Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

XIV

 

Les travaux de terrassement du canal maritimeapprochaient alors de leur terme, plusieurs chantiers n’avaientplus que les règlements des talus à faire, la masse de leursouvriers se portait chez nous. Notre tranchée des petits lacstouchait aussi à sa fin, lorsque le bruit se répandit qu’un grandbanc de rocher venait de se découvrir dans la section de la plainede Suez, que les dragues envoyées par M. Lavalley ne pouvaienty mordre, de sorte qu’il allait falloir exécuter cette partie àbras, avec des plans inclinés, des brouettes, des wagons.

Ce banc de rocher, qui n’avait pas été signalésur le profil géologique des sondages exécutés par les ingénieursde la Compagnie, ne nous regardait pas aux petits lacs ;n’ayant plus que vingt à trente mille mètres de terrassements àfaire, nous pensions finir les premiers de notre section, nous ymettions de l’amour-propre.

Mais voilà qu’un beau matin M. Cotardvient me prendre sur le chantier et me dit en me conduisant aubureau :

– Goguel, nous avons besoin de vous, ilfaut que vous nous rendiez encore de grands services ; lasection de la plaine de Suez est fort en retard ; nousdirigeons là tous nos agents énergiques, et je compte sur vous pournous donner un coup de main. Nous allons partir ensemble ;demain vous reviendrez prendre votre matériel et tout votre monde.Je ne doute pas que d’ici quelques jours votre nouveau chantier nefonctionne vigoureusement.

Je t’avoue, Jean-Baptiste, que si tout autreétait venu me donner cet ordre, j’aurais jeté, comme on dit, lemanche après la cognée, car j’en avais assez au bout de quatre ans,et l’idée de retourner en France et d’embrasser les vieux parentsm’avait saisi comme tant d’autres ; mais de refuser àM. Cotard, un des hommes que j’aimais et que j’estimais leplus, à cause de sa droiture et de ses capacités hors ligne, cen’était pas possible. Je donnai l’ordre aussitôt à mon saïs deseller mon cheval, et je partis sans faire aucune objection.

Deux heures après nous étions dans la plainede Suez ; là les camarades Egermann, Boursière etM. Guillaumet, le chef de la section, nous reçurent avecempressement. On me conduisit sur le chantier que je devaisdiriger.

Jamais tu ne t’imagineras rien decomparable : trois mètres de vase, recouvrant sur plusieurskilomètres le rocher qu’il s’agissait d’enlever ; cette vaseétait liquide, la mer ayant séjourné dessus pendant plus d’un an.Et pas même de baraque pour se loger. Celle qu’on me promit ne putse faire que dix jours après, les charpentiers étant écrasésd’ouvrage.

En attendant, mon petit lit de fer, mesbagages et mes quelques ustensiles de cuisine, que j’avais faitvenir des petits lacs, étaient gardés en plein air par Charaf et unautre Arabe. J’allais manger et dormir chez mon ami Boursière.

Enfin tous mes ouvriers arrivèrent. Ils’agissait avant tout d’ouvrir des rigoles d’assainissement, pourdessécher et raffermir cette boue ; l’eau de nos rigoles serendait dans des puisards plus profonds que le canal, d’où despompes à vapeur la rejetaient plus loin, en la déversant dans descoulottes.

Ce fut un rude coup de collier à donner ;mais enfin, au bout de trois semaines, grâce à mes six centsbaudets, à mes quatre-vingts chameaux et à mes douze cents hommes,grâce surtout au soleil ardent de l’Égypte, qui dardait ses rayonssur cette mare et produisait plus d’effet que toutes les pompes dumonde, grâce à tout, le rocher fut à nu, et l’on put s’occuper dele faire sauter.

Pendant les repas on tirait les mines, et l’ontrouvait ensuite des masses de déblais faciles à charger.

La section de Chalouf, sur le point de seterminer, nous envoyait aussi son matériel et ses travailleurs, quinous furent d’un bon secours. Les bateaux dragueurs venaient ànotre rencontre du golfe de Suez.

Je ne te parle pas des visites d’Anglais, depersonnages, de dignitaires, que nous recevions presque tous lesjours ; ces gens venaient contempler les derniers travaux ducanal, et les Anglais reconnaissaient enfin que la chose n’étaitpas impossible.

Naturellement, toutes les cantines, toutes lesboutiques et les tripots, qui ne faisaient plus leurs affaires surles chantiers déjà terminés, venaient chez nous ; en moinsd’un mois, nous eûmes entre le canal maritime et le canal d’eaudouce un campement surnommé le « Petit Paris », quirésumait en lui tout ce que j’ai dépeint ailleurs. Ce campement,bientôt aussi grand que les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin,portait des noms de rues fort drôles. Cafés-concerts, restaurantsservis par de jeunes femmes, pâtisseries, charcuteries, cantines etroulettes tenues par des Grecs, rien n’y manquait, pas même degrands breaks attelés de quatre chevaux arabes, qui faisaient leservice d’omnibus du Petit-Paris à Suez, sept kilomètres pour douzesous, aller et retour.

