux rassemblaient sur son visagetoutes les marques funestes qui ont stigmatisé les archangesprécipités, depuis que la Créature s’est retournée contre sonCréateur.
Et où donc la rage et la vengeance, après lerêve détruit, eussent-elles pu s’exprimer avec plus de relief surla face du maudit qu’en ce cycle où la destruction prépare sesarmes et ses foudres : chez Krupp ! entre ces fleuves deflammes qui ne consentent à se refroidir que pour mieux se rallumersur le monde en cendres !
Ne cherchez pas ailleurs la demeure dumal : elle est là ; c’est là le centre des crimes et destourments ! et c’est là qu’il faut voir l’homme !…
Cette nuit, il a réuni autour de luid’illustres amis et de timides alliés et d’importants personnagesneutres qui n’ont point osé refuser son invitation ; il a faitvenir cette cohorte de très loin pour lui faire visiter sonenfer.
Il a besoin d’être vu dans sa force et danstoute sa malédiction. Les uns sortiront de là raffermis dans leurfoi, les autres reprendront leur route, terrorisés. Où donc, mieuxqu’à Essen, forge-t-on de la terreur ?…
« Allons-nous-en ! je ne veux plusle voir ! il est trop laid ! supplie le pauvre LaCandeur…
– Non, cet homme n’est pas laid. Unmonstre n’est pas laid. Un monstre est un monstre, c’est-à-direquelque chose en dehors de l’humanité et de la vie universelle, etqui ne saurait être comparé à rien. »
Cet homme est incomparable.
Il n’y a pas de rival à Satan dans la géhenne.Parce qu’il est le seul être tout à fait chez lui. Il estl’âme du désastre et de la ruine, et c’est son souffle qui passesur les brasiers d’Essen et qui fait vivre l’acier en fusion, etqui lui donne la forme qu’il faut pour que la Mortsoitplus puissante sur la terre, et qu’elle se rie de tous lesobstacles imaginés par la peur ou la prudence des hommes.
Où donc est-elle cette période primaire où laCamarde venait aux hommes une faux dans la main ? Maintenant,elle chevauche un 420.
Le feu n’a rien à refuser à son maître. Le feului donne tout ce qu’il veut et, en ce moment même, tel un dragonenchaîné qui accepte son esclavage, le feu lèche le maître detoutes ses langues !
Devant les creusets ouverts et dansl’allégresse tumultueuse des marteaux géants, le maître du feuexplique le miracle infernal auquel il préside : du fond desfours, aux gueules rugissantes, des esclaves retirent des blocs deflammes qu’ils déposent dans une matrice. Puis un bras puissants’avance mû par une force invincible et docile, vers cette matricequ’obstrue le lingot rouge. Alors le bras s’enfonce dans la matièremolle et incandescente qui vient se mouler autour de lui. Quand lebras a percé de bout en bout le bloc d’acier, on met celui-ci dansune autre matrice plus étroite et un autre bras plus grosrenouvellera le travail du premier. Ainsi, le lingot devient untube dont les parois vont s’amincissant à chaque filièrenouvelle[11]. Quand c’est fini, on a un canon. Il nereste plus qu’à le rayer. C’est rapide. C’est le nouveau procédéavec lequel, en deux heures, on peut faire un canon. Autrefois,lors du forage à froid, il fallait une journée et demie ! Etla Mort attendait ! Il ne faut pas faire attendre la Mort,épouse acariâtre du maître de céans…
Depuis deux heures, le maître promène ainsises hôtes dans son domaine.
Tous les ateliers, tous les gouffres s’ouvrentdevant lui et sa suite. Les forges, même les plus secrètes, dontnul regard profane n’avait encore osé pénétrer le mystère enflammé,s’entrouvrent un instant pour que puisse être satisfait l’orgueilde l’homme, et parfaire la publicité de terreur qu’il est décidé àrépandre sur le monde.
Il y a, dans cette troupe qui court sur lestalons du monstre, des journalistes. Rouletabille reconnaît desconfrères d’outre-Rhin qu’il a fréquentés professionnellement àParis quand ils y étaient les correspondants de la paix et, àbeaucoup de titres, les préparateurs de la guerre.
Et le reporter est heureux que la présencefulgurante du maître éblouisse tous les yeux et le laisse, lui,dans l’ombre.
Dans l’ombre, avec son compagnon, il suitl’escorte. Il s’arrange pour en faire partie. Tous deux semblentêtre là par ordre, avec ces gardes du corps et cette valetaillemilitaire que les pas de l’empereur du feu traînent toujoursderrière lui.
Si on interroge Rouletabille, il a une réponsetoute prête où se formulera la consigne reçue d’accompagner partoutle souverain d’Essen dans le cas, justement, où le feu oublieraitsa servitude. Deux pompiers, armés de bombes extinctrices, sont unesécurité, même pour le diable, si celui-ci, pour venir sur laterre, s’est déguisé de chair humaine.
