Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

XI

 

Nos travaux de Kabret-el-Chouche prenaienttous les jours un nouveau développement. Au plus fort des chaleursde l’année, nous avions déjà plus de quinze cents ouvriers à latâche, car les Arabes y prenaient goût ; sans leur malheureusehabitude d’interrompre le travail pour faire la fantasia (la fête),puis de reprendre la pioche et de travailler quelquefois dix-huitheures de suite pour rattraper le temps perdu, ce qui ne lesavançait guère, sans cela ces gens auraient pu se ramasser du bien.Mais ils suivaient leur nature : à chacun sa manière devoir ; nous autres Européens, nous n’aurions jamais supportéleur régime ; il nous fallait le travail régulier, mesuré, lasieste à midi et la reprise jusqu’au soir.

Les dimanches, nous allions en promenade voirles dunes, chercher des coquillages, des dents de squales et decrocodiles pétrifiés ; ces choses en intéressaientplusieurs ; ils parlaient du déluge, des siècles écoulésdepuis la formation de l’isthme, comme on parlerait du carnaval oudes fêtes de Pâques de l’année dernière.

J’allais aussi visiter mes anciens camarades,tantôt à Chalouf, tantôt au Sérapéum ; j’en retrouvais aveclesquels j’avais débuté cinq ans avant, aux chemins de ferd’Espagne, et je poussais même quelquefois jusqu’à Ismaïlia, pourserrer la main de notre compatriote M. Pierre, qui recevaittous les Vosgiens comme des amis et dont tous aussi ont gardé lemeilleur souvenir.

Mais à quoi bon entrer dans ces détails ?Tu connais mon caractère, tu sais que je n’aime pas m’endormir dansun coin, lorsqu’il est possible de se donner de l’air. Une missionque je remplissais quelquefois avec le père Rodolphe, parce qu’elleétait délicate et que l’on pouvait faire des mauvaises rencontres,c’était d’aller prendre l’argent de la paye à Suez ; la sommemontait souvent à cent mille francs, et comme les Grecs sedoutaient du but de ces petits voyages, tu comprends qu’ilsauraient mieux aimé ramasser nos sacs en route que de courir lescampements, pour vendre des sardines ou du tabac. Aussi, nous nousfaisions accompagner souvent par un cawas turc.

Ayant quarante kilomètres à parcourir, nouspartions de bon matin, et nous arrivions à Suez pour déjeuner.

Ceux qui n’ont pas vu l’Orient ne peuvent sefaire une idée d’un endroit semblable ; c’est un entassementde vieilles bâtisses dominées de loin en loin par le dôme d’unemosquée à côtes de melon et la flèche de quelque minaret ; unenchevêtrement de ruelles larges de deux mètres et demi au plus,sales, décrépites, les maisons percées de lucarnes grillées commedes prisons, les portes basses, cintrées, entrant sous terre pardeux ou trois marches usées, et portant à leurs angles des sortesde guérites en encorbellement, d’où les femmes des harems vousobservent à travers leurs moucharabis déchiquetés ensculptures ; enfin, de vrais labyrinthes, où règnent unechaleur, une poussière, une puanteur intolérables.

Au-dessus des ruelles, d’une terrasse àl’autre, pendent des nattes filandreuses, des paillassons deroseaux, sans doute pour empêcher la bonne odeur de s’évaporer.

Les rayons du soleil, blancs comme la lumièreélectrique, éclairent sous ces guenilles la foule qui s’agite, lesturbans, les tarbouches qui passent, les files d’ânes quitrottinent comme des rats dans un égout, les grands chameaux pelés,chargés de ballots, allongeant le pas dans l’ombre ; lesvieilles femmes sèches, ridées, frôlant les murs, le voile d’Islamtiré jusqu’aux yeux d’un air pudique ; mais elles ont beau secacher, cela ne vous empêche pas de reconnaître qu’elles sont pluslaides que les sept péchés capitaux. Et dans le fond du cloaque,vous entendez braire, hennir, nasiller, réciter des versets duCoran, qu’est-ce que je sais, moi ! On ne s’entend plussoi-même.

Puis, de distance en distance, se présente unbazar, vieille halle affaissée, le toit en auvent sur des piliersvermoulus, pleine d’antiques friperies, de ferrailles rouillées, depistolets détraqués, de pierreries fausses en étalage devant desales niches, où les marchands pansus, leurs jambes cagneusescroisées comme nos tailleurs, rêvassent en fumant leur chibouck, enbâillant et psalmodiant : « Oh ! que jem’ennuie !… » Un autre répond : « Et moiaussi !… » Cela fait le tour de la vieille bâtisse et seprolonge en forme de chant.

Il y a de quoi dormir debout.

La boucherie et la fruiterie sont aussilà-dessous, au milieu d’un nuage de mouches qui vous poursuivent àdeux cents pas.

