Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

VI

 

Quelques jours après ma visite aux fellahs, enrevenant un soir du chantier, qu’est-ce que je trouvai dans mabaraque ? Le grand Charlot, avec un nommé Van den Bergh,planteur, armateur et négociant à Batavia.

Ils avaient loué trois chameaux pour visiterl’isthme ; le chamelier de Suez, Arambourou-Omar, leur servaitde guide.

Toute la caravane se trouvait dans monjardinet, parmi mes choux, mes radis et ma salade.

Tu te figures quel ravage,Jean-Baptiste ! Si ce n’avait pas été Charlot, je me seraisfâché ; mais avec un vieux camarade, on n’y regarde pas de siprès ; j’eus même l’air d’être content.

Ce Van den Bergh était maigre, jaune ettransparent comme un parchemin ; on aurait vu le jour àtravers ses côtes, mais il était riche à millions, d’après ce queme dit Charlot ; il avait des plantations, des navires, desesclaves en masse ; il avait aussi des femmes à la douzaine,c’est dans cet état qu’elles l’avaient réduit.

Malgré ses millions, je me dis en le voyantque j’aimais mieux être dans ma peau que dans la sienne.

Il était assis sous ma tonnelle, et quandCharlot nous eût présentés l’un à l’autre, il resta longtemps à meregarder de ses grands yeux pâles, d’un air rêveur, et puis ilfinit par me dire :

– Il y a dix-neuf ans, quand je passaidans l’isthme avec le courrier de la malle des Indes, pour allerrecueillir à Java la succession de mon oncle Tobie Van den Bergh,j’avais une santé comme la vôtre, monsieur Goguel.

– Je vous crois, monsieur, luirépondis-je, car vous êtes bien bâti, vous deviez être un solidegaillard dans votre temps.

– Oui, fit-il en souriant, oui, j’ailargement usé de mon capital, et je ne m’en repens pas !… Non…je ne m’en repens pas !

Je crois qu’il s’en repentait tout de même unpeu, ne pouvant plus recommencer la danse.

Arambourou vint nous servir le café dans depetites tasses chinoises grandes comme des coquilles de noix, etM. Van den Bergh nous offrit des cigares délicieux.

Lui ne fumait plus ; étant poussif, ildevait se contenter du parfum des autres.

Voilà ce que c’est, Jean-Baptiste, que d’avoirbrûlé, comme on dit, la chandelle par les deux bouts, et de setrouver usé jusqu’à la corde.

Nous causâmes longtemps du canal, des travaux,du nombre des ouvriers sur les chantiers, du prix de lamain-d’œuvre pour les Européens et les Arabes, de la quantité desable qu’il nous restait à extraire, de l’arrivée prochaine desdragues et de leur puissance, enfin de toute l’Entreprise en groset en détail.

Après cela nous parlâmes de la nouvellesituation où se trouvaient les puissances en Europe depuisSadowa.

Mais ce qui me surprit dans un homme aussipositif, c’est que dans cette guerre, si dangereuse pour tout lemonde, il en voulait beaucoup moins aux Prussiens, cause unique detout ce bouleversement, qu’aux Anglais, qui ne s’en étaient pasmêlés du tout. Il leur souhaitait toutes les misères, et je croisqu’il nous en souhaitait autant à nous autres Français, qu’ilaccusait d’avoir conquis son pays soixante-douze ans avant, sous lapremière République, de se l’être annexé jusqu’en 1814, et del’avoir entraîné dans toutes nos misères.

Son grand nez blanc se recourbait en parlantde ces choses lointaines, et ses yeux pâles s’allumaient comme deslanternes.

Je regardais Charlot, qui souriait et luidisait :

– Calmez-vous, monsieur Van denBergh ; votre état nerveux ne vous permet pas de si longuesdiscussions irritantes, qui n’aboutissent à rien.

Mais il ne voulait rien entendre etdisait :

– Laissez-moi !… j’ai raison, etquand j’ai raison, le reste m’est parfaitement égal.

