Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

XII

 

J’aurais pu demander, en juin 1867, un congéde deux ou trois mois, comme plusieurs de mes camarades et bonnombre des employés de la Compagnie universelle, qui voulaientassister à la grande Exposition de Paris. Ils l’obtinrent presquetous et partirent, conservant leurs appointements jusqu’au retour.Mais l’intérêt du travail me retenait, j’avais fini par m’attacherà Kabret-el-Chouche ; et tandis que les amis se promenaient enEurope, le père Rodolphe et moi, nous eûmes la magnifique idée defaire venir l’eau douce à notre campement, en contournant lesdunes.

Naturellement notre rigole devait en êtreallongée du double, mais la dépense aussi devait en être réduitedes sept huitièmes.

Nous voilà donc partis un dimanche avec leniveau ; nous relevons les plans du terrain et nousreconnaissons que l’opération est facile ; cinq ou six millefrancs de dépense allaient économiser 150 francs par jour àl’Entreprise pour le transport de l’eau douce à nos chantiers.

Nous faisons approuver notre projet, et l’onse met tout de suite à l’œuvre. Tout marchait ensemble, les travauxdu canal maritime et ceux de la rigole.

Nous avions établi notre prise d’eau aukilomètre 56, et, trois semaines après, l’eau douce arrivait ànotre porte, les cinquante chameaux avec leurs outres et leurstonnelets étaient supprimés ; nous semions des radis, des poiset d’autres légumes dans nos jardinets, et, pour la première foisdepuis la cinquième ou la sixième dynastie des Pharaons, le Tombeaudes Oiseaux revoyait de la verdure.

Quelque temps après, les camarades revinrentde France. Ils nous racontèrent les merveilles de l’Exposition, lesbons dîners qu’ils avaient faits ; mais nous avions bienemployé notre temps, nous ne regrettions pas d’être restés.

À cette époque, Kabret-el-Chouche était leseul chantier qui pût vous donner encore l’idée complète destravaux primitifs du canal ; tout le reste de l’isthme s’étaità peu près civilisé, on y circulait comme de Paris àPontoise : le costume des gens, les dromadaires et les ânesfaisaient toute la différence ; le Tombeau des Oiseaux seul,dans l’endroit le plus aride des lacs amers, n’avait paschangé.

À la fin de cette année, l’expédition anglaiseen Abyssinie compléta la ressemblance de l’isthme avec les payseuropéens.

Les Anglais avaient établi leur camp deravitaillement à Suez ; un de leurs grands transports remontamême le canal maritime jusqu’au lac Timsah, et des bateaux moindrespartant de là transportèrent par le canal d’eau douce leur matérielde guerre, – canons, caissons, munitions, approvisionnements detoute sorte, – à la mer Rouge.

Vingt-deux mille mulets et douze mille chevauxachetés en Égypte, en Italie, en Turquie et sur tout le littoral dela Syrie, arrivèrent ainsi ; le chemin de fer d’Alexandrie àSuez était encombré, les trains succédaient aux trains sansinterruption ; si la Compagnie n’avait pas établi le canald’eau douce quelques années avant, les Anglais auraient été bienembarrassés.

Les troupes, les tentes, les ambulances, lesmagasins de vivres s’étendaient à perte de vue sur la plage ;des bateaux en rade ne faisaient qu’embarquer tout cela dans leplus grand ordre et partaient pour l’Abyssinie.

Une affiche posée à Suez dépeupla nos atelierset nos chantiers pour quelque temps. Cette affiche promettait àtout homme qui consentirait à faire partie de l’expédition, commeconducteur de mulets, cinq francs par jour, un pantalon neuf, unebonne paire de souliers et la nourriture.

Les amateurs de changement quittèrent en foulela pioche pour le fouet. Ils voulaient voir du pays ; ils enont vu.

Au commencement de ce mouvementextraordinaire, vers la fin d’octobre, trois bédouins parurent unjour sur nos chantiers, m’amenant un mulet qu’ils proposèrent de mevendre ; c’était un jumart, comme j’en avais vu quelques-unsen Espagne, les oreilles courtes et la queue de vache ; ce nesont pas les plus beaux mulets, mais ce sont les plus solides.