C’est en ce temps, où les fatigues et lesennuis de la première installation commençaient à se dissiper, quenous apprîmes la fin de notre digne et bien-aimé patron,M. Borel, associé de M. Lavalley, mort subitement àParis.

Ce fut une grande perte pour nous, employés del’Entreprise, et tous la ressentirent car M. Borel nousaimait, nous savions qu’il veillait à nos intérêts et qu’il ne nousaurait jamais abandonnés.

Une autre perte également douloureuse pour lasection de Suez fut celle de notre chef, M. Guillaumet, enlevéen trois jours par la fièvre pernicieuse.

Je me rappellerai toute ma vie le chagrin quenous causa cette mort, le service funèbre dans la petite chapellede Chalouf, et puis le transport des restes par le canal d’eaudouce, à Ismaïlia. J’étais un des trois délégués, représentant lasection, pour rendre les derniers devoirs à notre chef. Une chaleuraccablante régnait, et dans la barque, n’ayant pas d’autre abri quela petite voile, dont l’ombre couvrait le cercueil, nous avionsfini par nous asseoir sur le couvercle, et nous nous regardions ensilence. Que de pensées vous traversent l’esprit dans des momentspareils, que de tristesses et de souvenirs !…

Enfin, il repose aussi là-bas, comme tantd’autres braves camarades, le bon Guillaumet ; heureux ceuxqui dorment, ils n’ont plus à supporter les misères de cemonde !…

Parlons d’autre chose.

Un des plus beaux coups d’œil qui se soientvus en fait de travaux, c’est l’enlèvement du rocher de Suez :dix-huit mille hommes à l’ouvrage, les pompes à vapeur qui jouentsans relâche, les coups de mine qui partent par milliers tous lesjours, et surtout la fièvre, cette fièvre sainte du travail, quisaisit les hommes lorsqu’ils approchent de la fin et qu’ils sedisent :

« Encore un… deux… trois jours !…Encore un coup de collier… un dernier effort… et ce serafini !… »

Un homme tombe, on l’emporte ; un autreest malade, on a besoin de lui, on court le chercher… Il arrivelentement… il se dresse avec peine… puis le feu sacré le saisit, ilse met à l’œuvre, et ses souffrances sont oubliées.

Et les chevaux, les mulets, les dromadaires,tous ces êtres brutes, qui s’animent, qui subissent l’entraînementgénéral et semblent comprendre la grandeur solennelle du moment…Oui ! les animaux eux-mêmes semblent se transformer et vivred’une vie supérieure à leur nature… c’est inconcevable !…

Depuis trois mois, au milieu de l’horriblechaleur de ce climat tropical, toutes les forces de l’Entreprise seconcentraient de plus en plus dans la plaine de Suez. On touchait àla fin… on y était !

M. Cotard commandait et dirigeait toutdepuis quelque temps, M. Lavalley se trouvant alors à Paris.Enfin, c’était fini !

À sept kilomètres de nous, vers la mer Rouge,toute la terre du canal étant enlevée, un barrage et un déversoiren bois solidement construits nous empêchaient seuls encore d’êtreengloutis au fond de la tranchée ; et le 15 août on retirait àla hâte les madriers, les tuyaux des pompes, les rails des cheminsde fer ; on les rangeait sur le talus.

Entre le barrage et le déversoir, au bout dela section, non loin de la mer, du côté Afrique, une grande tenterecevait alors les autorités égyptiennes, les consuls de toutes lesnations, M. de Lesseps, M. Cotard, etc. ; desdiscours, des félicitations s’échangeaient sans doute entre cespersonnages, pendant que nous retirions le matériel du canal.

Et tout à coup, sur les six heures du soir,Ali-Pacha-Moubareck, ministre des travaux publics de l’Égypte,sortant de la tente suivi d’un long cortège, prend la pioche desmains d’un ouvrier et crève le barrage. L’eau entre en mugissantcontre la grande charpente en bois dont on lève quelquesvannes ; alors elle se précipite dans cette immense cuvette devingt-cinq kilomètres ; et comme depuis un mois laMéditerranée entrait par le déversoir du Sérapéum, ce 15 août 1869les deux mers furent mariées pour toujours.

La plus grande œuvre du siècle, et peut-êtrela plus durable, était accomplie.

Ai-je besoin de te peindre maintenant lesfêtes, les réjouissances qui suivirent cette solennité ? Lapaye générale du lendemain, où dix-huit mille ouvriers de toutesles nations, armés jusqu’aux dents et furieux, – Dieu saitpourquoi ! – se pressaient autour de nos bureaux, croyant quenous allions lever le pied sans leur solder le derniercompte ; les coups de revolver qui partaient de tous les côtéssur nos baraques ; l’arrivée des troupes et de l’artillerieégyptiennes pour nous protéger ; et puis, tous étant payés, ledépart des immenses convois emportant cette foule versAlexandrie ; enfin, ces six derniers jours d’anxiété, où tousles employés de l’Entreprise risquèrent d’être massacrés centfois ?

