Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

VIII

 

Vers la fin de septembre, le seuil du Sérapéumétait enlevé, notre rigole terminée, ma locomobile et ses wagonschargés sur chalands et dirigés par le canal d’eau douce versChalouf.

La plupart de nos terrassiers partaient, ilsallaient offrir leurs bras plus loin, sur d’autres chantiers.L’armée de M. Lavalley, les travailleurs du fer,arrivaient ; ils installaient leurs ateliers et leurs forgesen grand, pour la réparation des machines, qui ne pouvaient plustarder à venir.

En attendant, les bassins 158 et 125 seremplissaient ; en novembre, on put ôter les derniers barrageset ouvrir au large les communications de notre tranchée avec lesdeux lacs ; l’eau douce était de niveau, du bassin de Toussoumau Nil, à la hauteur du Caire. On n’attendait plus alors que lesdragues et les bateaux porteurs destinés à la section du Sérapéum.Ils stationnaient déjà dans le lac Timsah, mais M. Lavalleydécida que le plus urgent était d’envoyer son matériel à la sectionde Suez.

Et voilà qu’on apprend un beau matin que lescinq dragues destinées à Suez ont franchi les écluses d’Ismaïlia etqu’elles s’avancent sur le canal d’eau douce.

On court sur la butte, derrière les ateliers,et l’on découvre ces grandes masses noires qui s’approchentlentement, au milieu du désert. Elles venaient remorquées par desmulets et par des hommes ; un gabari les précédait d’au moinsdeux kilomètres, pour empêcher ces masses de fer de s’engager dansdes passages impossibles. Sur le fond vide du désert, ellesparaissaient immenses.

Arrivées en face du Sérapéum, à l’écluse dukilomètre 16, distante de notre campement d’environ dix-huit centsmètres, elles firent halte.

Avant de pousser plus loin du côté de Suez, onvoulait s’assurer que le passage était possible ; le gabaripartit donc dans cette direction, pour s’assurer que rien ne leurferait obstacle jusqu’au kilomètre 42, où se trouvait l’éclusesuivante.

Mais, dès le kilomètre 21, le gabari rencontreune résistance ; on l’allège, on le redresse, rien n’y fait.On commence des sondages, et l’on constate que sur un parcours detrois kilomètres le canal d’eau douce est trop étroit dans le fondd’un mètre cinquante centimètres, et que le fond lui-même est trophaut de dix à quarante-cinq centimètres.

On télégraphie aussitôt la chose àM. Lavalley, qui donne l’ordre de diriger les cinq dragues surle Sérapéum.

Le lendemain elles étaient en place dans notretranchée, à deux kilomètres l’une de l’autre, et huit jours aprèsles bateaux porteurs à clapets latéraux étant arrivés, les draguesfonctionnèrent.

D’autres, Jean-Baptiste, ont décrit cesmachines colossales, ils les ont analysées dans toutes leursparties ; ils ont raconté l’usure de leurs articulations parle sable et la manière de les réparer ; quant à moi, tout ceque je puis te dire, c’est qu’on n’a jamais rien vu de plus grand,de plus imposant que le travail de ces dragues, rien qui puissevous donner une plus haute idée du génie humain et de sa puissanceà vaincre les résistances de la matière.

Il fallait voir ces énormes hottes de ferdescendre à la file sous le bateau, plonger au fond du canal,remonter pleines de sable, de vase, de déblais jusqu’au bord,s’élever, basculer en haut contre l’énorme roue à engrenage qui lestirait, verser leur charge dans le couloir et redescendre s’emplirde nouveau.

Chacune de ces hottes contenait quatre centslitres de sable, chacune faisait seule par jour le travail decinquante fellahs ; et comme le chapelet de ces hottes allaitson train à la vapeur, sans interruption, en tournant verticalementautour d’une grosse charpente en tôle, imagine-toi le nombre demètres cubes qu’une drague pareille vous extrayait du canal dans unmois.

Encore n’étaient-ce pas les plus grandesdragues de l’Entreprise : les dragues à longs couloirs, quifaisaient jusqu’à quarante mille mètres cubes par mois, endéversant les déblais directement sur les berges, par des couloirsimmenses.

Mais celles-ci suffisaient pour nousconvaincre à l’avance que le canal maritime se terminerait quandmême, chose dont nous avions douté jusqu’alors, moi tout lepremier, attendu que je n’étais pas très fort en mécanique.

Entre nous, je crois que plus d’un ingénieurde la Compagnie se trouvait dans le même cas, de sorte que je nesuis pas trop honteux d’avouer mes doutes ; au contraire, jeme fais en quelque sorte honneur d’être en si bonne société.

Mais c’est le bruit de ces machines, leurrespiration haletante, leurs sifflements qu’il fallaitentendre ; et puis le passage des bateaux à clapets, venantles accoster sous le couloir, pour recevoir les déblais, etrepartant à toute vapeur se décharger dans les lacs artificiels,tandis que d’autres arrivaient prendre leur place ; c’est lacirculation des bateaux à citernes, pour alimenter d’eau doucetoutes ces machines ; les allées et venues des jolis canotsd’employés à deux rameurs, la petite voile blanche déployée,surveillant le travail, allant chercher ou rapportant lesordres ; les visiteurs assistant du haut des berges à cemouvement ; les hautes cheminées des dragues déroulant dans leciel les flots de leur fumée au milieu du désert aride… C’est toutcela qu’il faudrait te représenter et que je me reconnais incapablede te dépeindre.