Puis il reprenait d’un air desatisfaction :

– Maintenant la partie est engagée, lesPrussiens ont gagné la première manche et relégué l’Autriche dansson coin ; la seconde, ils la joueront contre vous ; sivous aviez bougé après Sadowa, ce serait déjà fait, heureusementvos troupes étaient au Mexique, vous avez été prudents malgrévous ; ils la gagneront aussi, car ils s’y préparent depuiscinquante ans, et vos meilleures armées se sont englouties enCrimée, en Italie, au Mexique ; et la troisième ils lajoueront contre l’Angleterre ; l’enjeu de la partie, c’est laHollande. C’est malheureux pour nous autres Hollandais, mais tôt outard cela devait arriver, comme pour le Schleswig-Holstein ;il était impossible de supporter la situation plus longtemps. Ledespotisme des mers est le plus épouvantable des despotismes, tousles peuples en souffrent, il fallait que cela finît d’une manièreou d’une autre ; l’aristocratie anglaise, avec sa marineexclusive contraire au droit des gens, ne peut durer toujours. Nes’est-elle pas opposée à votre canal ? N’a-t-il pas fallu lapression de l’opinion de tous les peuples et de plusieursgouvernements, pour l’empêcher d’intervenir ? C’était toutsimple, ce canal doit rétablir un jour la grande route de l’Asie,interceptée bêtement au XVe siècle par les Turcs, qui sesont coupé eux-mêmes les vivres en jetant leur cimeterre en traversde la carte, et décidant ainsi toute l’Europe à prendre le chemindu Cap. Votre canal doit forcer le commerce du monde de repasserpar la Méditerranée ; il doit ranimer le commerce et la marinede l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce ; il doit réveiller legénie des races latines, tombé dans le marasme faute decommunications. Cela suffisait à ces aristocrates anglais pourrésister au progrès, pour vous mettre des bâtons dans les roues.C’était une grande idée, une idée généreuse à la française, dontl’univers était appelé à profiter ; une œuvre de paix, cartous les peuples ont besoin de travail, de commerce, de débouchéspour leurs produits ; la mer est le bien de tous ! AussiPalmerston n’en voulait pas ; il a fallu que le peuple anglaislui-même, par esprit de justice, vînt vous appuyer et lui forcer lamain. Est-ce vrai, monsieur Goguel ? fit-il en me regardant enface.

– Sans doute, lui dis-je, il y a beaucoupde vrai là-dedans.

– Tout est vrai, dit-il. Mais aujourd’huiles affaires vont être portées sur un autre terrain, bien autrementgrave pour cette aristocratie britannique que pour votre canal. Onpeut dire qu’elle branle au manche et que rien ne peut la sauver.Elle a eu beau s’emparer de tous les golfes, de tous les caps, detous les détroits, de toutes les îles du monde, pour couper lechemin aux autres et les effacer de la carte des nationscommerçantes quand il lui plaît… bientôt… bientôt on va la saisircorps à corps chez elle. Vous êtes jeunes et vous verrez ça !…Ces Anglais qui, par la ruse et la violence, vous ont pris à vousFrançais le haut et le bas Canada, la Nouvelle-Ecosse, Terre-Neuve,la Grenade, Saint-Vincent, Saint-Dominique, Saint-Christophe,Tabago, Sainte-Lucie, l’Île-de-France ; à l’Espagne, laJamaïque, le Honduras, Campêche, la Trinidad, les îlesFalkland ; à nous, Demerary, Essequibo, Berbice, le Cap, sansparler de ce qu’ils ont enlevé à la Turquie, au Danemark et auxautres puissances ; ces Anglais qui, en somme, ne sont quetrente millions d’hommes pour dominer tout le globe, vont enfintrouver leurs maîtres !… C’est moi, Van den Bergh, qui vous ledis ; l’heure est proche, et toute la terre respirera ;les quatre-vingt-dix millions d’Indous qu’ils habillent malgré euxde leurs cotonnades, en leur refusant une poignée de riz etquelques grains de sel qui leur seraient bien plusnécessaires ; tous ces millions d’êtres humains lèveront lesmains au ciel, pour le remercier de ce soulagement inespéré.

M. Van den Bergh gesticulait comme unvéritable fou ; et je dois t’avouer, Jean-Baptiste, que plusd’une fois pendant cette longue tirade je regardai Charlot, pourlui demander si la cervelle du pauvre homme n’avait pascomplètement déménagé.

Les Hollandais n’ont pas la réputation d’êtrede grands discoureurs, et c’était une raison de plus de croire quecelui-ci ne se trouvait pas dans son état naturel.

