Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

UNE CAMPAGNE EN KABYLIE

RÉCIT D’UN CHASSEUR D’AFRIQUE

Écoute, me dit mon ami Goguel, tu es un hommede paix, un homme amoureux du bétail, des abeilles et de tout cequi regarde la vie des champs&|160;; c’est tout naturel, de père enfils dans ta famille on ne fait que labourer, semer etrécolter&|160;; mais il ne faut pas croire que les autres vousressemblent&|160;; il ne faut pas dire non plus que l’Éternel estavec vous seuls&|160;; si l’Éternel n’aimait que la paix, est-cequ’il aurait créé et mis au monde les éperviers pour manger lespoules, les loups pour manger les moutons et les brochets pouravaler les carpes&|160;?

Quant à moi, je ne te cache pas que j’aitoujours eu plus de plaisir à me sentir un bon cheval entre lesjambes, un sabre à la ceinture et un mousqueton sur la cuisse, qued’être assis devant une charrette pour conduire des légumes aumarché.

Que veux-tu&|160;? À chacun soncaractère&|160;! Le plus beau jour de ma vie, c’est le 30 mars1871, quand Grosse, vieux trompette au 1er chasseursd’Afrique, à Blidah, sonna vers une heure aux fourriers de tous lesescadrons, et qu’en entrant dans la salle du rapport, je visl’adjudant Pigacé qui me souriait en se retroussant lesmoustaches.

Je sentis aussitôt qu’il allait m’arriverquelque chose d’agréable, et je ne me trompais pas&|160;; à peineles camarades réunis, l’adjudant s’écria&|160;:

–&|160;Ordre du jour. – Quel numéroavons-nous&|160;? Personne n’en sait rien&|160;!… Allons, vous lemettrez plus tard. – Promotions&|160;: Le colonel commandant le1er régiment de chasseurs d’Afrique nomme maréchal deslogis, Goguel (Alban-Montézuma).

Il n’avait pas fini de parler, que j’étais untout autre homme. Moi, Goguel, engagé pour la durée de la guerrecontre la Prusse, maréchal des logis de chasseurs d’Afrique au boutde huit mois de service&|160;!… Tu ne pourras jamais comprendre ça.Je me redressai, j’allongeai mon pantalon, les deux pouces dans lespoches, les épaules effacées, et je criai&|160;:

–&|160;Vive la France&|160;!

Les autres riaient, et l’adjudant, refermantson cahier, me dit d’un air joyeux&|160;:

–&|160;Eh&|160;! eh&|160;! Goguel, nous voilàle pied dans l’étrier&|160;; nous entrons dans leshonneurs&|160;!…

Tu penses bien que j’invitai les camarades àboire l’absinthe, et que nous sortîmes tous bras dessus, brasdessous, pour aller à la cantine. Jusqu’à cinq heures on ne fit querire, trinquer et se représenter la vie en beau. Mais à cinqheures, Grosse sonne encore une fois aux fourriers. Nous sortons,et là, devant le quartier, on annonce que le maréchal des logisGoguel est désigné pour aller rejoindre le détachement àTizi-Ouzou, avec quatre chasseurs non montés.

Tu sauras que Tizi-Ouzou se trouve en Kabylie,à trente-cinq lieues environ de Blidah, et que nous avons en cetendroit un fort qui protège les villages européens. Des hommesétaient morts là-bas, soit par maladie, soit autrement&|160;; onenvoyait quatre de nos chasseurs les remplacer et monter leurschevaux.

C’était très bien&|160;; mais de faire porterle porte-manteau et les bagages à mes hommes pendant trente-cinqlieues, sous le soleil d’Afrique, cela me paraissait un peu dur.J’ai toujours pensé qu’il faut ménager le soldat autant quepossible, et je passai le reste de la journée à tourmenterl’intendance pour faire voiturer mes chasseurs par la charrette etla vieille bique du père Lubin, qui remplissait ce service depuisquinze ans.

On finit par me l’accorder.

Le lendemain donc, avant le petit jour, ayantharnaché mon cheval et fait compléter les effets d’habillement demes hommes, je leur donnai l’ordre de prendre l’avance.

Moi, je courus serrer la main de mon amiJaquel, avoué à Blidah. Mon cheval piaffait à la porte. Nous prîmessur le pouce un petit verre de kirschen-wasser qu’il avait reçu dupays&|160;; puis, nous étant embrassés, je sautai en selle et jerejoignis mon petit détachement d’un temps de galop.

La vieille rue des Juifs était encoredéserte&|160;; quelques bonnes femmes donnaient leur coup de balaile long des murs et tournaient la tête pour voir filer le maréchaldes logis à franc étrier, le sabre sonnant contre la botte.

Une fois hors de la porte d’Alger, j’eusbientôt rattrapé la charrette, qui s’en allait au pas, avec mesquatre chasseurs fumant leur pipe à la fraîcheur du matin etcausant entre eux de choses indifférentes.

Un peu plus loin, nous prîmes la route deDalmatie, chemin stratégique qui longe le pied de l’Atlas et quidevait nous conduire directement à l’Arba, notre premièreétape.

Jamais je n’oublierai le calme joyeux de notredépart, à cette heure matinale où la fraîcheur règne encore àl’ombre de hautes montagnes. Les cailles s’appelaient et serépondaient au milieu des blés&|160;; elles sont innombrables enAlgérie. À notre droite montait l’Atlas, avec ses broussailles delentisques et d’ajoncs dorés&|160;; à notre gauche s’étendait laplaine de la Métidja, couverte de récoltes, et ses mille ruisseauxqui sortent en bouillonnant des gorges voisines.

À mesure que s’élevait le soleil, lestourterelles, les rossignols et d’autres oiseaux du payss’égosillaient dans les sycomores, et nous distinguions mieux, àtravers le crépuscule, la grande masse de pierres en pyramide qu’onappelle le Tombeau de la Reine, et, tout au bout del’horizon, le grand mont du Zackar.

C’était quelque chose d’immense, personne nepeut se faire une idée de cette abondance des biens de laterre.

Si l’on avait construit des chemins de fer enAlgérie depuis trente ans, les villages seraient venus se poser parmilliers sur leur parcours, comme on le raconte del’Amérique&|160;; nous aurions là une France plus belle et plusriche que la première. Mais nous autres, nous voulons que lesvillages existent avant d’établir des routes et des chemins defer&|160;; nous donnons des pays entiers à des gens qui necultivent rien, et puis nous avons les bureaux arabes. Tu ne saispeut-être pas ce que c’est qu’un bureau arabe, je vais te le dire,ce ne sera pas long.

D’abord, toute l’Algérie est divisée en troisgrandes provinces&|160;: celle d’Alger au centre, celle d’Oran àl’ouest, et celle de Constantine à l’est.

Chacune de ces provinces a plusieurssubdivisions, qui sont administrées, les unes civilement par despréfets, comme en France, les autres militairement par des bureauxarabes.

Les bureaux arabes font tout dans cesdernières provinces&|160;; ils répartissent les impôts, ils rendentjustice, ils veillent à l’instruction publique&|160;; ils ont mêmeautorité sur les choses de la religion.

Aussi la place de chef d’un bureau arabe,quand ce serait le plus petit de tous, est une fameuse place,surtout en ce qui regarde les impôts. Un simple sous-lieutenant,ruiné de fond en comble par le jeu, par le luxe et toutes lesmauvaises habitudes, lorsqu’il a la chance d’être attaché à quelquebureau arabe, paye ses dettes rapidement&|160;: il s’achète desimmeubles, il monte des chevaux magnifiques, il marche sur despeaux de lion, enfin il mène un train de pacha, et tout cela avecsa paye de sous-lieutenant&|160;!

Tu penses bien que je ne vais pas t’expliquercomment ces messieurs s’y prennent&|160;; cela les regarde et neregarde pas l’armée d’Afrique&|160;: le vrai soldat est fait pourse battre, quand la patrie l’ordonne, et ne se fourre pas dans desaffaires véreuses. Mais tu dois comprendre que ces gens tiennent àleurs places en proportion de ce qu’elles leur rapportent, et quetous les bureaux arabes considèrent l’administration civile commeleur plus terrible ennemie.

Nous allions donc ainsi, tout rêveurs, moi surmon cheval Négro, et les autres sur leur carriole, le vieux Lubindevant, avec sa blouse déteinte, son morceau de chapeau gris surl’oreille, et criant à chaque pas&|160;: «&|160;Hue&|160;!Grisette, hue&|160;!&|160;» ce qui ne faisait pas aller la pauvrebête plus vite.