Souvent le Julien, canot à vapeur deM. Lavalley, filant ses vingt-cinq kilomètres à l’heure,passait comme une hirondelle au milieu de ce mouvement, tantôt toutbondé de visiteurs, tantôt M. Lavalley seul avecM. Cotard, ses papiers sous le bras ; ils allaientinspecter les travaux et tout vérifier par eux-mêmes.

Et notre pauvre campement du Sérapéum, quelchangement il vit alors s’accomplir au désert !… Ah !nous n’en étions plus au temps des cinq maisonnettes et des vingtbaraques bretonnes élevées sous la direction de l’amiGendron ; une partie de l’activité de l’isthme se portait cheznous ; c’est là maintenant qu’on allait aussi travailler engrand, et que les écus allaient rouler.

La nouvelle s’en était répandue du jour aulendemain, de Port-Saïd à Suez ; et les commerçantsaccouraient, les établissements se montaient, on apportait sabaraque comme à la foire, on clouait son enseigne, on posait sesaffiches, on étalait sa marchandise.

Des buvettes, des cantines, même descafés-concerts s’ouvraient. On ne s’y reconnaissait plus ; lamère Aubry avait dû fermer boutique devant la concurrence du fameuxRobichon, cuisinier d’Ismaïlia, qui donnait le vin, les biftecks,les rosbifs à moitié prix ; sans parler des jolies Valaques,Italiennes, Albanaises, qui vous servaient en costume national, cequi ne laissait pas de vous charmer les yeux en vous ouvrantl’appétit.

Je me rappelle même avoir vu dans ce tempss’ouvrir un théâtre sur chalands ; le fifre, la trompette,annonçaient les débuts de Mlles Angèle, Malvina,etc.

Oh ! l’argent… l’argent !… Quellesmerveilles il fait faire, Jean-Baptiste ! Si le bruit serépandait qu’on gagne beaucoup d’argent à Tombouctou, dans lecentre de l’Afrique, avant six mois Tombouctou serait peuplé commele boulevard des Italiens.

Le 3 décembre, au moment de toutes cesinstallations, comme il s’agissait de faire passer d’autres draguesà Suez, et qu’il était bien constaté que le passage du kilomètre 23était impossible, MM. Lavalley et Cotard vinrent au Sérapéum,ils agitèrent la question et se consultèrent avecM. Laugaudin ; après quoi, on me fit appeler. Cesmessieurs me dirent que j’irais le lendemain enlever le banc derocher, et que ce travail se ferait au compte de la Compagnie.

Je partis donc de grand matin pour m’établirlà-bas dans une de ces petites bâtisses en pierre, hautes de troismètres sur quatre de largeur, construites le long du canal d’eaudouce de distance en distance ; enfin une baraque decantonnier.

Je m’étais fait accompagner d’un cuisinier etde trois surveillants. Un comptable, M. Philipot, était ausside la compagnie. J’avais des hommes autant qu’il m’en fallait pourles premières opérations.

Après avoir inspecté les lieux, je fis creverune berge du canal et lever l’écluse du kilomètre 42. Le soir, toutétait à sec ; j’écrivis au Sérapéum, à Ismaïlia, à El-Guisr,de m’envoyer des travailleurs, et quelques jours après j’avaisdouze cents hommes à ma disposition ; les Arabes enlevaientles déblais au couffin, les Européens faisaient jouer la mine.

Sainbois, notre boulanger, m’approvisionnaittout cela ; tous les matins, ses chameaux arrivaient chargésde pain, de vin, de comestibles en abondance.

Le 23, tout était terminé, la roche étaitenlevée, le canal avait la largeur et le tirant d’eau voulus, lesdragues n’avaient plus qu’à passer.

Je me souviens avec plaisir queM. Lavalley me dit :

– Vous avez bien conduit le travail.

Et qu’il me fit donner mille francs degratification.

Mais quelles fatigues ! Être debout lepremier, se trouver tout le jour au milieu des travailleurs et descoups de mine, et ne se coucher qu’après avoir mis la comptabilitéen ordre avec l’ami Philipot ! Ceux qui n’ont pas passé par làne peuvent s’en rendre compte.

En janvier 1867, j’étais à la tête d’unchantier de dragues ; j’avais en plus à surveiller la déchargedes bateaux à clapets dans le bassin 158 ; il fallait baliserle bassin et faire approcher les bateaux le plus près possible desberges, avant de les décharger, autrement les premiers auraientfermé le chemin à ceux qui devaient arriver par la suite, et leslacs artificiels n’auraient pas reçu la quantité de déblais qu’ilsdevaient recevoir. La décharge de ces bateaux se faisait en lâchantun déclic ; dans les grandes profondeurs, le fond s’ouvrait,le sable tombait ; près des rives, les bateaux plats ouvraientleurs portes ou clapets sur le côté ; ainsi aucun espacen’était perdu.

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