– Mais monsieur Van den Bergh, luidis-je, à supposer que les Allemands parviennent à nous battre,comme vous le croyez, grâce à leur magnifique organisation préparéedepuis cinquante ans, comment pourraient-ils lutter contre lesAnglais sur mer, eux qui n’ont pas de marine ?

– Pas de marine ! fit-il en haussantles épaules. Quand on a des côtes, et quand on a des marins, desports, du bois, du fer, du chanvre, du charbon, on a bientôt desvaisseaux, des canons et tout ce qu’il faut pour passer un bras demer comme la Manche. Depuis le commencement du monde, les nationsexclusivement maritimes ont été dévorées par des peuples de terreferme : Tyr, Carthage, Venise, Gênes, enfin toutes ont passépar là. Il suffit d’être le plus fort pendant quinze jours pour envenir à bout ; une expédition d’un mois et la réunion detoutes les matières premières nécessaires ne sont pas une grandehistoire. Votre premier Bonaparte, qui se calquait sur les Romains,le savait bien. Et d’ailleurs la Prusse, en s’annexant la Hollandeet la Belgique, aura, depuis le Niémen jusqu’aux bouches del’Escaut, autant de côtes en Europe que les IlesBritanniques ; c’est un des pays les mieux situés pour lecommerce et la navigation ; il est maître des embouchures dequatre grands fleuves, qui traversent toutes les provinces del’Allemagne du Nord, et d’un grand nombre d’autres rivièresnavigables. Les Prussiens avaient depuis longtemps les ports deStettin, de Colberg, de Dantzig, de Memel et de Pilau, excellentspour la marine marchande ; ils viennent de s’en donner deux depremier ordre pour la marine de guerre : Kiel et Jahde ;ils sont en train d’augmenter leur marine militaire ; lebudget de la Prusse, au moment où je vous parle, monsieur Goguel,s’élève pour cet objet important à trente-cinq millions de thalers,ce qui fait plus de cent millions. Et si vous ajoutiez à tout celales fleuves, les ports, les forces navales de la Hollande, vousverriez une situation maritime fort respectable.

– Comment, lui dis-je, vous Hollandais,vous, un peuple libre, indépendant, vous pourriez un jour vouscourber sous le joug des Prussiens ; vous prévoyez cettesituation avec calme ?

– Écoutez, monsieur Goguel, fit-il d’unton flegmatique, nous avons été la première nation maritime dumonde ; les Anglais, joints quelquefois aux Français, nous ontanéantis comme puissance politique ; nous n’avons plusd’amour-propre ; nous ne voyons plus que nos intérêtsmatériels… À qui la faute ? Et puis à quoi bon se fâchercontre les choses ? Cela ne leur fait rien, cela ne lesempêche pas d’exister ! Si jamais les Allemands l’emportaientsur vous, comme sur l’Autriche, ils voudraient profiter de leursavantages, et le seul profit réel, durable, qu’ils pourraient entirer, ce serait de s’enrichir ; pour s’enrichir, il leurfaudrait une bonne marine, de bonnes colonies. Tout cela neconviendrait pas aux Anglais, il faudrait donc en venir aux mains,car, comme l’a dit Bismarck, c’est par le fer et par le feu que setranchent les grandes questions. Nous autres Hollandais, nous nesommes guère plus en état de résister que le Hanovre.

– Mais en rompant les digues ?… ditCharlot.

– Rompre nos digues et nous engloutirpour faire plaisir aux Anglais, qui nous ont abaissés et dépouillésde tout ce qu’ils ont pu nous prendre !… s’écria M. Vanden Bergh, allons donc ! nous serions bien bêtes. Si lesAnglais, les Français et les Autrichiens comptent là-dessus, ilsont tort. La force des choses, c’est que le commerce du centre del’Europe passe entre les mains des Prussiens et les nôtres, surtout le versant de la Baltique et de la mer du Nord. C’est unprincipe que tout pays industriel ayant les matières premières enabondance, qui ne se crée pas de marine, est appelé à disparaître.C’est justement le cas, et je ne crois pas que les Prussiensveuillent se laisser dépecer par n’importe qui… Que je me fâche ouque je rie, monsieur Goguel, cela ne changera rien à l’état deschoses.

Les discours de M. Van den Berghm’avaient rendu tout pensif, et je finis par demander à cetoriginal s’il considérait notre canal maritime comme inutile.