De temps en temps nous rencontrions un Arabeassis sur son cheval, les genoux en l’air, comme dans un fauteuil,le grand manteau blanc rabattu sur les étriers, le long fusil entravers de la selle, ou bien une jeune femme revenant de la sourcevoisine, sa cruche de grès sur l’épaule.

On ne se disait ni bonjour ni bonsoir&|160;!Je crois que ces gens-là nous méprisent, car ils passent auprès denous sans même nous jeter un coup d’œil.

Au petit village de Dalmatie, où nousarrivâmes vers six heures du matin, mes hommes voulurent absolumentm’offrir un verre de vin, que je ne pus pas leur refuser. Ce petitvin de Dalmatie était excellent&|160;! Cela ne m’empêcha pas deleur dire, après m’être essuyé les moustaches, qu’à l’avenir on nes’arrêterait plus en route, parce qu’un chef a des devoirsparticuliers à remplir, et que s’ils se conduisaient bien, je leurferais part d’une cinquantaine de francs que m’avait prêtés mon amiJaquel, pour nous alléger les fatigues du voyage&|160;; mais ques’ils me jouaient des farces, je m’en tiendrais à la solde deroute. Ils me promirent que tout irait bien, et nous partîmes,n’ayant plus qu’une trentaine de kilomètres à faire dans lajournée.

Tout en marchant, je riais en moi-même deschasseurs de notre pays, qui se fatiguent du matin au soir à couriraprès un lièvre, tandis qu’à chaque massif de chênes nains, delentisques ou d’aloès, partaient des compagnies de perdrix danstoutes les directions.

Voilà ce qui s’appelle un pays giboyeux&|160;!Et quant à la culture, je n’en parle pas&|160;; on peut dire quetout pousse à foison. C’est là que devraient aller, avec leursfemmes et leurs enfants, les pauvres diables qui s’épuisent à fairepousser du seigle et des pommes de terre dans le sable de nosmontagnes. Mais il ne faudrait plus de bureaux arabes, car avec lesbureaux arabes nous aurons toujours des guerres en Afrique, et ceuxqui cultivent ont surtout besoin de la paix.

Quelquefois, en levant le nez, nous voyionspar dessus les mûriers, les oliviers et les autres arbres, tout auhaut de la côte, un berger arabe appuyé sur son grand bâton, quinous regardait en silence.

Après cela, pour finir de te peindre le pays,nous rencontrions aussi de loin en loin un Kabyle, autre espèced’indigènes particulièrement adonnés au commerce. Ils vont rarementà cheval, étant de vrais montagnards, et passaient auprès de nousfiers comme des patriarches, avec leurs burnous graisseux et leursbelles mules chargées d’outres pleines d’huile.

L’huile est le plus grand commerce de laKabylie. Dans chaque village, on trouve un pressoir, où les gensapportent leur récolte d’olives. Les Kabyles approvisionnent aussinos marchés d’oranges, de citrons, de pêches, de grenades, demelons, de concombres, de poivrons, d’aubergines, enfin de tous lesfruits et de tous les légumes qu’ils cultivent autour de leursvillages. Les grains viennent dans la plaine&|160;; c’est l’affairedes Européens et des Arabes.

Mes chasseurs s’étaient mis à chanter desgaudrioles, qui les faisaient rire, et puis de ces vieilleschansons que le régiment avait chantées en Crimée, en Italie, auMexique, et même à Lunéville, en Lorraine, avant d’aller à Metz età Sedan, où les trois quarts de nos anciens avaient mordu lapoussière. On devenait grave en pensant à ces braves, qui tousavaient fait leur devoir et qui dormaient maintenant dans lesbrouillards de la Meuse et de la Moselle.

Mais bah&|160;! il vaut mieux être mort que devivre comme ces gens qui rendent leur épée pour sauver leur peau etleurs fourgons&|160;; au moins on ne connaît pas la honte, et votremémoire élève le cœur des enfants de la patrie.

Finalement, à quatre kilomètres de l’étape, jepartis en avant, sachant trouver à l’Arba mon camarade Rellin,détaché depuis environ quinze jours avec vingt hommes, à la garded’un convoi de poudre.

Comme j’approchais de l’Arba, j’aperçus endehors des murs le bivouac, les fourgons, les tentes, les chevauxau piquet. J’y courus d’abord&|160;; et je crois voir encore monvieux Rellin, la barbiche en pointe, le képi sur l’oreille, entrain de raccommoder une de ses bottes&|160;; je l’entends mecrier, en passant la tête à travers sa tente toutedécousue&|160;:

–&|160;Hé&|160;! c’est Goguel. D’où diablesort-il&|160;? Ah çà&|160;! mon vieux, tu m’apportes la solde dudétachement&|160;?

–&|160;Ma foi non&|160;! Je n’ai rien à tonservice, sauf un bon appétit, que je te recommande.

Alors, il se mit à rire.

–&|160;Eh bien&|160;! descends de cheval,dit-il.

Et se tournant vers son chasseur, quibouchonnait les chevaux plus loin, il lui cria&|160;:

–&|160;Mathis, tu vas mettre le cheval dumaréchal des logis au piquet. Tu veilleras à ce que rien ne luimanque.

–&|160;Oui, maréchal des logis.

–&|160;Et tu préviendras le cuisinier que nousavons une bonne fourchette de plus au râtelier.

Là-dessus il sortit, et me prenant par lebras&|160;:

–&|160;Arrive, dit-il, nous allons boire levermouth, en attendant que tout soit prêt.

Nous passions déjà le petit mur du bivouac,quand, se retournant encore une fois, les deux mains devant labouche, il cria&|160;:

–&|160;Mathis, tu viendras nous prendre àl’auberge du Colon économe.

Le chasseur fit signe qu’il comprenait, etnous enfilâmes une ruelle juste en face du bivouac.

L’Arba est un grand et beau village européen,à l’embranchement de la route stratégique de l’Atlas avec celled’Alger à Aumale&|160;; ses maisons sont bien alignées, bienbâties, couvertes de tuiles et blanchies à la chaux.

Le village a son église, sa gendarmerie, songrand moulin sur l’oued Djemmaa, une belle place carrée plantéed’arbres, une grande fontaine en croix&|160;; et dehors, àl’endroit où nous étions campés, un marché de grain et de bétail,où viennent deux fois par semaine tous les marchands desenvirons.

Un peu plus loin, nous entrâmes à l’auberge duColon économe,qui forme le coin de deux ruelles etprésente une assez belle apparence&|160;; mais nous eûmes à peinele temps de nous asseoir, car Mathis vint nous appeler à midijuste, et nous retournâmes au bivouac, où mes hommes, arrivésdepuis un instant, faisaient honneur à la gamelle descamarades.

Rellin et moi, tous les deux assis sur notreselle, à l’ombre de sa tente, nous dînâmes d’une bonne poule auriz&|160;; et, comme j’avais eu soin d’apporter de l’auberge unebouteille de vin, rien ne nous manquait&|160;; puis nous prîmesnotre café.

Tout en mangeant et nous rafraîchissant,Rellin me raconta qu’un caïd des environs d’Aumale avait refusé sesappointements et venait de nous déclarer la guerre&|160;; que les 3e et 4e escadrons du régiment, détachés àAlger, étaient partis pour Aumale en doublant les étapes, laissantsous la garde de quelques chasseurs vingt voitures encore là, prèsdes nôtres, et qu’il attendait, d’une minute à l’autre, l’arrivéed’un bataillon du 1er zouaves, chargé d’escorter leconvoi.

Il me dit aussi que les diligences d’Algern’arrivaient plus et que les Arabes avaient commencé par couper lesfils télégraphiques.

Tout cela m’étonnait, car à Blidah, le matinmême, il n’avait été question de rien.

Rellin m’assura que les Arabes avaient essayéd’acheter des cartouches chassepot à ses hommes, ce qui le forçaitd’ouvrir l’œil.

Oui, cela me surprit d’abord&|160;; l’idée decroiser le sabre avec les Arabes me réjouit ensuite, et, rêvant àces choses, j’allai faire un petit somme sous la tente deRellin.

Vers quatre heures, il m’éveilla&|160;; toutétait en ordre, les chasseurs à leur poste, et nous retournâmes àl’auberge du Colon économe.