Je compris tout de suite que les banditsavaient profité de la bagarre pour le voler ; je leur disd’attendre dans ma baraque, et je donnai l’ordre à un de messurveillants de courir au kilomètre 43, prévenir les cawas deservice de venir tout de suite, que j’avais du gibier pour eux.

Mais les bédouins, au bout d’une demi-heure,se doutant de la chose, s’esquivèrent en m’abandonnant l’animal,que je fis conduire aux écuries. Ce même jour, j’écrivis au consulanglais de vouloir bien faire prendre le mulet à Kabret-el-Chouche,ajoutant de ne pas perdre de temps, que le fourrage dans l’isthmeétait très rare, et qu’après un certain délai je serais forcé de levendre pour me couvrir de mes frais.

Ces messieurs trouvèrent bon de ne me répondrequ’au bout de cinquante-sept jours, et c’est le consul de Francequi m’écrivit de me présenter à Suez avec l’animal.

Je partis donc le dimanche suivant, et jen’oubliai pas ma note, montant à près de trois cents francs, pourdeux mois de nourriture et d’entretien.

Achmet m’accompagnait, il montait lejumart ; moi je galopais en avant, le fusil en bandoulière,tâchant de faire lever quelques canards sur le bord du canal. Je nevis absolument rien, mais je devais faire ce jour-là une singulièrerencontre.

D’abord, en arrivant là-bas, nous trouvâmesSuez dans la consternation ; le bruit courait que les Anglaisavaient été battus par Théodoros ; les bateaux de la radetiraient le canon pour hâter l’embarquement des hommes enretard ; les Européens engagés ne voulaient plus partir :c’était un tohu-bohu terrible.

Arrivés devant l’hôtel du consulat, je remisla bride de mon cheval au saïs, en lui disant de m’attendre, et jegravis l’escalier, songeant avant tout à présenter ma note.

En haut, au premier, trouvant une porteentr’ouverte, je la poussai ; elle donnait dans une assezvaste salle, éclairée par deux fenêtres en plein cintre garnie desvitraux, et entourée de hautes armoires grillées, pleines deregistres.

C’était la salle des archives, comme quidirait la salle de la mairie, où se trouvaient les registres del’état civil ; et quel ne fut pas mon étonnement de voir assisdevant une longue table deux moines en robe de bure, le PèreDomingo et un autre, long, maigre, le nez pointu, orné de lunettesen verre bleu, que je voyais seulement de profil, mais qui meproduisit l’effet d’une véritable fouine.

Tous les deux feuilletaient un tas deregistres, me tournant le dos et me montrant leur tonsure.

Les coups de canon de la rade faisaientgrelotter les vitres de seconde en seconde, la foule courait entumulte dans la rue ; mais rien ne dérangeait les moines, ilsfeuilletaient toujours.

Au bout de la table se trouvaient assis deuxemployés du consulat, et un troisième, perché sur une échelleroulante, compulsait les registres, la tête près du plafond.

Le bruit du dehors avait empêché ces gens dem’entendre venir, et je restai près d’une demi-minute sur le seuilà les regarder.

– Voici la lettre D, mon Révérend Père,dit tout à coup l’employé du haut de son échelle ; voustrouverez le nom de la personne au répertoire ; vousdisiez ?

– Desrôses Julien, dit Bernard Lafosse,répondit le Père Domingo en se levant pour aller prendre leregistre que l’autre lui tendait de son échelle.

Mais en même temps il m’aperçut et restastupéfait ; il se rassit en me regardant d’un œil louche.

Je m’approchai lentement et lui posai la mainsur l’épaule, en disant :

« C’est moi, mon Révérend Père, je suisheureux de vous retrouver ici après ce que je viens d’entendre.

Et lui, s’adressant en espagnol à l’autremoine, également étonné, lui dit avec volubilité :

– C’est l’individu que la petite réclame,l’ami de l’exécuteur testamentaire, un être dangereux.

Puis, élevant la voix en français, il medemanda :

– Qui êtes-vous, monsieur ? Je nevous connais pas.

