Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

II

 

Mais en voilà bien assez sur le pays, leshabitants, les employés de la Compagnie et ceux del’Entreprise ; tu vois la situation générale, cela suffit.

Quant au reste, nous prenions nos repas à lacantine Aubry, la grande baraque dont je t’ai déjà parlé et qui nebrillait ni par le luxe ni par la propreté ; la nappe et lesserviettes n’étaient pas d’ordonnance ; la femme, longue,sèche et laide, n’embellissait pas l’établissement ; elle segrisait quelquefois et prisait comme un vieux procureur, mêmedevant ses marmites.

La petite Georgette seule, par sa bonne humeuret son empressement autour de nous, déridait toutes les figuresrembrunies.

– Hé ! Ker-Forme !… hé !Goguel ou Bonifay, disait-elle, tu m’as l’air bien sombre, ce soir…Voyons, ris donc un peu !

– Non !… va-t’en… laisse-moi,Georgette… je n’ai pas envie de rire.

– Oh ! le bourru… il faudra donc queje lui tire les moustaches !

Et l’on riait malgré soi… On faisait mine del’embrasser… elle se sauvait.

Souvent je l’avertissais d’être moins folle,je la prenais à part pour lui dire :

– Écoute, Georgette, il ne faut pas tefamiliariser avec tout le monde ; avec nous autres, lesanciens, – Gendron, Ker-Forme, Brunet, – à la bonne heure ;mais les nouveaux venus n’ont pas connu le père Lafosse, eux ;ils pourraient croire autre chose et se tromper sur ton compte. Ilfaut être sage, tu m’entends, et ne pas agacer le grand YâniOlympios comme tu fais. Dans trois ou quatre ans, un brave ouvrierse présentera, c’est sûr, il te connaîtra bonne ouvrière,gentille ; alors les anciens t’aideront, et tu deviendras unebonne petite femme. Mais surtout laisse Yâni tranquille.

Ce Yâni était le pharmacien de notre hôpital,le plus grand imbécile que j’aie connu, c’est lui qui pilait lesdrogues du Dr Dechêne et qui composait ses onguentsd’après la formule ; cela lui donnait une importance que tu nepourrais croire ; quand on l’appelait « élèved’Hippocrate », le grand benêt se redressait et s’allongeaitcomme un âne qu’on étrille.

Les Grecs s’imaginaient tous descendre d’unhéros ou d’un être supérieur, j’ai vu ça cent fois. Mais celan’empêchait pas Yâni Olympios d’être un fort bel homme, les yeuxlangoureux, le teint doré et le nez droit. Je ne sais pourquoi,rien que de le voir j’en étais agacé.

Georgette, lorsque je lui faisais cesremontrances, me regardait jusqu’au fond de l’âme, et sij’ajoutais :

– Le vieux Bernard Lafosse te dirait lamême chose… Crois-moi… je te dis la vérité.

Quelquefois elle devenait toute rêveuse et merépondait :

– Oui, Goguel, je te crois… tu m’aimesbien.

Et d’autres fois elle se mettait àsangloter.

Ces choses me sont revenues depuis et m’ontsouvent fait réfléchir.

Mais si Georgette nous faisait du bon sang, enrevanche la mère Aubry nous désolait par son avarice vraimentsordide ; elle ne nous servait jamais que des conservesrestées dans je ne sais quel fond de magasin depuis la campagne deCrimée ; nous aurions souhaité des choux, des haricots verts,de la salade ; mais la vieille ladre n’avait jamais le tempsd’aller en acheter au passage du bateau-coche d’Ismaïlia ; ledébarcadère du canal d’eau douce était trop loin pour elle, – àquatre pas de la cantine ; – et puis les dames du campementavaient tout enlevé, le coche avait à peine eu le temps de toucherla rive. Ainsi de suite ; elle trouvait cent raisons pour nousfaire avaler ses rogatons.

