Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

V

 

Tout se passa comme l’avait ordonnéM. Laugaudin.

La coupure ne fut pas longue à faire, car unpetit embranchement se détachait du canal d’eau douce et venaitjusqu’au Sérapéum ; il suffit de le prolonger jusqu’à latranchée qui se remplit dans une nuit ; les vannes et lescoulottes ne laissèrent entrer l’eau dans les bassins que selon lamesure qu’on voulut bien leur donner.

M. Lavalley surveillait lui-même leremplissage des lacs artificiels, comme toutes les autresopérations importantes ; son associé, M. Borel, venaitrarement dans l’isthme ; il était chargé de l’administrationgénérale et résidait à Paris.

Depuis mon arrivée en Égypte, je n’avaisencore vu que le travail libre, tel qu’il était organisé cheznous ; je voulus voir alors le travail des fellahs, et lepremier dimanche qui suivit leur arrivée au kilomètre 16 du canald’eau douce, j’enfourchai Choubra et je poussai un temps de galopjusque-là.

Seize mille hommes à l’ouvrage, c’est un grandspectacle, Jean-Baptiste, mais seulement quand tout se fait avecordre, quand tout est calculé d’avance, quand chacun a sa tâchemarquée, et qu’aucun trouble ne règne, ni dans le commandement, nidans l’exécution.

C’est ce que M. Cotard, notre directeur,avait établi sur nos chantiers ; aucune force n’était perdue,parce que toute force libre se paye argent comptant, et qu’il fauten tirer le meilleur parti possible.

Les ingénieurs de la Compagnie universelle nes’étaient pas trouvés dans les mêmes conditions à l’origine ducanal maritime ; comme les fellahs ne coûtaient rien, ilss’étaient dit sans doute :

« Chaque fellah fait peu individuellementil ne donne pas la moitié de ce qu’il pourrait donner, c’estpositif ; mais vingt fellahs, au bout de la journée, ontpourtant fait un beau tas de déblais ; et en ajoutant les tasaux tas, pendant dix, vingt ou trente ans, le canal se termineratout de même.

Je te dis les choses telles qu’on me les aracontées cent fois. C’était le système oriental, le système desTurcs, des pachas.

Je vis alors ce beau système en action.

Le canal était plein de boue liquide ;les fellahs, par centaines, des hommes et des quantités de gaminstout nus, barbotaient dans la vase presque jusqu’aux aisselles,comme des grenouilles dans une mare ; les uns portaient descouffins, sorte de paniers à deux poignées qui se fabriquent enmasse dans la haute Égypte ; d’autres les chargeaient à lapelle, et quelquefois, quand les couffins manquaient, ilsplaquaient sur les reins de leurs camarades un tas de boue, que lespauvres diables retenaient des deux mains par derrière, sedépêchant d’aller le secouer sur la berge. Mais cette boue, augrand soleil, s’attachait vite ; en haut, il fallait laracler.

Tout cela montait, descendait, courait,faisait semblant de rire, d’être de bonne humeur.

Sur le chemin de halage et sur les berges setenaient debout les cheiks de chaque village appelé à la corvée, enrobe noire ou bleue et gros turban blanc ou vert, appuyés sur ungrand bâton. Ils encourageaient leur monde. Et plus loin, enarrière, se tenait à cheval le bey turc, au milieu de sescavas.

Ce groupe à cheval, au milieu de ces êtreshumains grouillant dans la fange, sous le soleil ardent, étaitterrible à voir : c’était la force, la puissance farouche dumaître impitoyable et brutal veillant sur ses esclaves.

Les fellahs semblaient rire ; mais, àpeine le cheik avait-il une distraction et détournait-il les yeux…crac ! un coup de pioche éventrait le couffin fourni par legouvernement.

Mais aussi gare si le cheik avait vu faire lecoup ! Aussitôt le coupable était saisi par les cavas, jeté àterre, étendu sur le ventre, et, malgré ses cris, ses plaintes, sesinvocations à la barbe du Prophète, la courbache lui traçait desraies bleues, jaunes et rouges sur la plante des pieds, jusqu’à ceque le Turc impassible fît signe que c’était assez.

Voilà le travail des fellahs !…

C’est la corvée du bon vieux temps !… Lacorvée du roi très chrétien, du couvent, du seigneur… Oui, c’estainsi qu’étaient traités les paysans de France avant 1789.

Et c’est pour cela que la nation a fini par serévolter ; qu’elle a confisqué les terres des émigrés etqu’elle les a vendues aux malheureux qui les cultivaient depuis dessiècles, n’obtenant d’autre salaire que des coups ; c’est pourcela qu’elle les a défendues contre toute l’Europe soulevée par cesnobles barbares, et que, au lieu d’être encore aujourd’hui desfellahs, nous sommes devenus des citoyens, dont les droits et lesdevoirs sont inscrits dans les lois.

Tu sais, Jean-Baptiste, que de mauvaisesgazettes ont reproché dans le temps à la Compagnie universelle duCanal de Suez de se servir des fellahs pour faire le canalmaritime, et que Nubar-Pacha, ministre du khédive Ismaïl, hommetrès capable, mais complètement dévoué à son maître, est même venuprotester en France contre cet abus.

C’était une mauvaise plaisanterie.

Si Nubar avait dit :

« Nous voulons abolir la corvée enÉgypte, et M. de Lesseps, en vertu de son contrat, s’yoppose ! »

Alors l’affaire aurait été sérieuse.

Mais de venir nous dire :

« Vous autres Français, qui regardez leshommes comme des frères, vous ne devez pas vous servir desfellahs ; c’est un privilège qui nous appartient à nous seuls,parce que nous les regardons comme des bœufs, comme des ânes et desdromadaires. Rendez-nous donc nos fellahs, que nous vous avonsloués trop bon marché, et qu’il nous serait plus profitabled’employer ailleurs ! »

Quelle farce !

Il faut avouer que ces Orientaux ont parfoisdes idées singulières, et qu’ils nous croient un peu tropbêtes.

Mais Nubar avait sans doute donné d’autresraisons aux journaux qui le soutenaient, des raisons plus solideset qu’ils ont gardées pour eux.

Enfin, quoi qu’il en soit, tu peux te faireune idée du travail des fellahs, d’après ce que je viens de tedire. Ils font ce que faisaient leurs pères depuis trois mille ans,sous les Pharaons, sous les empereurs grecs, sous les Romains, sousles Arabes et les Turcs. Rien n’est changé.

C’est à cet état d’abrutissement que les aréduits la caste de leurs prêtres, toujours avec les vainqueurs,jamais avec les vaincus ; soutenant l’envahisseur dès qu’ilavait le dessus, partageant avec lui le pouvoir et sesjouissances ; invoquant Dieu, pour asservir encore davantageles victimes et leur ôter le courage de se révolter, de reconquérirleur indépendance, leur dignité.

Voilà le fond de toutes les histoires.

Il n’y a que nos évêques à nous quisoutiennent le peuple contre les puissants de la terre ; quiconsidèrent le pauvre à l’égal du riche ; qui prêchentd’exemple le désintéressement, l’humilité, la mansuétude, lepardon ; qui respectent les lois du pays, et qui mettenttoujours les intérêts de la patrie avant leurs intérêtsparticuliers et ceux de leur chef, notre saint-père le pape.

Aussi le peuple les vénère, – et il a bienraison !

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