– Tant que la guerre menacera, dit-il, lecanal maritime n’aura pas le quart de sa valeur ; mais aprèsla guerre, si les Anglais sont battus, toute l’activité du monde seportera vers le commerce, le droit des gens sera rétabli sur mer,et votre canal maritime ne sera plus assez large pour recevoir tousles bateaux qui voudront passer. Tout ce qui nuit à la paix nuitaussi à votre canal.

Voilà ce que me dit ce monsieur, et si je t’enparle, c’est qu’il avait prévu notre guerre avec la Prusse.

Je me souviens aussi qu’il me dit que laRussie serait exclue définitivement des affaires de l’Europe, etque les Allemands lui diraient tranquillement : « Allezlà-bas, en Asie, c’est votre chemin, et tâchez de nous laissertranquilles. Happez Constantinople si vous pouvez ; nous neserons pas fâchés d’une pareille diversion, pendant notre affaireavec les Anglais ; mais ensuite nous aurons encore à nousentendre, à régler nos comptes pour la Courlande, l’Esthonie et laLivonie. »

Il parlait avec beaucoup d’aplomb. Reste àsavoir maintenant si la seconde partie de sa prédictions’accomplira, Jean-Baptiste. C’était un finaud de premierordre ; mais je crois qu’il se trompait sur le patriotisme deses compatriotes et sur la marine allemande. Pourquoi les Allemandsauraient-ils besoin d’une marine ? La haute aristocratie de laPrusse et celle de l’Angleterre peuvent très bien s’entendre, fairedes traités, se marier entre elles ; et quant au peuplehollandais, je crois qu’il a trop de cœur et qu’il aime trop sonpays, pour se laisser avaler par les Allemands sans se défendre.Tout se passera donc comme autrefois, j’espère ; d’autant plusque les Anglais, qui ne sont pas bêtes, occupent déjà Aden, ce quileur permet de concentrer toutes leurs forces rapidement en Europeet en Asie, selon le besoin.

Il pouvait être alors huit heures du soir, etcomme M. Van den Bergh n’avait pas l’air de vouloir allerdormir, n’ayant pas encore soupé, j’envoyai mon saïsKemsé-Abdel-Kérim me chercher une bouteille de vin à la cantine,avec quelques autres petits accessoires ; Charlot n’était pasfâché non plus de se mettre quelque chose sous la dent.

Depuis deux ou trois heures, Ker-Forme avaitemmené l’équipe de nuit à la tranchée, mes hommes à moi sereposaient. Le plus grand silence régnait aux environs, et, saufune lampe qui brillait sous la tonnelle, tous les feux de campementétaient éteints.

Un quart d’heure environ après le départ deKemsé, nous l’entendîmes revenir causant et riant avecGeorgette ; ils portaient à deux le panier de la mère Aubry,le tenant chacun d’une main par l’anse.

– Nous voilà, Goguel, dit Georgette toutébouriffée ; tu n’auras pas grand’chose, les autres ont toutavalé.

Elle riait, montrant ses petites dentsblanches, et se mit à déployer la nappe sur la table d’un airjoyeux, insouciant, sans regarder mes convives et ne s’adressantqu’à moi. Kemsé l’aidait.

– Ah ! faisait-elle, Kemsé estarrivé juste à temps, nous allions fermer. Par bonheur, la mèreAubry avait mis de côté la moitié d’un gigot et le fond d’unsaladier, pour son déjeuner de demain ; c’est tout ce que nousavons ; et puis ces quatre oranges ; mais je sais que tun’aimes pas les oranges, un bon morceau de fromage te convientmieux.

Et poussant un éclat de rire :

– Tiens… il en reste… Oui… Au fond dupanier, avec la bouteille de rouge.

Elle me regardait :

– Hé ! tu ne me dis rien… c’estpourtant moi qui l’ai découvert au fond de l’armoire… la mère Aubryvoulait le garder.

Alors je pris sa jolie petite tête dans mesmains et je l’embrassai sur le front :

– Maintenant, va te coucher… Bonne nuit,Georgette… Dors bien !

– Et toi aussi, fit-elle en s’éloignant.Tu n’oublieras pas de m’éveiller, car j’ai bien sommeil, je vaism’en donner.