– Comment ! vous ne me connaissezpas, saint homme ? lui dis-je en espagnol. Ah ! ah !mon Révérend Père, c’est ainsi que vous mentez !

Alors lui, vexé de m’entendre parler salangue, se redressa brusquement, et, me regardant face à face, ilbégaya en propres termes, les mâchoires serrées :

– Eh bien ! oui, je te connais, etje me moque de toi. (Il se servit en espagnol d’un mot plusénergique.) Tu m’entends, fit-il, je me moque de tous ceux de tonespèce.

Il avait la figure terriblement mauvaise, lebon Père Domingo, en me disant cela ; ce n’était plus le bonmoine s’en allant les reins courbés comme un malade, prononçant dessentences d’un ton papelard et donnant sa bénédiction aux pauvresgens rangés sur deux lignes, qui le contemplaient avecattendrissement lorsqu’il allait dire sa messe à notre petitechapelle du Sérapéum. Non ! il était droit ; ses jouesmusculeuses tremblaient de colère, et ses yeux, d’un brun roux, melançaient un éclair de défi.

C’était une de ces têtes de paysan ou desoldat espagnol, rude et hardie, comme on en voit dans les tableauxde leurs cathédrales, ce qu’ils appellent des têtes d’apôtres, maisqu’on serait fâché de rencontrer au coin d’un bois, sans être arméd’une bonne trique.

– Cela vous fâche, Révérend Père, luidis-je en souriant ; vous êtes terriblement vexé d’être prisla main dans le sac ; vous venez ici chercher les preuves defiliation, pour happer le magot de M. Van den Bergh, n’est-cepas ?

Alors l’autre, se levant, s’écria d’une voixaigre :

– Vous nous insultez, malheureux, vousinsultez de pauvres moines sans défense, c’estabominable !

Il pensait soulever les employés contre moi,mais eux, sans doute, ne tenaient pas à la confrérie, et puis ilsétaient curieux de savoir le reste : cette rencontre lesintéressait, ils écoutaient, et, voyant cela, je dis en me tournantde leur côté :

– Tenez, messieurs, ces gens-là sont desvoleurs d’enfants ; ils ne les volent pas pour faire leursalut, oh ! non !… Ils les volent pour avoir l’héritagedes parents ; ils viennent ici chercher la preuve qu’il leurfaut.

J’allais raconter toute l’histoire, lorsque lePère Domingo me dit en espagnol :

– Si tu n’étais pas un grand lâche, noussortirions ensemble vider cette affaire.

La colère, l’indignation, me saisirentbêtement, et je criai :

– Tu m’appelles lâche, vieuxcafard !

– Oui, tu as peur.

– Peur !… Sortons !…

Et nous sortîmes.

L’autre n’avait plus rien dit, il resta toutrêveur. Pendant que nous descendions l’escalier, le Père, reprenantson ton papelard, se mit à bredouiller :

– Imbécile, c’est ton Olympios qui vahapper la petite… elle qui t’aimait… qui ne voulait que toi !…C’est lui… ce Grec, qui l’aura par ta bêtise… C’est toi qui lui astout dit… qui lui as donné de l’argent pour faire des recherches…S’il la trouve, il l’emmènera en Grèce pour avoir son héritage. Ill’épousera !… Chez nous, elle est en sûreté… Ce n’est pasnous, pauvres moines mendiants, qui la dépouillerons ; nousvoulons la sauver, au contraire ; sans nous, elle serait déjàentre les mains de ce Grec, qui se serait dépêché de lacompromettre… Nous voulons la garder pour la rendre saine et sauveà son tuteur, M. Hardy, avec tous les papiers qui établissentses droits… Et voilà… voilà comme nous sommes récompensés !…Ah ! faites… faites du bien !…

Moi, je n’entendais pas de cette oreille, etpourtant ces choses me troublaient. L’idée me passait par la têtequ’il avait peut-être raison, que le Grec voulait peut-être fairele coup pour son propre compte, et que j’avais eu tort de tout luiconfier.

En bas, dans le vestibule, le Père Domingo,s’étant arrêté, demanda :

– Où allons-nous ?

– Vous m’avez défié, lui dis-je ;vous êtes un ancien soldat, vous devez savoir où nous allons.