Des négociants d’Alger, marchands de grains etde bétail, arrivés sans doute pour le marché du lendemain,remplissaient la salle&|160;; ils buvaient de la bière, et les deuxfilles de l’aubergiste avaient bien du mal à servir tout cemonde.

Ces négociants, avec leurs chapeaux de pailleet leurs grosses vareuses, semblaient être de bons enfants&|160;;la vue de l’uniforme leur fit plaisir&|160;; ils nous invitèrent àprendre de la bière avec eux&|160;; Rellin accepta, et bientôt onse mit à parler de politique.

Un petit vieux, la tête toute blanche, lesyeux vifs et le nez pointu, rejetait tous nos malheurs surl’Empire&|160;; il savait tout ce qui s’était passé dans la coloniedepuis quarante ans et tapait sur la table avec son petit poing. Ilracontait mille abominations des bureaux arabes, des congrégationsde jésuites, des sociétés financières, etc.

Je ne sais pas où ce petit homme avait pristoutes ses histoires, et la seule chose qui m’en revienneaujourd’hui, c’est la fin, quand il s’écria&|160;:

–&|160;Oui, messieurs, nous en sommeslà&|160;; c’est triste, c’est pitoyable&|160;!… Mais attendez, vousen verrez bien d’autres… On raconte déjà que du côté deBordj-bou-Arraidj les affaires se gâtent&|160;; queMohamet-el-Mokrani s’est révolté… Eh bien&|160;! je ne serais pasétonné qu’il y eût encore du bureau arabe là-dessous&|160;!… On ditque le nouveau gouverneur général, M.&|160;de&|160;Gueydon, arrivemuni de pleins pouvoirs du gouvernement de la République, et queson premier acte sera la suppression des bureaux arabes&|160;; j’endoute, car M.&|160;de&|160;Gueydon est un royaliste clérical&|160;;mais les bureaux arabes, se croyant menacés, peuvent bien faire unepetite insurrection, comme ils en ont fait tant d’autres, pourprouver encore une fois qu’ils sont indispensables.

Pas un des autres négociants ne lui donnatort&|160;; au contraire, ils semblaient tous être de sonavis&|160;; et, quant à nous, cela ne nous regardait pas, nousécoutions sans rien dire.

Vers le soir, ces gens sortirent, et nousrestâmes seuls à prendre de la bière, regardant les deux filles del’aubergiste, Mlles Marguerite et Marie, une jolie brunetoute vive et une belle blonde, remettre un peu d’ordre dans lamaison. La plus jeune finit par dresser la table pour le souper, etl’aubergiste, M.&|160;Pouchet, un homme grand et sec, à minerespectable, sans doute content de notre bonne tenue, nous pria demanger la soupe en famille, ce que nous acceptâmes de bon cœur.

J’eus soin de laisser tout le monde prendreplace, et de m’asseoir ensuite à côté deMlle&|160;Marie, dont les yeux bleus et les cheveuxblonds me rappelaient les jeunes filles des Vosges. Te dire ce quel’on mangea, j’en serais bien embarrassé&|160;; c’était, je crois,une soupe aux haricots et puis un gigot à l’ail avec de lasalade&|160;; mais ce que je puis t’affirmer, c’est qu’à notreretour au bivouac, vers dix heures, j’aurais donné mes galons pourêtre toujours assis à côté de Mlle&|160;Marie&|160;; etque cette nuit-là, n’ayant pas dépaqueté ma tente, et m’étantcouché près de Rellin, je l’empêchai de fermer l’œil à force de luirabâcher mon admiration et mon enthousiasme.

La nuit était magnifique, claire, couverted’étoiles&|160;; les rossignols chantaient à plein gosier dans tousles orangers du voisinage, et la bonne odeur des fleurs me rendaitfou.

–&|160;Tu dors, Rellin&|160;? tu n’as pashonte de dormir&|160;? disais-je en le poussant du coude.

–&|160;Non&|160;! non&|160;!… Je t’entendsbien… Va toujours&|160;!… faisait-il en se remettant tout doucementà ronfler&|160;; je t’écoute&|160;!

Enfin au petit jour je me levai&|160;; jedonnai sa ration à Négro, j’éveillai le père Lubin, qui se dépêchade fourrager sa haridelle. Les chasseurs préparaient déjà leurcafé, Mathis nous apporta le nôtre&|160;; puis mon cheval étantharnaché, mes hommes sur leur charrette, je serrai la main deRellin, et nous voilà partis pour l’Alma, notre deuxième étape.

En traversant le village, je m’arrêtai deuxsecondes devant l’enseigne du Colon économe, espérantrevoir Mlle&|160;Marie et lui dire adieu&|160;; maistout dormait encore à la maison, et ce n’est que plus loin, autournant de la rue, en donnant un dernier coup d’œil à l’auberge,que je vis M.&|160;Pouchet pousser ses volets et me dire de la mainau revoir&|160;!

Voilà l’existence du soldat… on arrive sanspenser à rien… deux grands yeux vous entrent dans le cœur… onvoudrait rester…&|160;; mais la trompette sonne… En route&|160;!…Durant plus d’une heure je ne fis que songer à cela, puis mes idéesprirent un autre cours.

Le pays changeait, les broussaillessuccédaient aux cultures le long de notre chemin. Dans un certainendroit, en nous détournant, nous vîmes à gauche, par-dessus laplaine, un coin de la mer, et la ville d’Alger sur le fond bleu duciel, avec ses maisons blanches autour de la rade. La charrettes’était arrêtée&|160;; mes chasseurs et le père Lubin regardaientaussi&|160;; on sentait comme une odeur de marée, que nousapportaient de petits coups de vent frais venant du large&|160;;puis, nous étant remis en route, nous arrivâmes au Fondouck,village revêtu d’anciennes fortifications. On y fait un assez grandcommerce de grains et de bétail&|160;; et, pour notre compte, nousachetâmes en cet endroit des pommes de terre et du lard.

Le bois manquait, c’est pourquoi nouspartîmes, traversant à gué le ruisseau, qui sort de l’Atlas.

Mais alors commencèrent nos misères&|160;; lechemin à chaque pas devenait plus abominable, les roches suivaientles roches, d’une fondrière on entrait dans une autre&|160;; lavieille bique n’en pouvait plus&|160;; le père Lubin jurait, leschasseurs criaient, rien ne servait.

Pour comble de malheur, voilà qu’à deuxkilomètres du village l’essieu de la charrette se casse&|160;; ilfaut retourner au galop demander où se trouve un forgeron, pendantque mes hommes attendent. On m’en indique un sur la route que nousdevions suivre. Je reviens&|160;; on a déchargé la carriole&|160;;on tape sur la vieille rosse, on crie pour la faire avancer. Enfinelle marche, et nous arrivons, à trois kilomètres plus loin, devantune masure où par bonheur se trouvait le forgeron Rivero, unMahonais, petit homme basané, qui demeurait là dans la solitude,avec trois enfants.

Aussitôt arrivés, nos misères étaientoubliées&|160;; et pendant que le soufflet allait à la forge, quele marteau sonnait sur l’enclume, mes chasseurs s’occupaient àchercher du bois, des artichauts, des oignons, de la salade, dansle petit potager derrière la baraque&|160;; d’autres faisaient lacuisine. C’est là que j’ai mangé pour la première fois une omeletteaux blancs d’artichauts, et je puis t’assurer que c’étaitexcellent.

La charrette raccommodée, Rivero payé, on seremit en chemin, quelques crottes marquant la route à travers lescactus, les aloès, les lentisques, les rochers, les creux, lesfondrières de toute sorte.

Au bout d’une heure, personne ne savait plusoù nous étions, et cette bonne odeur de marée, que nous avionssentie au Fondouck, avec les petits coups de vent, nous avait amenédes nuages qui crevèrent sur nous d’une manière épouvantable.

Il faut avoir vu un orage d’Afrique&|160;: cescoups de tonnerre et ces torrents d’eau qui ne finissentplus&|160;!

Le pire, c’est que nous aurions été bienembarrassés de revenir, parce que nous avions perdu notre chemin.Heureusement, après la grande averse, en regardant de tous lescôtés, j’aperçus de la fumée à travers les broussailles. – Onmarche dans cette direction, et, quelques centaines de pas plusloin, nous arrivons près d’un gourbi arabe, sur le bord d’un petitruisseau.

