Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

VII

 

Le lendemain vers quatre heures, Arambourouvint éveiller mes hôtes ; Chariot roula sa couverture, moi lamienne ; M. Van den Bergh sortit de ma baraque, et me diten souriant :

– Je vous remercie, monsieur Goguel, devotre bonne hospitalité. Je pense rester encore quelque temps enÉgypte, et vous me feriez bien plaisir d’accepter à déjeuner pourdimanche prochain, dans l’Ouadi de Bir-Abou-Ballah, où je merappelle avoir vu de jolies cultures autrefois.

– Nous verrons cela, monsieur Van denBergh, lui répondis-je ; en ce moment, le travailpresse ; il s’agit de terminer notre tranchée avant l’arrivéedes dragues ; mais, si c’est possible, j’irai.

Là-dessus Charlot me serra la main, ils semirent en selle, les chameaux accroupis se levèrent, et la petitecaravane partit en silence dans la direction d’Ismaïlia.

Moi, je fis mon tour dans le campement, commeà l’ordinaire ; j’allai donner mes ordres aux chameliers del’Entreprise, voir, en passant, si Choubra avait eu saration ; bref, je m’occupai de mes affaires, sans m’inquiéterdavantage des propos du Hollandais, que j’attribuais à l’abus del’opium.

Vers six heures j’allais toquer aux vitres deGeorgette, lorsque je l’aperçus sur le seuil de sa petitebaraque.

– Hé ! me dit-elle en riant, tuviens trop tard ce matin, Goguel, je suis plus matinale quetoi ; vous vous êtes bien amusés, hier soir ?

– Pas trop, Georgette, lui dis-je enm’arrêtant sur le pas de sa porte, et regardant à l’intérieur lapetite chambre blanchie à la chaux, le plancher déjà balayé et lepetit lit déjà fait.

– Tu te soignes bien, lui dis-je ;tu sais t’arranger dans ton nid.

– Tiens ! fit-elle, qui doncpenserait à moi, si je ne veillais pas à mon ménage ?

– C’est juste, Georgette.

Et remarquant une petite croix de bois contrele mur, au-dessus du lit :

– Tu fais donc aussi tes dévotions,Georgette ?

– Mais, sans doute, je ne suis paspaïenne.

– Est-ce que tu vas aussi te confesseraux Pères de la Terre-Sainte ?

– La mère Aubry m’en parle tous lesjours… Mais j’ai tant de péchés… tant de péchés, que je n’ose plus…Depuis six mois je n’y suis pas allée.

Elle riait, et je la regardais dans le blancdes yeux, ce qui la fit rire encore plus fort.

– Écoute, lui dis-je, quand tu voudras teconfesser, viens auprès de moi… Tu me raconteras tout… tout…jusqu’à tes plus secrètes pensées, et je te donnerai toujoursl’absolution.

– Oh ! le bon apôtre, faisait-elle…oui… le plus souvent !… aller lui dire mes péchés àlui !

– Méfie-toi toujours d’Olympios,repris-je, et de tous les Grecs, même des Hollandais ; tu nesais pas combien de gens t’en veulent.

Et je lui racontai ce que M. Van denBergh, le grand pâle, m’avait dit. Elle ne finissait pas de rire,ne croyant pas un mot de cette histoire.

Enfin, comme Abou-Gamouse sonnait le départ demon équipe, je la quittai, tout réjoui moi-même de sa bonne humeuret bien persuadé qu’elle ne ferait jamais rien sans meconsulter.

Ce jour se passa comme tous les autres ;et le dimanche suivant, les Italiens et les Dalmates ayant laissél’ouvrage en plan pour aller assister à la messe du Père Domingo,je me rappelai l’invitation de M. Van den Bergh. Enconséquence de quoi, sitôt après déjeuner, je sellai mon cheval, etje partis pour l’Ouadi de Bir-Abou-Ballah (l’oasis du Père desDattes).

Cette petite oasis, située sur le canal d’eaudouce de Suez à Néfich, était le rendez-vous habituel des employésd’Ismaïlia, les jours de fête. Ils y venaient en famille, parbateau ; on y dansait, on y riait ; les jeunes dames etles demoiselles se faisaient un bonheur d’y respirer à l’ombre despalmiers ; et nous autres employés de l’Entreprise, venus deneuf kilomètres pour jouir d’un instant de distraction, nousn’étions pas moins heureux de renouveler connaissance avec les douxyeux bleus de la mère-patrie. On ne se quittait jamais sansregrets, sans promesses de se revoir et sans une légère pression demain à l’heure des adieux.