– Écoutez, dit-il, vous avez raison, j’aiservi dans le temps ; vous m’avez insulté, je me suis souvenuque j’avais été soldat, et, que Dieu me le pardonne ! uninstant j’ai souhaité de voir votre sang ; mais à cette heureje suis prêtre, je me repens et je vous demande pardon.

J’étais tout bouleversé, d’abord à cause de cequ’il m’avait dit d’Olympios, et puis de voir cet homme qui sesoumettait et reconnaissait ses torts.

– Frappez-moi, dit-il, frappez !… Jene répondrai pas ; ce sera la punition de ma faute, de monorgueil.

Alors je lui dis :

– Vous m’avez appelé lâche, et…

– C’est moi qui suis un lâche, dit-il, den’avoir pas observé le vœu d’humilité que j’avais fait… vous voyez…je m’humilie !…

Après cela, Jean-Baptiste, je ne savais plusquoi répondre ; et comme dans le même instant le consulentrait, je me dis en moi-même :

« Que le vieux gueux s’en aille audiable ! »

Je lui tournai le dos ; je me présentaiau consul, qui vit le mulet à la porte en bon état et me dit demonter, ce que nous fîmes ensemble.

Nous entrâmes dans son cabinet, il examina lanote et me dit que c’était très bien, qu’il la ferait solder leplus tôt possible.

Il donna l’ordre à l’un de ses domestiques dedescendre et de conduire le mulet aux écuries.

Cette affaire étant réglée de la sorte, l’idéedes moines me revint. En passant, je regardai dans la salle desarchives, mais ils avaient disparu.

Je repris le chemin de Kabret-el-Chouche, etla pensée de la gueuserie d’Olympios ne me sortit pas de l’esprit.Je me reprochai cent fois d’avoir confié au Grec une affaire aussigrave, mais c’était fait, il n’y avait plus à en revenir, et jetâchai d’y songer le moins possible, pour ne pas me tourmenterinutilement.

Quant à l’expédition d’Abyssinie, elle suivitson cours naturel ; l’annonce de la défaite des Anglais étaitune fausse nouvelle ; sans doute ils eurent beaucoup dedifficultés à surmonter sur le littoral, avant d’arriver auxmontagnes, ils perdirent du monde. Nous en voyions de temps entemps des nôtres revenir épuisés, et qui ne se félicitaient pasd’avoir quitté le chantier pour courir les aventures ; maisl’expédition réussit mieux que la nôtre au Mexique, et, vers lesmois de juillet et d’août, elle revint triomphante.

Les Anglais avaient vaincu le nègre Théodoros,qui, voyant ses soldats découragés par les nouvelles armes deprécision des Européens, s’était fait sauter la cervelle.

L’empereur des Noirs, dans cette circonstance,prouva qu’il avait plus de cœur et de dignité que beaucoup de roisblancs, en ne voulant pas survivre à sa défaite.

Seulement Théodoros avait un fils, jeuneenfant de huit à dix ans, que les Anglais emmenèrent aux IlesBritanniques. Ils ont eu soin depuis de lui donner une éducationanglaise ; ils l’ont mis sous la direction d’un colonelanglais, qui n’aura pas manqué, j’en suis sûr, de lui donner lesprincipes de la vieille Angleterre et les sentiments de dévouementà la mère-patrie anglaise. Plus tard, quand il sera suffisammentimbu de ses devoirs envers ses bienfaiteurs, ils le reconduirontpeut-être là-bas et le feront nommer empereur d’Abyssinie.

Ainsi faisait le fameux Nabuchodonosor,emmenant les enfants des rois d’Israël à Babylone, pour lesinstruire dans sa loi ; ainsi faisaient les Romains, emmenantles enfants des souverains vaincus, pour les élever dans les idéesromaines et dominer plus tard sous leur nom les peuplesinsoumis ; ainsi font et feront toujours les conquérants,spéculant sur l’attachement servile des multitudes ignorantes auxdynasties de toute sorte, anciennes ou nouvelles.

Mais tout cela ne regarde pasKabret-el-Chouche, et j’en reviens au canal maritime.

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