Représente-toi une hutte de charbonnier&|160;;au milieu de la hutte, quelques brindilles qui flambent&|160;;trois ou quatre Arabes qui dorment, une vieille accroupie devant lefeu, un jeune Arabe qui coupe des feuilles de tabac, deux chiensmaigres qui grognent, et un enfant qui dort sur une peau demouton.

Voilà ce qu’on appelle un gourbi dans ce pays.Il pleuvait toujours&|160;; et ces gens, en train de préparer leurcafé, furent bien surpris de voir apparaître au milieu d’eux unmaréchal des logis à cheval, des chasseurs le mousqueton ensautoir, puis la charrette et le père Lubin. Ils regardaient toutinquiets. Je leur demandai du café pour mes hommes et pourmoi&|160;; le jeune homme se dépêcha de nous en chercher à leurgamelle. Après cela, je n’eus qu’à leur demander notre chemin, etles pauvres diables nous le montrèrent, par les petits villages deSaint-Pierre et Saint-Paul.

Nous arrivâmes à l’Alma sur les six heures dusoir. C’est une longue file de maisons, traversée par une bellerivière qui galope sur le gravier, en sortant de la montagne. On ytrouve un grand lavoir, où les femmes sont agenouillées et battentleur linge comme en France&|160;; des auges où s’abreuve le bétail,une église, une gendarmerie, des jardins, des auberges, avec leursportes cochères où stationnent des voitures et des voyageurs. Commel’orage avait détrempé la terre, nous ne voulions pasbivouaquer&|160;; je dis à mes hommes de me suivre, et nousdescendîmes à l’auberge du roulage. Cette auberge me rappelait toutà fait celles de notre bon pays de Lorraine&|160;; elle avaitgrange, écuries, hangars, grande cour derrière, pleine d’oies, depoules, de pintades.

Je demandai à l’aubergiste, jeune homme d’unetrentaine d’années, la permission de mettre nos chevaux dans sonécurie et de laisser mes chasseurs se coucher sous le hangar. Il yconsentit volontiers. Après avoir déposé leurs sacs, mes hommesvoulurent aller pêcher dans la rivière&|160;; je n’y vis pasd’inconvénients, et ils partirent.

Moi, m’étant changé, j’allai percevoir nosbons de vivres chez le fournisseur et faire signer à la gendarmeriemon ordre de route.

Je pourrais te raconter l’heureuse rencontreque je fis là du brigadier Lefèvre, grand gaillard à la figuremilitaire et le cœur sur la main, qui m’invita d’abord, selonl’habitude, à prendre l’absinthe et puis à dîner&|160;; le retourde mes chasseurs, avec une magnifique pêche de barbeaux, qu’ilsaccommodèrent eux-mêmes à la buanderie&|160;; et puis, pendantnotre dîner, dans la grande salle tapissée d’une superbe chasse auxlions, l’arrivée du brigadier du col de Beni-Aicha, lequel avaitles fièvres et voyait tout en noir, tandis que nous autres nouschantions la chansonnette et voyions tout couleur de rose&|160;!Oui, je pourrais m’étendre sur ce chapitre et te raconter notrevisite à l’auberge du Veau qui tète, où le brigadierLefèvre était comme chez lui, mais tout cela nous traînerait tropen longueur.

La seule chose que je ne veuille pas oublier,c’est l’arrivée en cet endroit du maître d’école Wagner, de Rothau,que tu as connu dans le temps, tu sais, le petit maître d’écolealsacien, avec favoris rouges, sa grande bouche et ses yeux couleurde faïence.

Le brigadier Lefèvre et moi nous étions entrain de chanter et de rire, quand tout à coup débarque d’unepatache qui venait de s’arrêter devant la porte une jeune femmeavec ses paquets et ses cartons. Le brigadier crie&|160;:

–&|160;Eh&|160;! c’estMme&|160;Wagner.

On l’aide à déballer, on l’invite à prendreplace, et notre joie redouble, parce qu’une jolie figure esttoujours agréable à voir.

Cette dame parlait de son mari, de leurexploitation à la grande ferme de San-Salvator&|160;; je l’écoutaisen admirant ses beaux cheveux bruns et ses dents blanches. Et voilàque le mari débarque par une autre patache&|160;; il entre, jetourne la tête&|160;: c’était mon vieux camarade Wagner, deRothau&|160;! Oui, c’était lui-même&|160;; mais il avait aussi lesfièvres, il était maigre comme un hareng saur. Nous nousreconnaissons, il ouvre ses bras en criant&|160;:

–&|160;Montézuma Goguel, de Saint-Dié… Dieu duciel&|160;!

Et là-dessus, il me dit d’embrasser sa femme,ce que je fis avec plaisir.

Nous buvons, nous causons du pays, de nosexcursions à Fonday, dans les Vosges, chez le père Gaignière, dukirsch, du bon lard fumé, des grives, de la truite, des écrevisses,du petit vin blanc de Mutzig&|160;; l’eau nous en venait à labouche.

La femme de Wagner riait, les deux brigadiersaussi&|160;; celui du col de Beni-Aicha n’avait plus les fièvres.Enfin, qu’est-ce que je peux te dire&|160;? Le bonheur derencontrer un camarade de jeunesse, à cinq cents lieues du pays, enpleine Afrique.

Nous restâmes là jusqu’à cinq heures du matin,moment où nos chasseurs arrivèrent avec mon cheval, la charrette etle père Lubin, prêts à partir.

Les embrassades recommencèrent, puis jeremontai sur Négro, et, n’ayant pas dormi deux nuits de suite, jem’endormis tranquillement en selle, sans voir où nous allions.

Heureusement la route est droite, et de l’Almaaux Isser on compte trente-six kilomètres&|160;: j’avais du tempsdevant moi.

Jusqu’au col de Beni-Aicha nous montions et jedormais&|160;; c’est à peine si j’ouvrais de temps en temps lesyeux, comme en rêve&|160;; les arbres et les broussaillesdéfilaient lentement. Mais en haut du col, l’air vif me réveillatout à fait. Le Jurjura, ce géant de l’Atlas, était là devant nous,couvert de neige, et ses grands contreforts de la Kabylieserpentaient à nos pieds dans la plaine des Isser. C’est laretraite des lions.

L’Afrique, avec ses forêts d’oliviers, sesvillages blancs, ses mosquées, son beau soleil, nous souriait toutejoyeuse.

Qui se serait jamais figuré que la guerreallait se promener là dedans, avec le pillage etl’incendie&|160;?

De ce point, notre route descendait, laissantà droite celle de Constantine. Personne ne se doutait derien&|160;; nous allions sans méfiance, et vers midi nous arrivâmesaux Isser, large vallée où se réunissent plusieurs ruisseaux, avantde se rendre à la mer.

Nous passâmes sur un pont&|160;; quelque centmètres plus loin, nous trouvâmes le grand caravansérail, vasteconstruction carrée – une cour au milieu, un magnifique sycomore àdroite de la porte – où s’arrêtaient autrefois les caravanes, etloué maintenant à un marchand juif. À droite de cette bâtisse setient en plein soleil le marché des Isser. Là, les vendredis matin,vers huit heures, tout est encore désert&|160;; à midi, trentemille personnes se pressent et marchandent&|160;; huiles, grains,tabacs, corbeilles pleines de racines, d’oranges, de pêches,monceaux de melons, caffas à cinq et six étages remplis devolailles, tout s’entasse sur ce vaste terrain battu. Les Kabyles ymènent leurs bœufs, leurs mules, leurs juments, leursbaudets&|160;; on y voit des juifs discuter comme chez nous&|160;;des montagnards kabyles, toujours sérieux, les écouter en fronçantle sourcil&|160;; des caïds se promener gravement sur leurs chevauxsuperbes&|160;; des spahis en manteau rouge aller et venir, pourmaintenir l’ordre au milieu de cette foule.

À cinq heures, plus une âme&|160;!… Tout estfini. Des milliers de moineaux, sortis du caravansérail et de songrand sycomore, voltigent seuls de place en place et se livrentbataille pour un crottin.

Voilà le marché des Isser, un des principauxde l’Algérie.

Comme nous n’étions pas un vendredi, rien neparaissait.

Nous fîmes halte à l’auberge en planches deM.&|160;Paul, un brave homme, alors tellement miné par les fièvres,qu’il ne tenait plus sur ses jambes. Dans cette auberges’arrêtaient les officiers allant de Dellys à Dra-el-Mizan&|160;;elle était pleine de monde. Il fallut chercher une autre baraqueplus loin, où nous pûmes enfin nous abriter.