Cette voix de jeune fille, vive et gaie,retentissant dans la nuit, sembla tirer M. Van den Bergh de sarêverie, car il s’était assoupi dans mon fauteuil de canne etregardait de ses yeux pâles ce qui se passait.

– C’est étonnant, murmurait-il,étonnant.

– Allons, si le cœur t’en dit, prendsplace, dis-je à Charlot en me mettant à dépecer le gigot. – Vous nevous décidez pas, monsieur Van den Bergh ?

– Merci ! fit-il, je me sens bien etne veux pas me charger l’estomac à cette heure avancée dusoir ; c’est une précaution dont je me suis toujours bientrouvé, monsieur Goguel.

– Oui, monsieur Van den Bergh ; maiscomme je suis forcé de me lever demain de grand matin pour aller auchantier, vous comprenez…

– Sans doute… sans doute !…fit-il ; à chacun ses nécessités, les positions sontdifférentes et les besoins aussi.

Et tandis que Charlot et moi nous mangions debon appétit, en nous regardant, tout à coup il reprit :

– Qu’est-ce donc que cette jeune fille,monsieur Goguel ? cette enfant qui tout à l’heure est venuevous apporter ces provisions ?

– Georgette ?

– Elle s’appelle Georgette… C’est unejolie enfant.

– Oui, monsieur Van den Bergh, une pauvreenfant dont le père est mort voilà dix-huit mois, à la premièreinvasion du choléra ; mais nous l’avons adoptée ; tout lecampement du Sérapéum, tous les anciens l’ont prise sous leurprotection ; elle est de la famille.

– Elle est charmante, fit-il, oui,charmante, pleine de vivacité, d’espièglerie, de bonne humeur.

Je pensais :

« Tu voudrais bien l’emmener à Batavia,vieux farceur, ou bien en Hollande ; mais un instant, noussommes là, nous autres. »

Et j’ajoutai :

– Oui !… Et malheur à celui qui laregarderait de travers, qui lui rendrait la vie dure, quichercherait à mettre la main dessus… Vous comprenez monsieur Vanden Bergh… il se trouve dans le monde des gueux capables de tout…Mais celui-là n’aurait pas beau jeu.

– Je vous crois, fit-il. C’est bien…c’est très bien. Il semblait tout pensif, et, tirant de la poche desa redingote une toute petite pipe en or, dont le fourneau n’étaitpas plus grand qu’un dé à coudre, il y mit quelques grains d’opium,renfermés dans une petite boîte.

Alors je me dis en moi-même :

« Ah ! ah ! voilà donc pourquoitu es si maigre ! »

Car j’avais vu des Chinois adonnés à cettepassion terrible et tous secs comme des allumettes.

Il alluma sa pipe à la lampe et medemanda :

– Vous avez connu le père de cetteenfant ?

– Sans doute, je l’ai connu ; dansles premiers temps de mon arrivée au Sérapéum, nous n’étions pasplus de six ou huit employés de l’Entreprise ; on se voyaittous les jours, on vivait ensemble. Le père de Georgette était unexcellent homme au fond, mais un peu maniaque, ne communiquant sesaffaires à personne, et toujours comme absorbé par une idéefixe.

– Quelle idée ? demanda Chariot.

– Ma foi ! je n’en sais rien. Danstous les cas, ce n’était pas une idée gaie, car, malgré son humeurjoviale qui le portait à chanter des gaudrioles au haut de sonéchelle, en badigeonnant les murs, quelquefois il se mettait tout àcoup dans une fureur incroyable, jurant comme un possédé, lançantses brosses, ses pots de couleur, tout ce qui lui tombait sous lamain, à droite, à gauche, et hurlant : « Je ne leretrouverai donc jamais !… Il faudra donc que je me pende sansavoir eu le bonheur de l’étrangler !… Où est-il ?… oùest-il ?… » Sa petite fille seule parvenait à le calmer,par ses pleurs et ses cris. Alors il remontait à son échelle et seremettait à l’ouvrage comme si rien ne s’était passé. Voilà,monsieur Van den Bergh, ce que je puis vous dire sur BernardLafosse, le père de Georgette, et personne n’en sait plus long quemoi.

Le Hollandais avait changé deux ou trois foisde figure en écoutant mon histoire ; ses grands doigts maigress’allongeaient et se raccourcissaient au bord de la table, commesur les touches d’une épinette.