Plusieurs eurent alors l’idée de semer desradis et d’autres légumes ; moi-même j’essayai d’avoir desfleurs et des plantes grimpantes devant ma baraque ; notresaïs[1] un jeune barbarin de Kartoum, dans lahaute Égypte, le petit Kemsé-Abdel-Kérim, les arrosaitrégulièrement chaque matin, après avoir lavé notre linge aucanal ; elles commençaient à s’étendre, je me réjouissaisd’avance ; mais le soleil rôtissait tout ; de temps entemps un nuage de sauterelles pleuvait dessus comme la grêle, dessauterelles jaunes, desséchées, qui vous broutaient la verdure enun clin d’œil.

Je ne sais quelle bêtise nous retenait dans unendroit pareil ; on avait honte de battre en retraite, deretourner au pays sans avoir rien fait ; l’amour de la gloire,la vanité, vous donnaient de l’obstination. Qu’est-ce que je sais,moi ? Car, de réaliser des économies dans le commencement del’Entreprise, il ne fallait pas y songer ; nous n’étions pasintéressés, nous n’avions pas l’occasion de gagner desgratifications comme par la suite ; notre saïs me coûtait 35fr. par mois et ma pension 150. Il me restait 30 fr. pour levêtement et les menus plaisirs : beau chiffre !

Et voilà que, vers le milieu de 1866, lesouvriers, qui s’étaient tant fait tirer l’oreille, arrivent parmilliers du Nord et du Midi, de l’Orient et de l’Occident ;les gros salaires de 5 à 7 fr. par jour avaient fini par lesdécider.

Je ne parle pas des Européens ; c’est unechose qui nous est naturelle d’aimer l’argent ; mais lesArabes, des êtres sobres, vivant de galettes et ne buvant que del’eau, je te demande un peu d’où l’amour du lucre pouvait leurvenir !

Ils arrivaient du Delta, de la haute et de lamoyenne Égypte, avec un pot à eau et quelquefois une vieillecasserole en cuivre.

On leur distribuait des tâches, des madrierspour rouler les brouettes, des pioches et des pelles, tout ce qu’illeur fallait.

Aussitôt le travail commencé, ils allaientchercher un sac de farine au bazar arabe, moyennant quelquesavances que leur faisait la caisse, et voilà mes gens acharnés àpiocher, à s’échiner pour deux francs cinquante centimes parjour.

Qu’on vienne encore nous dire que la fureur duluxe corrompt les mœurs ! Quelle espèce de luxe pouvaientavoir des gens qui ne portent qu’une chemise, je te ledemande ?

Les bédouins du désert, autres êtresdésintéressés, arrivaient tous les matins avec leurs chameauxchargés de broussailles qu’ils vendaient aux travailleurs. Ceux-ci,dans un coin de leur manteau crasseux, mettaient de la farinequ’ils pétrissaient avec de l’eau, puis ils étendaient cette pâtesur une pelle dont ils avaient retiré le manche ; ils laposaient sur trois pierres et faisaient dessous leur feu debrindilles.

La galette se cuisait, elle était brûlée desdeux côtés et encore toute en pâte à l’intérieur ; que leurimportait ?

Ils s’asseyaient en rond à terre, déchiraientla galette, mettaient les morceaux en tas ; l’un d’eux tiraitde son sac deux ou trois oignons, que l’on cassait d’un coup depoing, et la troupe se régalait, avec un peu de sel.

Les négociants grecs et arabes venaient aussis’installer près de nos chantiers ; les Grecs vendaient duvin, de l’eau-de-vie, du raki, du tabac, des allumettes ; lesArabes, de la farine, des oignons, des lentilles rouges, des dattessèches, puis aussi du tabac, du café, de l’huile, etc. ; maisles pauvres gens ne faisaient pas de grandes affaires : nosouvriers européens s’approvisionnaient à l’économat Bazin, et lesArabes ne buvaient que de l’eau.