Bref, cet endroit me rappelait les plusgracieux souvenirs, et puis aussi d’agréables parties de chasse àla saison d’automne, au grand passage des cailles.

Combien de fois M. Durant, notre chefcomptable, notre chef de section, M. Laugaudin, Saleron etmoi, n’avions-nous pas fait ce petit voyage en barque, une volaillefroide, un gigot, quelques bouteilles de vin sous la banquette, degrand matin, à la fraîcheur, pour être à notre poste avant le leverdu jour !

Le mulet de halage ne se pressait jamais, ilfallait une bonne heure et demie pour arriver le long des rigolesd’irrigation bordées de jeunes saules, où les sarcelles, lescanards et autres oiseaux aquatiques se plaisaient à dormir la têtesous l’aile, avant de prendre leur vol vers les grands lacs.

Au premier rayon de soleil, le cri d’éveilétait donné, la fusillade commençait.

Ah ! si nous avions eu des chiensd’arrêt, surtout des épagneuls qui vont à l’eau, quelles belleschasses nous aurions faites !

Tout en galopant, voilà les souvenirs qui metrottaient par la tête.

Je me rappelais aussi le vieux cheik Békri, dela tribu des Benou-Hadjar, venu de l’Arabie bien des années avantla création du canal, avec ses femmes et ses enfants, pour cultiverau milieu des sables ce coin reculé du monde, un bon vieux bédouinà tête d’épervier, toujours assis dans l’ombre de sa vieille tenteeffilochée, les joues creuses, la barbe blanche, le gros turbanenfoncé jusqu’aux épaules, le tuyau du chibouck entre ses lèvrestremblantes.

En rêvant à ces choses, au bout d’une heureenviron, j’aperçus de loin, par-dessus les hautes berges du canalsur l’autre rive, l’oasis de Bir-Abou-Ballah ; la joliemaisonnette à l’égyptienne entourée de son élégante vérandah, lespersiennes peintes en vert, offerte par la Compagnie universelle àl’émir Abd-el-Kader lors de sa visite dans l’isthme en 1863 ;et à côté, la belle gerbe de palmiers et l’antique puits du Pèredes Dattes surmonté de sa roue vermoulue, où pendait un longchapelet de pots plongeant dans la citerne. En tournant la roue,les pots remontaient à la file, vidant leur contenu dans une petiteauge de bois, et redescendaient sur la poulie. L’auge répandaitl’eau dans un bassin plus large, qui la distribuait par de petitesrigoles sur toutes les terres environnantes. C’est la noriahd’Égypte, une invention qui date des premiers temps de la Bible etqui nous prouve que les gens d’alors n’étaient pas bêtes.

Tout cela me revient quand j’y pense ; ilme semble le voir peint devant mes yeux, avec les tamaris quipoussaient au voisinage du vieux puits, et sans oublier la tente dupère Békri, ni ses fils, dispersés dans les cultures d’orge, demaïs, de coton, en train de faire la seconde ou la troisièmerécolte.

Comme j’arrivais, ma première idée fut dedécouvrir au loin les trois dromadaires de mes amis Charlot et Vanden Bergh, dont le profil n’aurait pas manqué de se détacher surcette plaine immense, s’ils avaient été là ; mais j’eus beauregarder, rien de pareil n’apparaissait sur l’horizon, ce qui mefit pousser un juron, Jean-Baptiste, chose bien naturelle ensemblable circonstance. Enfin, ayant pris mon fusil en bandoulière,je m’écriai : – Bah ! passons le canal tout de même, jesuis peut-être en avance, et les canards, s’il en vient, m’aiderontà prendre patience.

Là-dessus, descendant la berge, je mis Choubraà la nage. Mais au moment de reprendre pied en face, près d’unemare d’infiltration comme il s’en rencontrait sur le parcours ducanal, deux grands buffles, enfoncés jusqu’aux yeux dans la vase,se relevèrent le muffle en l’air, soufflant et me regardant d’unair menaçant. Choubra frémissait, et je tenais déjà le plus avancédes deux buffles en joue, entre les yeux, à quelques pas, lorsqu’ileut la bonne idée de se détourner et de me livrer passage.

Je n’en fus pas fâché, car du plomb de canardaurait bien pu glisser sur une tête pareille.

J’abordai donc et je m’avançai tranquillementau pas vers le vieux cheik, qui m’avait reconnu de loin et meregardait venir sans bouger, d’un air de satisfaction.

– Allah te donne une longue vie, pèreBékri ! lui dis-je en mettant pied à terre près de lanoriah.

– Qu’il t’entende ! répondit levieux bédouin d’un ton de bienveillance.