On ne fait donc pas attention aux pompiersqui, eux, font attention à tout.
Et voilà que l’on se trouve en face dulaboratoire d’Énergie.
La troupe pénètre dans le pavillon central surle seuil duquel l’ingénieur en chef Hans reçoit son maître.
On traverse des salles où se poursuiventactuellement des travaux que n’auraient point renié l’orgueil etl’audace des alchimistes. Le radium ne va-t-il pas permettre unjour prochain de réaliser tous les rêves de la science occulte auMoyen Âge ?… C’est ce qu’explique celui qui saittout !…
Tandis que les autres peuples s’attardentencore à des travaux sur la découverte récente de ladématérialisation de la matière, ici on travaille à larematérialisation !… Au lieu de suivre la chaîne destransformations successives de la matière rayonnante qui se fonttoujours par dégradations successives d’énergie ceux quitravaillent ici sont en train de la remonterphysiologiquement ! Prendre les particules élémentairesdes matériaux ultimes avec lesquels est construit notre mondematériel, et reconstruire l’édifice du monde à saguise !… un monde qui n’obéirait plus aux règlesordinaires de la physique ! Refaire le monde ! Voilà lerêve du monstre qui a mis le bon vieux Dieu dans sa poche[12] !…
Écoutez le damné :
« Si déjà il est certain qu’en prenant unà un les atomes individuels et en les maniant avec des doigts defée, on peut imaginer de les trier assez adroitement pourrefaire, avec l’énergie de déchet, de l’énergie bonne à quelquechose, à plus forte raison, en choisissant dans les matériauxqui sont entrés dans la structure de l’atome, devrions-nous pouvoirles engager en des combinaisons nouvelles qui permettraient larestauration de l’énergie utile ! Où en sont, à l’heureactuelle, ces travaux ? Excellences, messieurs, il nem’appartient pas encore de vous le dire, mais en attendant que nouspuissions recréer le monde, déclare avec un sourire hideuxl’Antéchrist, nous allons continuer de vous montrer ce que nousavons fait pour le détruire !… Oui ! si je vous airassemblés ici, c’est pour que vous puissiez dire au monde que nousavons son sort dans notre main ! et que notre main n’a qu’unsigne à faire pour que les plus riches cités de la terre, avecleurs habitants et leur civilisation, disparaissent en quelquesminutes !… et cela sans que nous ayons à sortird’ici !… »
À cette formidable parole, un frissonparcourut visiblement l’assemblée. Mais l’empereur avait fait unsigne et Hans avait ouvert une porte qui donnait sur un couloir.Tous s’y engagèrent derrière l’homme.
On arriva ainsi dans un laboratoire assezvaste, celui-là même dans lequel avait travaillé Malet. Celaboratoire était séparé en plusieurs parties formant dans chaquecoin de véritables cabinets particuliers, fermés soit par desrideaux, soit par des portes.
L’un de ces petits laboratoires avait sa portevitrée et les vitres en étaient éclairées par une lumière d’unrouge vif.
Quand tout le monde fut rassemblé dans lapièce centrale, l’empereur dit à mi-voix en montrant la portevitrée.
« Vous allez regarder à travers cettevitre et vous verrez un homme qui travaille à une chose admirable,au remède universel issu du radium. Vous avez dû déjà entendreparler de cet homme. C’est un génie. Il s’appelle Théodore Fulber…C’est un Français !… Il est notre prisonnier… Je n’ai pointvoulu que les hasards et la guerre interrompissent le cours d’uneœuvre destinée à guérir tous les maux de l’humanité, sil’humanité consent à être guérie !… et nous avons misnotre laboratoire à sa disposition. Vous voyez que nous ne sommespoint tout à fait des barbares !… »
Ayant dit, il s’approcha lui-même de la porteet se pencha sur les vitres, puis il se retourna et fit signe auxautres d’approcher.
Déjà le mouvement en avant avait commencéquand il s’arrêta brusquement. Quelques invités mêmereculèrent.
C’est qu’aux carreaux de la porte était venuesubitement se coller une figure étrange et fantastique : desyeux de feu, une bouche grimaçante, un front vaste, tourmenté,creusé de rides profondes, encadré par une chevelure dont lesmèches blanchies s’entremêlaient et se tordaient comme sur une têtede Gorgone… et, toute cette physionomie, que semblait agiter laplus sombre fureur, flamboyait dans la lumière rouge du laboratoireet apparaissait, sublime comme le génie et terrible comme lafolie !…
L’empereur lui-même, à cette apparition, avaitfait un pas en arrière… La figure farouche s’était tournée vers luiet le brûlait de son affreux regard…
Alors l’empereur comme pour railler, lui-même,le mouvement instinctif qui l’avait fait reculer, dit à voixhaute :
« Monsieur Théodore Fulber n’aimedécidément pas qu’on le dérange dans son travail ! »
Aussitôt, des cris insensés éclatèrentderrière la vitre :
« Assassin ! Assassin !Assassin ! »