Je mis mon cheval à l’écurie, et mes chasseurss’occupèrent de faire la soupe.

J’appris à l’auberge qu’un maréchal des logisde la première compagnie de remonte était détaché depuis quelquesjours au caravansérail, avec trois hommes et six chevaux étalons.Naturellement j’attachai tout de suite mon sabre à la boucle duceinturon, et j’allai voir qui c’était.

Le marchand juif, qui tenait un café maure àla porte, me conduisit dans la cour du caravansérail, entourée debâtiments, les toits tombant à l’intérieur et les murs percés demeurtrières. Il m’indiqua les écuries et le logement de laremonte&|160;; et figure-toi ma satisfaction de trouver là, dansune petite chambre ornée de viandes fumées pendues au plafond et debouteilles rangées sur des tablettes, mon vieil ami Collignon, entrain de mettre ses écritures au courant. Représente-toi nosembrassades et puis la noce qu’il fallut faire. Je ne t’en dirairien, quoique ce soit bien agréable de trinquer avec un vieuxcamarade et de causer des amis et connaissances qu’on n’a pas vusdepuis longtemps&|160;; oui, cela mérite qu’on en parle, mais tupourrais me reprocher d’être trop porté sur ma bouche, et j’aimemieux continuer.

Le lendemain, en prenant la goutte avecCollignon, avant mon départ, je vis qu’une grande inquiétudecommençait à se répandre. Des négociants de Dellys, arrivés pour lemarché, parlaient à l’auberge d’incendies du côté d’Aumale, demarchés rasés par les Kabyles, et d’autres particularitéssemblables.

Ces gens me regardaient de temps en temps pourvoir l’effet que tout cela pouvait me produire&|160;; mais je memoquais bien de leurs histoires, ayant l’habitude de ne m’inquiéterdes choses que lorsqu’elles arrivent.

Ils trouvaient que les douze spahis indigènes,commandés par un maréchal des logis également indigène, n’étaientpas trop rassurants pour le marché des Isser, et l’un d’eux finitpar me dire&|160;:

–&|160;Maréchal des logis, savez-vous ce quevous devriez faire&|160;? Votre première étape estAzib-Zamoun&|160;; ce n’est qu’à seize kilomètres d’ici, toujoursbelle route. Eh bien&|160;! vous devriez rester jusqu’à midi&|160;;des soldats français, quand ils ne seraient que cinq, inspireraienttoujours plus de confiance que ces spahis.

–&|160;Ah çà&|160;! lui répondis-je, est-ceque vous me prenez pour une bête&|160;? Mon ordre de route estd’être à Azib-Zamoun avant midi&|160;; s’il arrivait quelque choseà mon détachement, est-ce vous qui devriez en répondre&|160;?

Mes chasseurs arrivaient alors à la porte surleur charrette. Je sortis, en donnant une poignée de main àCollignon, et j’enfourchai mon cheval, que le père Lubin tenait enbride&|160;; après quoi nous repartîmes.

On raconte toujours que dans les grandesoccasions le soleil se voile, que la terre tremble, et d’autreshistoires pareilles, pour marquer l’horreur de la nature, à causede la mauvaise conduite des gens&|160;!

Moi, tout ce que je peux dire, c’est que letemps s’était remis au beau, et que les alouettes chantaient commeà l’ordinaire.

Nous traversâmes bien tranquillement le petitvillage de Bordj-Menaïel, puis nous commençâmes à monter, par unchemin bordé de blés, la grande côte d’Azib-Zamoun.

Je me souviens maintenant qu’au bout d’uneheure de marche environ, nous rencontrâmes à gauche de notre routeune jolie maison européenne, ressemblant à une petite citéouvrière, le jardin devant, fermé de palissades, les banquettespleines d’artichauts, de choux-fleurs, de salade pommée, deradis&|160;; et, sur le seuil de la maison, une véranda toutecouverte de volubilis, de chèvrefeuilles et d’autres plantesgrimpantes qui pendaient tout autour.

Le verger était aussi rempli d’arbreseuropéens&|160;: cerisiers, pruniers, pommiers, orangers en pleinefleur.

Je m’étais arrêté, regardant cette joliedemeure. Mes hommes ne voyaient que les artichauts, et l’un d’euxme dit&|160;:

–&|160;Maréchal des logis, c’est le paradisterrestre… Si l’on pouvait entrer&|160;!…

Mais il y avait des palissades, et puis, àtravers les fleurs, je voyais sous la véranda un homme à barbenoire, les yeux luisants, qui n’avait pas l’air de vouloir selaisser voler ses artichauts.

Nous continuâmes donc notre route&|160;; etj’ai su plus tard que c’étaient les agents des ponts et chausséesqui demeuraient là. Nous avons aussi appris, quelques jours après,que cette jolie habitation avait été saccagée par les Kabyles, sesarbres coupés et plusieurs de ses habitants égorgés.

Les hommes sont comme des pendards vis-à-visles uns des autres&|160;; quand ils trouvent un nid plein dejeunes, ils n’y laissent que des plumes et du sang.

Enfin, ayant poursuivi notre chemin, nousarrivâmes à Azib-Zamoun, où je fis monter les tentes. J’écrivis mesbons, pour toucher mes rations de vivres, et je me rendis moi-mêmechez M.&|160;Boucher, aubergiste et fournisseur.

Mais à peine avais-je demandé nos rations defourrage, que ce M.&|160;Boucher entra dans une fureur sourde et semit à traiter notre armée de rien qui vaille, nous accusant de tousles malheurs du pays&|160;; sa femme vint bientôt se joindre à luipour m’accabler d’injures.

L’indignation me gagnait&|160;; je leur criaide se taire, ou que j’allais les faire solidement ficeler avec unecorde à fourrage et conduire au commandant de Tizi-Ouzou, quipourrait écouter leurs injures, si cela lui convenait.

Ils se turent alors et me délivrèrent lefourrage contre mes bons.

De retour au bivouac, après la soupe, voyantqu’il nous restait encore huit heures de soleil, je décidai qu’ondoublerait l’étape et qu’on coucherait à Tizi-Ouzou. Nous levâmesle camp. Les époux Boucher, sur leur porte, me montraient lepoing.

Je leur ris au nez.

Ces pauvres gens, tombés depuis entre lesmains des Kabyles, ont dû faire de tristes réflexions&|160;; ilsont dû reconnaître que sans les soldats leur boutique était peu dechose.

De pareilles leçons coûtent cher&|160;;malheureusement, les hommes ne s’instruisent que parl’expérience.

À partir d’Azib-Zamoun, notre route entraitdans l’immense vallée du Sébaou, rivière torrentueuse, presque àsec en juin et juillet, mais alors bordée de joncs, de tamaris etd’autres plantes semblables. Les cimes arides et broussailleuses dela Grande Kabylie se développaient au-dessus de nous, la rivière sedéroulait dans la vallée.

À mesure que nous avancions, chaque détail dece paysage devenait plus frappant&|160;; un peu sur notre droite, àla cime des airs brillaient les murailles blanches du fort Nationalet la route qui serpente en zigzag jusqu’à sa hauteur&|160;; surune autre cime, à gauche, scintillait le marabout Dubelloi, petitermitage arabe surmonté de son croissant.

Lorsque nous eûmes dépassé le camp du Maréchalet le petit village appelé Vin-Blanc, nous aperçûmes enfinau pied de ces masses colossales, sur un léger renflement deterrain, le bordj de Tizi-Ouzou.

En Afrique l’air est beaucoup plus clair quedans nos pays brumeux, on voit les choses de très loin. Ce bordj,sur un petit monticule presque au niveau des orges et des blés,avec son mur d’enceinte haut de trois mètres et blanchi à la chaux,n’avait pas grande apparence. Malgré moi j’en conçus d’abord unetriste opinion, d’autant plus qu’il nous cachait le villageeuropéen et le village arabe, tous deux inclinés sur l’autre pentedu mamelon&|160;; de sorte que je me représentais l’immense ennuique nous allions avoir, et la quantité de verres d’absinthe qu’ilfaudrait prendre en cet endroit pour tuer le temps.