Non, il vaut mieux passer de si tristesdétails : les plus grandes choses ont leur vilain côté.

Après ce tumulte, au bout de quelques joursles campements étaient déserts, il ne restait plus qu’un petitnombre d’équipes en train de déménager à leur tour ; les lacsse remplissaient lentement, les bancs de sel se fondaient, mon îlotde Kabret-el-Chouche se resserrait d’heure en heure, et bientôt lesnavires, toutes voiles déployées ou battant la vague de leurshélices, allaient apparaître. Toutes les puissances étaientconvoquées par M. de Lesseps à cette grande fête de lacivilisation.

Pourtant une dernière surprise assezdésagréable nous attendait encore ; les souverains, répondantà l’appel du président, arrivaient, et l’Égypte se mettait en fêtepour les recevoir, lorsqu’on apprit qu’une énorme lentille de rochevive venait de se découvrir au fond du canal, non loin duSérapéum.

Figure-toi notre indignation.

On aurait dit que cette roche avait poussé làtout exprès, à la dernière minute, pour nous mettre enaffront ; tout ce qu’il restait de bras dans l’isthme couruts’acharner à ce dernier obstacle, que l’on fit sauter sous huitmètres d’eau, et le 19 octobre, jour fixé pour le passage de laflotte, il ne restait plus trace du rocher.

Ici, Jean-Baptiste, je m’arrête ; lesgrandes cérémonies de l’inauguration n’entrent pas dans mon récit,d’ailleurs je ne les ai pas vues. Tandis que les impératrices, lesprinces, les hauts dignitaires, les artistes, les écrivains enrenom, toutes ces mille célébrités conviées à la fête, se rendaienten Égypte, moi je retournais à l’Ermitage de Saint-Dié, j’allaisrevoir mes vieux parents et me reposer quelques jours à l’ombre denos sapins ; j’avais besoin de l’air des Vosges et desembrassades de la famille, car j’étais épuisé.

Toutes ces fêtes sont passées, les principauxacteurs ont disparu, mais le canal maritime reste pour témoigner ducourage et du génie des enfants de la France à travers lessiècles.

Je voudrais pouvoir te citer ici les noms detous les braves camarades que j’ai rencontrés à l’isthme de Suez,non pas seulement ceux de nos chefs, tout le monde les connaît,mais ceux des simples conducteurs et chefs de chantiers qui se sontdistingués ; la liste en serait trop longue ; et puisqu’importe le nom de gens qui n’ont fait pendant dix ans que remuerde la terre ? S’ils avaient tiré des coups de fusil ou decanon, à la bonne heure ! le moindre d’entre eux mériterait defigurer en lettres d’or sur les tables du temple de la Gloire.Laissons donc ces noms de côté ; qu’on s’appelle Jean, Charlesou Nicolas, cela revient au même, pourvu qu’on fasse son devoir etqu’on se rende utile à ses semblables. Il serait bon pourtant de serappeler quelquefois que la France brille autant par ses œuvres entemps de paix, que par ses exploits à la guerre ; qu’elle atoujours marqué les premiers pas dans la voie de la civilisation,et qu’elle l’a souvent ouverte aux autres peuples !

Aujourd’hui des bateaux innombrables, soustous les pavillons, passent à Kabret-el-Chouche, quelquefoisd’immenses transports britanniques chargés de dix-huit cents à deuxmille hommes pour les Indes. La mer intérieure des deux lacs leurchante son hymne éternel, les bouées que la Compagnie des forges etchantiers a établies sur le parcours du canal leur tracent lechemin, de petits phares éclairent la nuit le flot qui baigne auloin les sables du désert ; et les passagers, qui de leur bordcontemplent ce spectacle grandiose, ne savent souvent pas ce qu’ilen a coûté de travail pour amener la mer jusque-là. Ils trouventtout naturel d’avoir à travers le désert ce canal maritime, quileur permet de s’endormir tranquillement sur leur couchette àPort-Saïd et de s’éveiller à Suez, ce qui leur épargne trois millelieues de chemin, trois mois de fatigue et de dangers.

Ainsi va le monde ; nous jouissons dutravail de nos anciens, sans savoir ce que le moindre progrès leura coûté !…

Et maintenant, Jean-Baptiste, mon histoire estfinie ; je n’ai plus qu’un mot à te dire, touchant GeorgetteLafosse : la fortune ne l’a pas changée, elle a épouséKemsé-Abdel-Kérim. Ils vivent heureux avec mon vieil ami Charlot,qui dirige leurs affaires, et m’écrivent souvent d’aller lesrejoindre : – ce sont deux bons cœurs !

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