Tous ces Égyptiens, fellahs ou autres, sontdes gens très doux ; ils avaient pourtant un défaut :chaque fois qu’ils trouvaient une brouette, un outil, un madrierégaré quelque part, après avoir bien regardé si personne ne pouvaitles voir, ils ne manquaient pas de le casser ou de le cacher dansle sable.

Ensuite, la grande bonne foi ne lesdistinguait pas non plus, car souvent pendant la nuit l’un d’eux selevait et plantait tout doucement son piquet de séparation à deuxou trois mètres en deçà de sa tâche, pour augmenter celle de sonvoisin à sa propre décharge ; celui-ci, s’éveillant à sontour, avait la même idée et déplaçait le piquet à son avantage.Puis le matin on n’entendait que des disputes, il fallait toutremesurer de fond en comble.

Hors cela, c’étaient les meilleurs gens dumonde, aimant à causer, à rire, à faire de la musique au moyen d’unmanche de pioche qu’ils passaient dans une grosse boîte à sardines,tendant des cordes de boyau par-dessus en forme de guitare ;ils chantaient, en s’accompagnant de cet instrument, des airsnasillards et monotones, qui me produisaient l’effet dejérémiades ; tous les autres écoutaient après le travail,assis sur le sable, à l’ombre de leurs panneaux en bonnet depolice.

Pendant les mois de juin, de juillet etd’août, tout cela fourmillait et travaillait le long de notretranchée à perte de vue.

Oh ! le travail libre, à la tâche, quellebelle invention !… Sans le travail à la tâche, jamais onn’aurait pu tirer parti de ces Arabes ; à la journée ilsn’auraient rien fait du tout, car ces gens n’ont pasd’heures ; souvent, au milieu de leur ouvrage, ils s’arrêtentpour prier ou pour fumer une cigarette.

Si l’on avait voulu les faire lever au son dela cloche, ils seraient arrivés d’un demi-jour en retard. Mais, latâche une fois commencée, il fallait la finir ou renoncer à lapaye.

L’amour du gain est le fond de la naturehumaine d’un bout du monde à l’autre ; ceux qui parlentd’abolir la propriété sont des imbéciles ou des filous.

Avec cette masse de gens, tu penses si notretravail avançait ; mais notre canal n’était toujours qu’unerigole auprès du grand canal maritime qu’il s’agissaitd’exécuter ; nous avions encore quatre mètres à creuser enprofondeur avant d’arriver à la ligne d’eau de mer, et huit mètresen plus pour arriver au fond du futur grand canal, et y fairepasser de grands bateaux allant d’Europe en Asie, donc douze mètresde profondeur sur soixante de large !

À première vue, cela paraissait impossible, onse disait : « Ce ne sera jamais fini ! »

Les journaux d’Europe nous apprenaient que laconstruction des dragues allait toujours son train, et que cematériel coûtait déjà plus de trente millions à la Compagnie ;mais comment élever l’eau dans notre rigole, au-dessus du niveau dela mer, et puis ces dragues énormes dans le petit canal pourl’agrandir ?

Mon ami Saleron expliquait que l’eau viendraitdu Nil, par le canal d’eau douce ; que la prise d’eau, setrouvant au Caire, était plus élevée que le Sérapéum, et que lapente nous l’amènerait à la première grande crue du fleuve ;mais d’autres soutenaient à la cantine que le sable boirait cetteeau douce, et qu’il n’en resterait pas une goutte pour porter lesdragues.

Au milieu de ce mouvement immense, biendifférent des commencements de l’Entreprise, comme le campements’était étendu dans tous les sens ; comme de nouvellesfournées d’Italiens, d’Autrichiens, de Grecs arrivaient sans cesse,des gens dont la physionomie, les manières et la crasse invétéréen’annonçaient rien de bon, et qu’il fallait caser tout demême ; comme tout se repeuplait dans l’isthme :qu’Ismaïlia, Port-Saïd, Suez et tous les campements intermédiairesressemblaient à de grandes foires, où les gens de toutes figures etde tous costumes se pressaient, jouaient, volaient, bataillaient,et que les cavas[2] autrefois trop nombreux, ne savaientplus où donner de la tête, dans ce temps, vers le milieu de 1866,la chaleur était accablante ; mais notre jeune barbarin,Kemsé-Abdel-Kérim, à force d’arroser notre jardinet avait pourtantfini par y faire pousser quelques brindilles de haricots, devolubilis et d’autres plantes grimpantes qui formaient berceaudevant nos portes et nous donnaient un peu d’ombre.