– Tu n’as vu personne auprès dupuits ? lui demandai-je.

– Personne, fit-il. Mais le soleil esthaut, il peut venir quelqu’un avant la nuit.

J’étais fort ennuyé, mais l’observation ducheik me semblait juste ; j’attachai Choubra au tronc d’untamaris, et je m’assis au bord de l’auge, les yeux sur le canal, ducôté d’Ismaïlia.

Le père Békri était rêveur ; nousrestions ainsi en silence depuis quelques instants, lorsqu’il medemanda :

– Combien as-tu de femmes, mongentilhomme ?

C’était un titre d’honneur qu’il me donnaitd’après l’inspection de mon cheval.

Il voulait entrer en conversation, je lecompris tout de suite, et, n’ayant rien de mieux à faire, je luirépondis :

– Je n’en ai point, je suis encore tropjeune.

– Trop jeune ! fit-il après avoiraspiré lentement une bouffée de son chibouck ; quel âge as-tudonc ?

– Vingt-quatre ans.

– À vingt-quatre ramadans j’avais deuxfemmes, dit-il ; mon fils Hamoud en a deux, il est de ton âge,et mon fils le plus jeune, Zalim, en a deux aussi.

– C’est possible, lui dis-je ; maisdans mon pays on ne se marie pas si jeune, et puis il ne nous estjamais permis d’avoir plus d’une femme.

Là-dessus il resta pensif pendant deux outrois minutes, pour se mettre cela dans la cervelle, et moi, nevoyant rien venir sur le canal, pour passer le temps, jerepris :

– Non, nous n’avons jamais plus d’unefemme, père Békri ; elle est maîtresse de la maison et nous nepouvons pas en changer, à moins qu’elle ne meure avant nous, alorsil nous est permis d’en épouser une autre.

Cela lui paraissait étrange ; il fixaitsur moi ses petits yeux noirs, et, remarquant sans doute que jeparlais sérieusement, il me demanda :

– Et combien une jeune vierge vaut-ellede guinées dans ton pays, mon gentilhomme ?

– Dans mon pays, les femmes ne s’achètentpas, lui répondis-je ; au contraire, le père vous donne del’argent pour qu’on prenne sa fille.

Et voyant combien ce chapitre l’intéressait,je lui racontai dans tous les détails la manière dont se font lesmariages en France, l’âge où l’on peut se marier, la demande, ladot, le contrat, la comparution devant le maire, et puis labénédiction à l’église.

Il comprenait tout cela très bien, et, selonson habitude, il inclinait doucement la tête, enmurmurant :

– Bon !… bon !… ah ! c’estainsi qu’on se marie dans ton pays… Alors, les femmes sont trèsheureuses et très fières, mon gentilhomme.

– Sans doute, lui dis-je ; ellessont libres d’aller et de venir ; elles n’ont point de voilesur la figure ; on les mène partout, à la danse, auspectacle ; plus l’homme a d’argent, plus il se fait d’honneurd’en dépenser pour elles.

Il clignait des yeux et me demanda :

– Vont-elles aussi à la mosquée, vosfemmes ? Font-elles leurs prières ? Votre prophète a-t-ildit qu’elles auraient part au paradis ?

– Cela va sans dire, père Békri ;elles ont part à tout, et même le prêtre conserve la direction deleur âme après le mariage, pour être sûr de la sauver. Elles vont,quand il leur plaît, lui raconter en secret, dans un petitpavillon, leurs péchés et leurs plus secrètes pensées.

– C’est bon, fit-il, je comprends :ils sont eunuques.

– Eunuques ! m’écriai-je avecindignation ; tu oses avoir une idée pareille, pèreBékri ? c’est abominable.

– Vos marabouts ne sont paseunuques ? fit-il d’un ton sec.

– Certainement non, lui dis-je.

– Et vos femmes vont les voir en secret…les maris ne disent rien ?…

– Sans doute.

À peine eut-il entendu cela, que, se levant desa place, il me tourna le dos en criant :

– J’avais cru tout ce que tu medisais ; mais, à cette heure, je vois que tu n’es qu’unmenteur !

Et sans vouloir m’entendre davantage, il entradans sa tente.

Voilà les Arabes, Jean-Baptiste, la foi leurmanque ; et quand la foi vous manque, tout est perdu, on nepeut pas être sauvé. Jamais notre sainte religion ne se répandradans ce pays ; il n’y a que les Français, avec quelques autrespeuples intelligents, qui soient dignes de comprendre nos saintsmystères.

Si je t’ai raconté ces choses, c’est pour temontrer la bêtise des hommes, lorsqu’on n’a pas soin de leur ouvrirl’esprit dès l’enfance par l’enseignement du catéchisme.