Mais il ne faut jamais désespérer de rien, etnous devions avoir à Tizi-Ouzou des distractions auxquelles j’étaisloin de m’attendre. Avant d’arriver au bordj, nous eûmes le plaisirde rencontrer la belle fontaine construite par les Turcs, pendantleur occupation&|160;; elle est à gauche, en contre-bas de laroute, entourée d’une solide maçonnerie à fleur de terre etrecouverte de deux magnifiques saules pleureurs. On ne peut voird’eau plus fraîche, plus limpide&|160;; et ces deux grands saulesqui se penchent, laissant tomber leurs longues feuilles pâles, sontd’un effet admirable.

Presque tous les voyageurs, en passant,descendent à la fontaine abreuver leurs mules et leurs chevaux,c’est ce que nous fîmes&|160;; et sur les six heures nous arrivâmesau bordj de Tizi-Ouzou, découvrant enfin sur l’autre versant de lacolline le village européen, avec sa grande rue, son église, saplace entourée de platanes, et, contre la montagne Dubelloi, levillage arabe, la mosquée, la maison de commandement du caïd Ali,noyés dans le feuillage des orangers, des figuiers, deslauriers-roses.

Cette vue me rafraîchit le sang, et je mepromis de descendre plus d’une fois à ces deux villages.

Le bordj lui-même, avec ses trois portesd’Alger, de Bougie et du bureau arabe, dominait tous les environs.Il comprenait d’abord le vieux bordj, lourde et massiveconstruction turque en pierre, haute de vingt-cinq à trente piedset garnie de créneaux. Autour de ce fortin, on avait bâtil’hôpital, la poudrière, le magasin du génie, deux pavillons pourles officiers, deux longues baraques sans étages, servant deremises et de casernes&|160;; le tout était relié par un mur, etplusieurs de ces constructions formaient rempart, leurs fenêtresétant grillées sur la campagne et leurs portes tournées àl’intérieur.

Les camarades nous reçurent à bras ouverts, etl’on passa le reste de la journée à se donner des nouvelles.

Le détachement du 1er régiment dechasseurs, à Tizi-Ouzou, se composait d’un lieutenant, d’unsous-lieutenant, trois maréchaux des logis, deux trompettes, unmaréchal ferrant, soixante hommes, soixante-dix chevaux.

Mon camarade, le maréchal des logis Ignard,était de semaine.

Je fis la connaissance, ce même jour, à lacantine, du maréchal des logis Detchard, du train des équipages, unbon et brave soldat, pour lequel j’ai toujours conservé del’estime.

La nuit venue et la retraite sonnée, nousallâmes enfin nous reposer à la grâce de Dieu.

Le lendemain, après la soupe, Detchard, quisortait de l’artillerie, et moi, tout en fumant notre pipe, nousfîmes le tour du bordj, car ma première idée en arrivant quelquepart, c’est de voir où je suis.

Du haut des remparts, on jouissait d’une vuetrès étendue sur les deux côtés de la vallée. Detchard m’expliquaittout.

–&|160;Voici là-haut, me disait-il, le fortNational, à vingt-six kilomètres d’ici, par la route, mais en lignedroite il n’est pas à plus de dix ou douze kilomètres&|160;; il asix pièces rayées, huit cents hommes de garnison et une bonnefontaine. C’est dommage que nous n’en ayons pas autant&|160;; nousn’avons que des citernes, et l’on peut nous couper l’eau, ce quiserait bien désagréable pendant les grandes chaleurs de mai, juin,et juillet. Entre le fort National et nous, dans le fond de ceravin, coule l’Oued-Aissi, une petite rivière très froide, clairecomme l’eau de roche, qui sort du Djurdjura&|160;; on y pêche debons poissons, vous verrez ça plus tard. L’Oued-Aissi fait undétour derrière cette côte et tombe plus loin dans le Sébaou&|160;;à l’embranchement des deux rivières se trouve le village arabe deSi-Kou-Médour, où l’on mène quelquefois les promenades militaires.Toutes les montagnes autour de nous sont habitées par les Kabyles,et l’on peut dire que ces gens-là se défendent très bien&|160;; cesont des tribus guerrières, surtout les Beni-Raten et les Mâatka.Tenez, voyez-vous sur cette crête, ces murs blancs derrière lesbroussailles&|160;; vous croiriez des nids d’éperviers, n’est-cepas&|160;? Eh bien&|160;! c’est le village de Bouïnoum. Les Kabylesne bâtissent pas comme nous le long des rivières, ils nichent surles montagnes&|160;; leurs femmes aiment mieux faire quatre ou cinqkilomètres tous les jours, pour descendre à la vallée avec leurscruches, chercher de l’eau, et les hommes aiment mieux descendre etremonter mille fois avec leurs charges d’huile, de fruits et delégumes, que de se fier à nous. Je me suis même laissé dire qu’ilsne se sont jamais fiés à personne, ni aux anciens Romains, ni auxArabes, ni aux Turcs&|160;; ils ont toujours eu plus de confiancedans leurs rochers que dans la parole des généraux.

–&|160;Cela montre une grande défiance, luidisais-je.

–&|160;Oui, maréchal des logis, et pourtant onne peut pas leur donner tort, car bien des généraux et même biendes empereurs ont manqué de parole. Ces Beni-Raten, ces Mâatka ettous les autres Kabyles vivent donc ainsi dans les airs, et fontsemblant de se soumettre, quand ils ne sont pas les plus forts.Dans leurs villages, où les baraques sont entassées sans ordre,comme des taupinières, ils fabriquent de tout&|160;: des yatagans,des fusils, des balles, de la poudre, même de la fausse monnaie.Puisqu’ils ne se fient pas à nous, il ne faut pas non plus se fierà eux.

–&|160;Je suis tout à fait de votre avis. Maisqu’est-ce que nous voyons donc là-bas&|160;?

–&|160;Ça, c’est le cimetière européen&|160;;il est entouré d’un petit mur. Et cette route qui serpente dans lavallée, c’est la route muletière de Dra-el-Mizan&|160;; elle seperd plus loin dans les gorges profondes des Mâatka.

–&|160;Et ceci, maréchal des logis, derrièrel’hôpital&|160;?

–&|160;C’est l’endroit qu’on appelle lecimetière des braves&|160;! C’est là que dorment les Français mortsen 1857, en enlevant d’assaut le fort des Beni-Raten, lorsque nousfîmes la conquête du pays. Et plus bas, à l’endroit où descendentles égouts du bordj, vous voyez le jardin militaire, louémaintenant au vieil Antonio, un bon homme qui nous vend des légumespour l’ordinaire&|160;; il tient un petit cabaret, où nous allonsquelquefois prendre l’absinthe.

Detchard me donna ces explications et beaucoupd’autres, en suivant la terrasse du petit mur&|160;; puis nousdescendîmes au village par la porte de Bougie, pour prendrequelques chopes de bière, à l’auberge de la Femme sanstête, non loin des écuries militaires.

La bière n’est pas mauvaise avant le mois demai, en Afrique, et puis on ne peut pas toujours prendre del’absinthe et du vermouth.

Nous étions donc là, le coude sur latable&|160;; je regardais par la fenêtre les gens aller et venirdans la rue. Au bout d’une heure, j’avais vu passer le jeune curé,avec sa barbe noire, le tricorne sous le bras&|160;; puis les deuxchères sœurs, le bandeau blanc sur le front, qui s’en allaienttenir l’école des filles&|160;; le sous-maître Deveaux, sergent dezouaves, que mon camarade Detchard se dépêcha d’appeler, en toquantà la vitre, et qui voulut bien accepter un petit verre sur lepouce, avant d’entrer en classe. Le brigadier de gendarmerie vintaussi jeter un coup d’œil sur les nouvelles figures. Celui quim’étonna le plus, ce fut le brigadier forestier Lefèbre, un bonvieux tout gris, et l’oreille fort dure, qui gardait les forêts del’État dans les environs&|160;; il vint se rafraîchir au comptoir,la bretelle du fusil de chasse sur l’épaule.

Alors, voyant cela, je me dis que nous étionsà Tizi-Ouzou comme dans un autre coin de la France&|160;; que rienn’y manquait, ni les curés, ni les chères sœurs, ni les gardesforestiers, ni les gendarmes&|160;; et tout ce qu’on m’avaitraconté de soulèvements, d’incendies, de marchés rasés, deBeni-Raten, de Mâatka, me parut une mauvaise plaisanterie.