– C’était un singulier caractère, fit-ilen regardant Charlot du coin de l’œil. Et sans doute ce BernardLafosse était chargé de décorer votre chapelle ?

– Non, monsieur Van den Bergh, il étaitchargé de mettre en couleur au blanc de céruse les baraquesbretonnes, pour empêcher les insectes de s’y loger et les planchesde pourrir.

– Alors, fit-il brusquement, c’était unmalheureux !

– Un malheureux, monsieur ! Dites unsimple ouvrier, un homme de métier qui gagne ses cinq à six francspar jour.

– Bon… bon !… fit-il en se levant,c’est ce que j’entends… et le gueux traînait l’enfant avec lui… ill’exposait à périr misérablement… il n’avait pitié derien !…

Une sorte d’indignation sourde avait saisiM. Van den Bergh, qui se promenait de long en large, les yeuxà terre, ses longs bras croisés sur le dos.

Charlot me faisait signe de me taire ;mais en entendant cette espèce de diplomate appeler gueuxun bon et brave ouvrier, parce qu’il n’avait pas eu la chanced’hériter de quelque oncle de Batavia, la colère me gagnait à montour, et je lui dis :

– Que vouliez-vous donc, monsieur, quefît Bernard Lafosse ? Son enfant, il l’avait avec lui ;il l’entretenait aussi bien que possible, d’après son état et sapaye ; il ne pouvait pas l’élever en duchesse. Je vous trouvebien singulier aussi, moi, d’appeler un de nos ouvriers :gueux !

– Allons… allons… Goguel, me disaitCharlot, tu vois bien que M. Van den Bergh raisonne d’aprèsson point de vue.

– Je vois qu’il raisonne très mal, luirépondis-je.

Mais M. Van den Bergh ne nous écoutaitdéjà plus ni l’un ni l’autre ; il allait et venait, les poingscrispés, et bégayait :

– Oui… oui… voilà ce que je supposais… Etelle… elle… qu’est-elle devenue ? fit-il en s’arrêtant tout àcoup et me regardant.

– Qui, elle ?

– La femme.

– La femme de Bernard Lafosse ?

– Oui, la mère de l’enfant ?

– Ah ! monsieur, m’écriai-je, vousm’en demandez trop, je n’ai jamais connu que Bernardlui-même ; il n’était pas communicatif, je vous l’ai déjàdit.

– C’est bien, fit-il en se rasseyant,tout cela doit être tiré au clair, sans perdre une minute, vousm’entendez, monsieur Hardy ?

– Très bien, monsieur Van den Bergh, jeferai mon possible, répondit Charlot.

J’étais stupéfait de leur air grave à tous lesdeux, je n’y comprenais rien.

– Et, dit encore M. Van den Bergh,il faut que la jeune personne soit retirée immédiatement de lasituation déplorable où l’autre l’a laissée.

– Qui cela… Georgette ? luidis-je.

– Oui, monsieur Goguel.

– Ah ! ah ! ceci est autrechose, monsieur Van den Bergh, lui répondis-je ; pour mettrela main sur Georgette et l’emmener à Batavia ou ailleurs, voustrouverez des gens qui vous crieront : Halte ! Moi toutle premier, je vous en préviens.

M. Van den Bergh haussa les épaules sansdaigner me répondre et dit :

– C’est bon !… Vous m’avez entendu,monsieur Hardy, cela suffit.

Puis, s’adressant de nouveau à moi, d’un tonplus convenable :

– Monsieur Goguel, me dit-il, votre amiHardy m’a promis l’hospitalité de votre part ; mon état desouffrance ne me permet pas de passer la nuit en plein air, commeles jeunes gens ; je coucherai sous votre toit, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur, lui répondis-je, et jevous souhaite même un bon sommeil. Seulement, sur le chapitre detout à l’heure, je vous préviens que nous ne serons jamaisd’accord.

Il ne me répondit pas et entra se coucher surmon lit. Charlot et moi nous restâmes dehors ; le chameliertira quelques couvertures du sac d’un de ses chameaux accroupisdans mon jardin ; Charlot, tout rêveur, m’en remit une ;j’éteignis ma lampe, et chacun se coucha de son côté contre le mur.Il pouvait être alors onze heures, je ne tardai pas à m’endormirprofondément.

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