Et pour compléter le tableau, Jean-Baptiste,des bandes de chiens roux, pelotonnés dans tous les recoins parbandes de dix, de quinze, de vingt, et chargés, comme l’on dit, duservice de la voirie, en fouillant dans les tas d’ordures, – dessortes de chacals, – se rencontrent à chaque pas ; cesanimaux, dans leur opinion particulière, doivent se croire lesmaîtres de l’endroit, car ils ne se dérangent pas pour vous laisserpasser, et tout le monde se détourne pour les laisser dormir.

Voilà le sujet des belles descriptions quenous font quelques touristes revenus de l’Orient !…

Quant au reste, la mer Rouge est trèsverte ; elle baigne le pied des montagnes de l’Attaka. La radeest grande ; les messageries maritimes françaises, lestransports britanniques, les bateaux de guerre égyptiens, ydéroulent leurs pavillons ; la jetée du canal maritime estsuperbe.

En ce temps, les marins arrivant avec despacotilles de la Chine ou du Japon vendaient pour rien leursporcelaines, leurs boîtes à thé, leurs peaux de tigre, leurs singeset leurs perroquets ; mais il fallait aller les acheter àbord.

Quelques-uns vous offraient aussi de petitesballes de vrai moka ; s’il avait été possible de transporterces objets à peu de frais en Europe, la spéculation n’aurait pasété mauvaise ; mais le canal maritime a rendu depuis cesarticles bon marché : l’occasion est passée.

En résumé, sauf deux nouvelles rues, où setrouvaient les établissements européens et le Grand Hôtelpéninsulaire oriental, la cour, pleine de fleurs comme une serrechaude, encombrée de gentlemen et de ladies arrivant des Indes,buvant à la glace et se faisant servir par des coolies vêtus deblanc, sauf cela, Suez, qui donne son nom au canal maritime, estune véritable bicoque, même depuis que le canal d’eau douce yconduit de l’eau potable.

Le canal de Suez devrait s’appeler simplementCanal de Lesseps, puisque c’est lui qui l’a fait ; –s’il était roi ou empereur, on n’aurait pas attendu silongtemps.

Nous arrivions donc à Suez, M. Rodolpheet moi, entre onze heures et midi, et nous allions prévenir tout desuite le payeur de la Compagnie, M. Lesieur, de notre arrivée.Il demeurait dans une maison arabe, derrière l’hôteld’Orient ; c’était un homme très agréable, aimant à s’informerdes nouvelles ; sur le vu de notre bon, il nous disait derepasser dans une ou deux heures, et nous allions déjeuner àl’hôtel de Normandie, chez un nommé Alexandre, qui faisait trèsbien la cuisine à la française. Les coquillages, le rôti et le bonvin ne manquaient pas ; c’était le meilleur coin duport ; les amis de Chalouf me l’avaient indiqué.

Le déjeuner fini, nous retournions compternotre argent, le ficeler dans les sacs et le mettre sur un chameauqui nous attendait à la porte. Après quoi nous partions, sans plusnous arrêter nulle part.

Le soir nous étions au campement.

Jamais nous n’avons fait de mauvaisesrencontres ; M. Rodolphe et moi nous étions prêts à lesbien recevoir, les Grecs le savaient, ils nous laissaient lepassage libre.

Les choses allaient ainsi de semaine ensemaine, de mois en mois, sans incidents extraordinaires ; lenombre des ouvriers augmentait ; la tranchée, large etprofonde, avançait lentement ; M. Lavalley venait nousvoir de temps en temps sur son Old-Roderer, et vérifierl’avancement des travaux.

M. de Lesseps, suivi toujours d’unnombreux cortège de personnages, de dames et quelquefois dedignitaires, venait aussi ; c’était alors grande fête, grandeémotion, et, comme disait le père Rodolphe, le sursumcorda général. On tirait les tables des baraques, on lesrangeait dans la cour ; mon cuisinier Charaf se dépêchait detordre le cou à quelques volailles, de tuer un mouton ; lesdames s’émerveillaient de son adresse ; elles voulaient toutsavoir : nos distractions, notre manière d’être, notreexistence avant d’en venir là.

M. de Lesseps, lui, s’informait denos familles, de nos parents ; je crois qu’il connaissait lesoncles, les tantes, les cousins et les cousines de tout lepersonnel ; il prenait intérêt à tout, aussi comme onl’aimait !

Après ces visites, le travail se poursuivaitavec un nouvel enthousiasme, tellement, Jean-Baptiste, que j’ai vuquelquefois des enragés ne plus vouloir quitter le chantier, même àl’heure de midi, travailler au grand soleil et tomber encriant :

– Vive le canal !… Vive laFrance !…

Quelques gouttes de sang leur sortaient de labouche et du nez : c’était fini.

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