J’en étais même vexé&|160;; je trouvais cesfigures si calmes, si paisibles, que je me disais enmoi-même&|160;:

«&|160;Goguel, tu es un véritable enfant decroire à tout ce qu’on te raconte&|160;; est-ce que ces gens-là,s’ils étaient dans l’inquiétude, ne feraient pas d’autresmines&|160;?… Allons… allons… il n’y aura rien&|160;; c’est unepartie remise pour longtemps&|160;!&|160;»

Mais j’étais loin de mon compte&|160;; laprécipitation des jugements ne vaut rien.

Le dimanche 9 avril, le maréchal des logisIgnard descendait de semaine, mon tour était venu.

Tout alla bien jusqu’au 12.

Ce jour-là, je conduisais la promenade deschevaux sur la route du fort National&|160;; les chasseurs medemandèrent de leur faire voir le moulin de Saint-Pierre, àquelques kilomètres plus loin&|160;; j’y consentis.

C’est un moulin français, sur l’Oued-Aissi,exploité par des négociants d’Alger&|160;; ils avaient là leurgérant, avec sa jeune femme et sa belle-sœur. Nous descendîmes doncau ravin, entouré de plantations admirables&|160;; grands arbres,belle culture, tout réjouissait la vue.

Le gérant, un brave homme, s’empressa de nousmontrer l’établissement, et puis nous revînmes d’un bon pas, car jecraignais d’avoir conduit trop loin notre promenade, mais nousrentrâmes à temps pour la soupe&|160;; et vers trois heures, commej’assistais au pansage dans les écuries qui se trouvent au pied dubordj, sur la pente du village, le lieutenant Wolf, du bureauarabe, escorté de quatre cavaliers, arriva.

–&|160;Surveillez bien le pansage, me dit-il,et faites donner une bonne ration aux chevaux&|160;; tout annonceque vous monterez à cheval ce soir.

Il s’en alla, et toute l’après-midi on vit dumouvement.

Le vieux brigadier de spahis, Abd-el-KaderSoliman, attaché depuis des années au bureau arabe, rentrait versquatre heures, et le voyant arriver ventre à terre sur son chevalblanc, la crinière flottante, la grande queue balayant lapoussière, sa vieille barbe grise ébouriffée et la chamelièreroulée autour du capuchon blanc, je lui criai&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! Abd-el-Kader, quoi denouveau&|160;?

–&|160;Laisse-moi, maréchal des logis, dit-ilen s’arrêtant une seconde, la croupe de son cheval repliée sur lesjarrets&|160;; le caïd Ali se révolte&|160;; M.&|160;Goujon,l’interprète, est allé chez lui hier soir&|160;; nous avons peurqu’il ne soit enlevé avec ses deux spahis.

Il repartit à fond de train. Je le suivais deloin, et, comme j’entrais par la porte de Bougie, il sortait déjàdu bureau du commandant Leblanc, il sautait à cheval et repassaitauprès de moi comme un ouragan.

Il faut avoir vu un vieux cavalier arabedescendre une rampe pareille au triple galop, pour savoir ce quec’est que de manier un cheval.

Enfin, pendant qu’il allait porter des ordresquelque part, je rentrai dans notre chambre, où se trouvaientjustement les maréchaux des logis Ignard et Brissard.

–&|160;Goguel, me dit aussitôt Brissard, il ya du nouveau, le lieutenant m’a demandé la liste des chevauxdisponibles, il m’a dit de compléter leurs trois paquets decartouches à mes hommes, de préparer les bons pour six jours devivres et de nous tenir prêts à partir.

–&|160;Tant mieux&|160;! dit Ignard, nousallons voir du pays, dans trois jours nous serons prèsd’Aumale.

Je n’étais pas de leur avis, et je leurracontai que le caïd Ali venait de se révolter aux environs, ce quinous dispenserait d’aller si loin.

–&|160;Qu’est-ce que Caïd Ali peut faire avecson gros ventre&|160;? disait Brissard. Comment cette grossepastèque pourrait-elle tenir la campagne&|160;?

Je leur fis observer que Caïd Ali n’aurait pasbesoin de marcher, qu’il avait deux beaux-frères&|160;: Mokrani etSaïd Caïd, qui tiendraient la campagne à sa place.

Brissard sortit là-dessus, pour compléterl’armement, et vers sept heures le lieutenant Cayatte, puis lesous-lieutenant Aressy vinrent nous prévenir que dans une heure ilfaudrait être prêts, que nous serions quarante combattants.

Ils nous recommandèrent surtout de ne pascourir, de ne pas faire de bruit, d’éviter tout ce qui pouvaitdonner l’éveil, et d’être à cheval après avoir complété nosprovisions de six jours.

Ces ordres donnés, chacun s’occupa de sonaffaire, et à huit heures sonnant, l’appel terminé, nos officiersse partagèrent les hommes en deux pelotons de vingt hommes chacun,le premier commandé par le lieutenant Cayatte, Brissard et Ignard,maréchaux des logis&|160;; le second commandé par lesous-lieutenant Aressy, et moi comme sous-officier. Nous allionslaisser dans le bordj, en partant, une quinzaine de chasseurs, centquatre mobilisés de la Côte-d’Or, cinq artilleurs commandés par unbrigadier, et vingt soldats du train commandés par le maréchal deslogis Detchard, qui remplissait en même temps les fonctionsd’adjudant de place.

Le commandant supérieur était M.&|160;Leblanc,chef du bureau arabe de Tizi-Ouzou. Le bureau arabe se composait deM.&|160;Sage, capitaine&|160;; Wolf, lieutenant&|160;; Laforcade,sous-lieutenant, et de M.&|160;Goujon, interprète, jeune hommeplein d’énergie.

Ajoutez un garde du génie, un gardien debatterie, un jeune chirurgien, M.&|160;Annesley, nouvellement sortides écoles, et M.&|160;Desjardins, comptable.

Donc, sur les huit heures et demie, chacunayant pris sa place dans les rangs, le lieutenant Cayatte donnal’ordre du départ, et nous descendîmes la rampe du bordj auvillage.

En traversant la grande rue, lesous-lieutenant Aressy me demanda si j’avais de la place pour logersa gourde. Une petite place pour la gourde ne manque jamais auxchasseurs d’Afrique. Nous fîmes halte un instant à la porte du caféThibaud&|160;; Mlle&|160;Marie nous remplit la gourded’eau-de-vie et nous offrit un petit verre de cognac&|160;; aprèsquoi nous rejoignîmes le détachement, qui cheminait en silence surla grande route.

La nuit était venue, très obscure, et quelquespas plus loin nous prîmes le chemin de Si-Kou-Médour, en traversantl’Oued-Aissi&|160;; les chevaux avaient de l’eau jusqu’aupoitrail&|160;; les étoiles tremblotaient dans les flotssombres.

Après avoir touché l’autre rive, durant plusd’une demi-heure nous eûmes un chemin impossible, bordé d’immensescactus, dont les dards nous accrochaient et nous piquaient jusqu’ausang&|160;; mais on ne murmurait pas, on allait.

Vers onze heures, les aboiements des chiens deSi-Kou-Médour nous avertirent que nous contournions levillage&|160;; nous n’en étions plus loin, et quelques instantsaprès nous sortions de ce passage abominable, sur un grand terrainvague, autant que j’en pus juger par cette nuit noire.

Là, le lieutenant nous donna l’ordre de nousmettre sur deux rangs, puis de mettre pied à terre&|160;: ilcommanda de planter les piquets, de tendre les cordes, d’entraverles chevaux.

Cela fait, il nous appela, les trois maréchauxdes logis, et nous dit de prévenir les hommes qu’on ne dresseraitpas les tentes, qu’on n’allumerait pas de feu et qu’on ne feraitpas de bruit.

–&|160;Les chevaux ne seront pas dessellés,dit-il, on les déchargera seulement&|160;; chaque homme, aprèsavoir débridé, se couchera près de son cheval, le sabre au corps,le fusil sous la main, la bride passée dans le bras, pour être prêtà brider et à monter au premier signal. Il est bien entendu quedeux factionnaires vont être placés et qu’on les relèvera d’heureen heure. Un de vous se promènera en tête des chevaux durant deuxheures, un brigadier se promènera derrière, le même temps, chacun àson tour. Moi, je resterai là, pendant que M.&|160;Aressy sereposera&|160;; puis il viendra me relever. À quatre heures dumatin on donnera une ration aux chevaux, on fera le café&|160;; àcinq heures nous serons à cheval.

Après ces explications, je pris le premierquart&|160;; le lieutenant alluma sa pipe, et les chevaux étantdéchargés, tout rentra dans le silence.