C’est là que je me reposais en caleçon et enbras de chemise, au retour du chantier ; que je m’offrais unverre de vermouth, et que je rêvais au pays, à la fraîcheur desbois et des petits torrents vosgiens, au père, à la mère et auxbelles nappes de neige en hiver, dans la vallée de Saint-Dié, surla côte de l’Ormont, en face de l’Ermitage.

Plus il faisait chaud, plus je rêvais defraîcheur ; plus je voyais à travers le léger feuillage de matreille le désert aride, le canal d’eau douce immobile, avec sesvieux chalands, les mâts penchés, la petite voile latine pendanteet le raïss en turban gris, affaissé nonchalamment, plus je rêvaisde forêts touffues, de prairies verdoyantes, de gens actifs, à lacharrue, claquant du fouet, animant leurs bœufs de la voix ;enfin, plus j’étais chez nous à l’Ermitage ; notre petiteville, avec ses toits rouges et ses clochers au bas de la côte, etles bonnes gens du voisinage allant et venant par les sentiers.

Quelquefois je me représentais le père dansnotre cour, fumant sous le pavillon sa grosse pipe d’écume, donnantun coup d’œil à la grange, aux écuries ; la mère et lagrand-mère, dans la salle en bas, causant des petites affaires duménage, de la rentrée des récoltes ; et tout à coup, sanssavoir pourquoi, j’en avais les larmes aux yeux. Mais cela nefaisait que passer, je me levais, en me disant àmoi-même :

« Allons, Goguel, est-ce que tu perds latête de t’attendrir ? Si des gaillards comme toi prennent lemal du pays, qu’est-ce que ce sera donc desautres ? »

Et je me secouais ; je me mettais àchanter une gaudriole, pour chasser les idées mélancoliques.J’écrivais à la mère que tout allait bien, que je me portais commele sapin du père Pacaud, derrière chez nous, le plus beau de lacôte ; que j’étais en train d’avoir des augmentations ;que M. Lavalley n’aspirait qu’à nous en donner, et d’autreschoses pareilles qui lui faisaient plaisir.

Et tout continuait de la sorte, sansinterruption ; grand travail tous les jours, ciel bleu lematin, blanc à midi ; jamais de pluie, jamais de nuages ;jamais de relâche non plus, sauf les dimanches, où nos Italiens etnos Autrichiens, presque tous chauffeurs, mineurs, mécaniciens,allaient entendre la messe, – que venaient dire dans notre chapelleles Pères de la Terre-Sainte, – laver leur linge et puis faire untour au village arabe, ce qui nous forçait de suspendre letravail.

Franchement, nous n’en étions pasfâchés ; on allait voir ces jours-là les amis d’Ismaïlia oules camarades de Chalouf. J’en avais partout ; mais de fairele voyage en bateau-coche, cela ne me convenait pas trop.

Tu ne te figureras jamais rien de pareil,Jean-Baptiste ; d’abord on partait le soir du samedi, pouravoir la journée du dimanche devant soi ; et puis vous étiezavec des tas de Grecs, d’Arméniens, d’Italiens circulant sur lecanal d’eau douce pour leur commerce ; avec des femmes allantvoir leurs maris sur les chantiers.

Au milieu de la nuit sombre, parmi les caisseset les ballots, les gens ne savaient où se mettre.