Après cela, voyant que rien ne venait sur lecanal, du côté d’Ismaïlia, je détachai Choubra et je repris ladirection du Sérapéum.

Je me souviens que le chaland-coche arrivaitjustement de Suez, ce qui me força d’attendre qu’il eûtpassé ; il était encombré de monde, comme toujours, et jeremarquai le Père Domingo et son servant, debout au milieu de lafoule, contre la cabine. Dès qu’ils m’aperçurent près de la berge,ils firent un mouvement de surprise. Le Père Domingo fermabrusquement la porte contre laquelle il s’appuyait, et me lança uncoup d’œil singulier.

Ces choses, je n’y fis pas attention alors,elles me sont revenues depuis.

Le chaland passé, je me mis à la nage, et surl’autre rive Choubra prit le galop.

Maintenant, Jean-Baptiste, il faut te figurermon indignation contre Charlot et M. Van den Bergh, quim’avaient fait venir là pour se moquer de moi ; je ne voyaispas d’autre raison, et je me promettais bien de leur rendre lapareille, si l’occasion s’en présentait.

Mais une bien autre surprise m’attendait auSérapéum.

Comme j’entrais dans la rue de l’Hôpital, autournant du four de Sainbois, voilà que le grand Olympios, cefameux pharmacien grec dont je t’ai déjà parlé, ce bel homme quirôdait à la cantine autour de Georgette, et dont la vue seule merendait de mauvaise humeur, le voilà qui se met à m’appeler, àcrier, me faisant signe des deux mains d’arrêter.

Naturellement je passais sans vouloirl’entendre, quand je distinguai dans ses cris le nom de Georgette,ce qui me fit retourner furieux, en demandant :

– Eh bien, quoi ?… Quoi ?…Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vous voulez ?…

– Ils l’ont emmenée, monsieur Goguel,fit-il tout pâle.

– Emmenée… Qui… qui… animal ?

– Elle… Georgette… le Père Domingo…

– Le Père Domingo… vous dites ?…

– Le Père Domingo et son vicaire ontemmené Georgette voilà deux heures… Et tout ce que j’ai pu dire,monsieur Goguel, tout ce que j’ai pu faire, ne les a pas arrêtés…Ils sont partis par le coche.

Je ne l’écoutais plus. J’avais sauté à terredevant les écuries de l’Entreprise ; je poussais Choubradedans et je l’attachais à sa place, sans penser à rien. Olympiosderrière moi, continuait à parler, à gémir ; tout ce que je merappelle, c’est qu’en ressortant, tout à coup je lui disbrusquement :

– Et vous n’avez pas empoigné le moine,grand lâche ? Vous l’avez laissé faire !… Ah ! sij’avais été là !…

Puis je courus à la cantine. Olympios mesuivait toujours, et, en entrant, je dis aux camarades en train dedîner.

– Vous savez, les Pères de laTerre-Sainte viennent d’enlever Georgette !

Bonnifay se retourna tranquillement et merépondit :

– Oui, ils avaient des ordres supérieurs,les papiers étaient en règle.

– Et vous n’avez pas protesté ?m’écriai-je… la fille d’un vieux camarade !…

– Bah ! s’écria Ker-Forme, toutesles protestations n’auraient servi de rien… Et d’ailleurs, chez lesPères de la Terre-Sainte elle sera mieux qu’ici… tous les jourselle courrait des chances ; si le père Lafosse avait vu ça, ilaurait été le premier à donner son consentement, il aurait été lepremier à dire…

Je me retournai sans lui répondre, etm’adressant au pauvre Olympios, aussi désolé que moi :

– Allons voir M. Laugaudin, luidis-je ; c’est là que nous verrons s’il est permis à cesEspagnols de mettre les pieds dans le plat… si nous ne sommes plusrien ici… Arrivez !…

La grande baraque était partagée en deuxcompartiments ; d’un côté nous prenions nos repas, nous autreschefs de chantier, conducteurs, surveillants, et de l’autre nossupérieurs : MM. Laugaudin et Saleron.

Nous entrâmes, et, par bonheur, Olympios setrouvait devant moi ; c’est lui qui prit la parole.

– Monsieur Laugaudin, dit-il en ânonnant,vous savez que le Père Domingo vient d’emmener la petite Georgettesur le chaland-coche ?

Et il resta bouche béante.

M. Laugaudin s’était retourné sur sachaise, il écoutait, surpris de notre brusque entrée.

– Eh bien ? fit M. Laugaudin,un ancien officier d’artillerie, à la physionomie militaire ;après ?