À chaque instant le chaland butait à droite, àgauche, contre les berges, contre les roseaux de la rive ; ontombait les uns sur les autres ; les hommes juraient ; leraïss, en haut sur sa cabine, au gouvernail, chantait des versetsdu Coran ; on restait engravé des demi-heures, il fallaitaider à pousser aux perches pour se dégager ; on risquait deperdre sa montre, son porte-monnaie, car les amateurs ne manquaientpas.

Et par-dessus tout cela, l’odeur de cettearche de Noé… Quelle partie de plaisir !

Aussi, depuis mon arrivée je ne songeais qu’àme procurer un cheval, que j’espérais faire nourrir parl’Entreprise, dans l’intérêt même du service ; mais enattendant il fallait voyager en bateau-coche, et je préférais lestrois quarts du temps rester au Sérapéum, faire ma partie debaignade au canal ou bien une partie de chasse aux environs, monfusil sur l’épaule.

Les cailles, les canards arrivaient par bandesaux grands passages du printemps et de l’automne ; seulement,faute de chiens d’arrêt, on poussait quelquefois assez loin avantde rencontrer ; et c’était une bonne précaution de partir àdeux ou trois, en cas de mauvaise rencontre.

Un dimanche, étant parti avec Bruant, monpremier surveillant, dans la direction des lacs amers, – grandedépression de terrain où venait autrefois la mer Rouge, mais à secdepuis des milliers d’années, – je m’étais fait accompagner parKemsé-Abdel-Kérim, qui portait la carnassière ; elle ne seremplissait pas vite, et vers deux heures, n’espérant plus rientrouver, nous allions reprendre le chemin du campement, lorsquenous découvrîmes dans un repli du désert, à quelque cent pas denous, les tentes d’une famille de bédouins.

Il y en avait trois. Deux chameaux, quelquesmoutons et un cheval au piquet paissaient l’herbe rare de ceslagunes.

Le chef, homme de trente-cinq à quarante ans,petit, vigoureux, la barbe courte et frisée, se promenait gravementautour des tentes, en fumant son chibouck ; les enfants, toutnus, luttaient entre eux sur le sable ; ils se roulaient, serelevaient, se poursuivaient ; le père ne les regardait pas,il semblait pensif ; les femmes observaient de loin, le nezpresque à terre, sous les plis abaissés de leurs tentes ; eten nous approchant nous les entendions ricaner entre elles,caqueter comme des poules, ce qu’elles font toujours à la vued’étrangers ; leurs grands yeux noirs brillaient dans lesdéchirures des vieilles tentes en loques ; elles se moquaientde nous : les femmes sont partout les mêmes.

Le bédouin, lui, continuait de se promener,avec un petit balancement de corps, en se dandinant, commesatisfait de lui-même ; il n’avait pas l’air de nous voirvenir, mais il nous avait vus.

Moi, ce qui m’intéressait particulièrement,c’était le cheval ; il me donnait dans l’œil.

Quelques jours avant, un troupeau de chevauxtrès considérable, deux ou trois mille au moins, avait passé versToussoum, s’en allant je ne sais où. C’était un cheval volé, sansdoute, le plus beau type de la race du désert : la robe blanccendré, la tête petite, fine, intelligente, le poitrail large, bienouvert, les muscles admirablement dessinés, la crinière et la queueblanches ; bref, un animal de toute beauté.

Les musulmans ne donnent pas le salamaux chrétiens ; le bédouin, à notre approche, en seretournant, se contenta donc de nous saluer d’un petit signe detête ; les enfants se roulaient toujours dans le sable, sansparaître faire attention à nous ; ils en avaient probablementreçu l’ordre du père ; les femmes ne cessaient pas derire.

Au bout de quelques instants, le bédouin,voyant que j’admirais le cheval, m’adressa la parole :

– Cawaga[3] regarde lecheval ? dit-il en souriant.

Ils appellent ainsi tous les Européens.

– Oui, lui répondis-je ; c’est uncheval du Liban, il a bien cinq ans. D’où l’as-tu ?