– C’est la mère Aubry qui l’a conduit àla baraque de Georgette ; ils l’ont endoctrinée ensemble.

– Et puis, monsieur Olympios ?

– Elle pleurait… elle ne voulait paspartir… Elle demandait Goguel, qui n’était pas là.

– Tiens… c’est étonnant ! Etpuis ?

– Et puis, à force de sermons, depromesses de la ramener, ils ont fini par la décider… Ils l’ontemmenée sur le bateau…

– Et puis… monsieur Olympios… Est-ce quecela vous regarde ? Est-ce que c’est une question de votrepharmacie ?… Êtes-vous le frère, le tuteur de cettepetite ?

Moi, derrière lui, je voyais que les autres semettaient à rire, cela me défrisait. Olympios n’ajoutant plus rien,M. Laugaudin, qui buvait son café à petites gorgées, luidemanda :

– Êtes-vous chargé, monsieur Olympios, deveiller sur cette jeune fille ? Voyons… qu’est-ce qui vousamène ?

Le Grec avait un air si bête, si penaud, quetous éclatèrent de rire, et moi-même, je fis comme eux parcontenance.

Cependant, élevant alors la voix, jedis :

– Monsieur Laugaudin, cette enfant est lafille d’un camarade mort au service de l’Entreprise, et de vieuxamis du père ont bien le droit de demander si des moinesespagnols…

– Écoutez, Goguel, interrompitM. Laugaudin, nous sommes ici pour faire le canal maritime, etnotre devoir n’est pas de nous mêler des affaires de police. Cesmoines de la Terre-Sainte avaient leur ordre en règle ; ilsétaient autorisés régulièrement à prendre la petite, qui estmineure, et dont personne n’a jamais su positivement lanationalité, car Lafosse n’a jamais dit de quel pays, de quelendroit il était, de sorte qu’on avait cette charge sur le dos. Lesmoines nous en délivrent. Ils étaient autorisés à l’emmener, etnous n’avons pas à mettre le nez dans ce genre d’affaires.

Là-dessus, il se retourna sur sa chaise et semit à reprendre une conversation interrompue par notre arrivée.

Nous sortîmes, Olympios et moi, nous regardanttout vexés. Mais sa figure à lui était si longue, si drôle, quemalgré moi je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Elle vous a passé devant le bec, monpauvre Olympios… c’est malheureux… hé ! hé hé ! oui, bienmalheureux !… Ah ! les gueux de moines, quelle chance ilsont eue que je n’aie pas été là !… mais ils reviendront, ilsauront à s’expliquer.

Et l’idée me vint au même instant quel’invitation de M. Van den Bergh n’avait été que pourm’écarter du Sérapéum, pendant que les moines, envoyés par lui sansdoute, viendraient faire leur coup. Cela m’agaça jusqu’au bout desongles ; j’aurais été capable de remonter à cheval pour lesrattraper, mais ils avaient au moins deux bonnes heures d’avance,ils étaient même arrivés à Néfich depuis une heure, et à partir delà quelle route avaient-ils prise ? Était-ce du côté deZagazig pour Alexandrie, ou d’Ismaïlia pour Port-Saïd etJérusalem ?

L’indignation me tenait au cœur, et cesentiment me poursuivit longtemps, mais à quoi bon ? Georgetteétait partie sur un ordre régulier, tous les amis et connaissancestrouvaient cela bien, que pouvais-je faire tout seul !

C’est alors, Jean-Baptiste, que je vis combienl’existence des faibles tient à peu de chose ; combienl’indifférence des gens est grande à l’égard de ceux qui n’ontpoint de défenseurs naturels.

Tous les amis du père Lafosse, qui s’étaientpromis de défendre Georgette, aussitôt qu’elle fut partie, sedépêchèrent en quelque sorte de l’oublier. La mère Aubrys’indignait quand on lui faisait des reproches au sujet de cetenlèvement, et tout le monde lui donnait raison ; le PèreDomingo, du moment qu’il avait agi par ordre supérieur, ne pouvaitavoir tort. Personne ne s’informait d’où venait cet ordresupérieur, qui l’avait délivré ; on aurait cru que l’Éternellui-même avait parlé.

Bien des fois depuis, en passant le matindevant la petite baraque de Georgette, l’idée me revenait defrapper à la vitre et de crier :

« Georgette, lève-toi, c’estl’heure !… »

Et puis, songeant qu’elle n’était plus là, jepoursuivais mon chemin tout triste et rêveur. Insensiblement cetteimpression s’effaça comme tant d’autres, et je ne songeai plus qu’àmes propres affaires.

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