– Je l’ai élevé dans la famille, dit-il.C’est un enfant du désert. Combien en donnerais-tu, cawaga ?il est à vendre.

– Peuh ! lui répondis-je, il n’estpas mal, j’aime le crin blanc et la robe pommelée, reste à savoirs’il est bon.

Aussitôt le bédouin appela son fils aîné,garçon de quinze ans, et lui remit son chibouck ; il détachale cheval, le prit à la crinière et l’enfourcha d’un bond. Ilpartit comme l’éclair, fit un tour avec la légèreté du vent, auloin dans la plaine, revint comme il était parti, sauta à terre etrattacha le cheval en disant :

– Voilà, tu l’as vu.

Je ne répondais rien, j’étais émerveillé. Ille devinait sans doute et finit par me dire :

– En donnerais-tu bien quinzeguinées !

– Non ; mais j’en donnerais dix.

– Est-ce que tu as l’argent surtoi ?

– Non ; viens au campement, je te lecompterai.

Il avait repris son chibouck et paraissaitréfléchir ; puis, appelant son fils, il lui remit sa pipe endisant :

– Tu veilleras Gafil, je vais bientôtrevenir.

Et, remontant à cheval, nous partîmesensemble. J’avais la somme, et si quelque chose y manquait, Saleronétait là.

Une heure après, nous arrivions à ma baraqueet je comptais ses deux cent cinquante francs en or au bédouin.

Il fit signe de la tête pour dire :« C’est bon ! » Et, m’ayant remis la bride, ilreprit à pied le chemin de ses tentes. Le cheval était àmoi !

Jamais je n’ai éprouvé de plus grandesatisfaction ; tous les camarades restés au Sérapéum étaientsortis pour l’admirer.

Tu sais, Jean-Baptiste, que mon père alongtemps parcouru le Mexique ; c’est lui qui m’a donné lespremières leçons d’équitation ; il aimait les beaux chevaux etje lui ressemble. Aussi figure-toi comme je m’en donnai ce premierjour ; le soir seulement j’allai chercher une selle àl’économat Bazin, qui vendait de tout. J’eus le bonheur d’entrouver une bonne, une selle française qui s’adaptait parfaitementà mon cheval Choubra.

Deux ou trois jours après, MM. Lavalleyet Cotard étant venus faire leur tournée d’inspection,M. Lavalley, excellent cavalier, et qui possédait des chevauxde race, parut émerveillé de mon acquisition. Il avait un grandcheval gris pommelé truite, appelé Old-Roderer, un cheval parfait,qu’on a vu faire cent cinquante kilomètres en un jour, avec deuxkilos et demi d’orge pour toute ration, et le surlendemain revenird’une seule traite de Suez à Port-Saïd, un cheval de grandprix ; eh bien ! mon Choubra soutenait lacomparaison.

M. Lavalley n’en revenait pas.

Enfin, pour achever de te peindre mon cheval,je te dirai que j’ai fait vingt fois le chemin du Sérapéum àIsmaïlia en une heure, et qu’après m’être reposé vingt minutes,j’en revenais dans le même temps : quarante kilomètres en deuxheures ! C’est presque incroyable.

Les chevaux de notre pays des Vosges, même lesmeilleurs, sont de véritables rosses auprès de ceux-là.

Les chevaux du désert n’ont qu’undéfaut : ils vont toujours au galop, on ne peut les fairetrotter que difficilement ; aussitôt le cavalier en selle, lesvoilà partis comme un ressort qui se détend.

Ils ne peuvent non plus être attelés.

Au retour d’une longue course, pas une gouttede sueur ne brille sur leur poil ; mais, en revanche, oncroirait voir le sang couler sous la peau fine de leur longcou ; chaque rameau de veines en est gonflé et semble battred’ardeur et de fierté. Ils sont sensibles à la flatterie, unecaresse de la main leur fait tourner la tête et vous regarder deleurs yeux doux avec reconnaissance ; leur regard a quelquechose d’humain.

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