La nuit était profonde&|160;; nous entendionsl’eau du Sébaou couler sur les galets, et, plus loin, les bandes dechacals s’appeler d’un bout à l’autre de la vallée.

Le silence était aussi troublé par les crisdes chevaux, qui se battent quelquefois entre eux, et ceux deschasseurs réveillés en sursaut, qui les traitaient de vieillesrosses, en les menaçant de se fâcher.

Au bout de mes deux heures, j’allai réveillerIgnard, qui dormait dans son manteau. C’est un bien bon garçon,mais il ne put s’empêcher de prétendre, en se levant, que jen’étais pas resté là cinq minutes.

Le brigadier Péron alla réveiller aussi soncamarade, qui n’était pas de meilleure humeur, à ce que j’entendis.Enfin je me couchai près de mon cheval et je m’endormis.

Le petit jour blanchissait à peine le haut desmontagnes, lorsque mon chasseur Coppel m’éveilla.

–&|160;Tenez, maréchal des logis, me dit-il,en me présentant un bon quart de café, voilà de quoi vousréchauffer.

Aussitôt, je sautai sur mes jambes et jeregardai&|160;; nous étions tout près de Si-Kou-Médour, dont lesvieilles baraques en torchis, couvertes de roseaux, et lesjardinets, séparés l’un de l’autre par d’énormes haies de cactus,se voyaient à cinquante pas. Nous occupions, derrière le village,un petit plateau, où s’élevaient quelques meules de paille,entourées d’épines.

Des officiers du bureau arabe, arrivés aprèsnous, pendant la nuit, s’étaient logés dans une de cesmeules&|160;; leurs spahis caracolaient autour.

Une foule de Kabyles, par groupes de quinze àvingt, avec leurs grands burnous blancs, leurs longs fusils ouleurs vieux tromblons en bandoulière, descendaient des montagnesenvironnantes. C’étaient nos contingents&|160;; ils arrivaientsoi-disant pour nous soutenir.

Je vis tout cela d’un coup d’œil.

Les enfants de Si-Kou-Médour arrivaient aussise mêler à nous et nous observaient d’un œil de pie, pendant queles femmes nous regardaient du fond de leurs gourbis, et lescigognes du haut des toits.

C’est le pays des cigognes, je n’en ai jamaisautant vu de ma vie.

J’avalai mon quart de café, puis je donnail’accolade à la gourde du lieutenant Aressy&|160;; j’appelai lescamarades, qui lui souhaitèrent aussi le bonjour.

Le lieutenant arriva presque aussitôt&|160;;il ordonna de recharger les chevaux, de leur ôter la musette,d’enlever les cordes et les piquets.

Le soleil alors étincelait. Tous ces Kabylesqui venaient gravement et s’arrêtaient à quelques pas du bivouac nem’inspiraient pas trop de confiance. Bientôt les officiers dubureau arabe se mirent à leur distribuer des cartouches&|160;; desmules chargées de couffins arrivaient encore plus loin, et ladistribution continuait.

Les spahis, tout joyeux, causaient avec cesnouveaux venus, et je dis au vieil Abd-el-Kader, qui s’avançait àcheval, en lui présentant la gourde&|160;:

–&|160;Dis donc, brigadier, qu’est-ce que tousces bédouins-là&|160;? d’où sortent-ils et qu’est-ce qu’ilsdemandent&|160;?

Lui, regardant de tous les côtés, pours’assurer que personne ne le regardait, leva le coude et but un boncoup&|160;; puis, passant lentement la main sur ses vieillesmoustaches grises, il me rendit la gourde et répondit&|160;:

–&|160;Le caïd Ali s’est révolté avec sonvillage de Temda… Alors, tu comprends, maréchal des logis, nousavons prévenu les autres tribus de nous envoyer des gens pour fairerazzia&|160;; ce sont nos amis&|160;! Nous allons marcher devant,comme toujours&|160;; eux derrière&|160;; Caïd Ali se défendrapeut-être&|160;; on donne quelques cartouches à ces gens pourcharger leurs fusils… Il y aura razzia, répéta-t-il ensouriant.

–&|160;Et si nos amis nous tournentcasaque&|160;? dit Brissard.

–&|160;Il n’y a pas de danger. Tu vasvoir&|160;; les femmes et les enfants de Temda sont déjàpartis&|160;; nous prendrons tout et nous brûlerons le village. Ily a beaucoup de bœufs à Temda&|160;; si j’en prends un, je ledonnerai à mes amis les chasseurs.

Ainsi parla le vieux spahi. Il en avait vubien d’autres depuis trente ans et ne doutait de rien. Puis ilpartit, allant à la rencontre de nouveaux groupes de Kabyles, pourleur indiquer l’endroit où se distribuaient les cartouches.

Au bout de quelques instants, le lieutenantCayatte nous ayant fait compter par quatre et rompre par deux, semit à la tête de la colonne, avec un cavalier du bureau arabe, quidevait nous servir de guide, et nous partîmes tranquillement àtravers les broussailles, jusqu’au tracé de la nouvelle route deTizi-Ouzou à Bougie&|160;; deux ou trois cents Kabyles nousprécédaient&|160;; mais, voyant que la masse ne nous suivait pas,le lieutenant fit arrêter la colonne, et le guide retourna voir cequi retardait ces gens.

Il revint dire que les Kabyles se partageaienten deux colonnes, dont l’une suivait le pied de la montagne desBeni-Raten, à notre droite, l’autre la rive du Sébaou, à notregauche. Il ajouta que ces deux colonnes nous rejoindraient avantd’arriver à Temda.

Le lieutenant, satisfait de cette explication,après nous avoir fait mettre pied à terre pour serrer les sangles,ordonna de se remettre en marche.

Nous allions sans nous presser. La route, quin’était qu’ébauchée, suit cette magnifique vallée du Sébaou danstoute sa longueur&|160;; de chaque côté s’élèvent de hautesmontagnes couvertes d’oliviers, où se détachent les muraillesblanches des villages kabyles.

C’était un spectacle splendide au lever dusoleil.

Le Sébaou, presque à sec, laissait à découvertles trois quarts de son lit, plein de galets blancs comme dumarbre&|160;; de notre côté, l’eau, plus profonde, serpentaitcontre la berge à travers les tamaris et les lauriers-roses. Deloin en loin, se levaient des bécassines, des sarcelles, descigognes et d’autres oiseaux aquatiques, qui fuyaient à notreapproche&|160;; les deux colonnes du bureau arabe s’étaient enfindécidées à partir&|160;; l’une allait sur une longue file, dansl’ombre des montagnes, l’autre sur les galets de la rivière, enplein soleil&|160;; elles semblaient nous escorter à distance.

La marche durait depuis environ une heure,lorsque nous découvrîmes, à cinq ou six kilomètres devant nous, entravers de la vallée, une haute colline à gauche, entièrementdéboisée et couverte de blés verts.

Le Sébaou faisait un coude au pied de lacolline, et des milliers d’Arabes fourmillaient là-haut.

Au sommet d’un petit mamelon, à droite, sedressait un cavalier sur un cheval noir et vêtu d’un burnousnoir.

Dès que cet homme nous aperçut, il descendit àla charge, traversa le Sébaou et rejoignit les révoltés.

Le guide dit sans doute alors aulieutenant&|160;: «&|160;Voici l’ennemi&|160;!&|160;» car ces motsfurent répétés jusqu’à l’arrière-garde.

Vingt minutes après, nous arrivâmes au coudede la rivière, large en cet endroit d’environ un kilomètre, tout degravier sec, et de huit à dix mètres d’eau seulement, coulantcontre la berge de notre côté. Nous traversâmes ce petit brasd’eau, et dans le lit même de la rivière, sur le gravier, on se miten bataille, le premier peloton en avant, et le second, dontj’étais, en arrière.

À quelques cents mètres devant nous, au piedde la colline, s’étendait un grand verger de figuiers, où nousvoyions aller et venir six cavaliers arabes, qu’on nous dit être dela famille du caïd révolté.

Pendant que nous étions en bataille, noscolonnes de Kabyles auxiliaires s’étaient réunies en une seulemasse, car déjà, depuis une demi-heure, celle qui marchait àgauche, sur le gravier, avait passé la rivière, et celle de droite,qui suivait le pied des montagnes, était descendue dans la vallée,de sorte qu’au lieu de les avoir en flanqueurs, pour nous soutenir,nous les avions sur nos derrières. Et tous ces braves gens, avecleurs grands burnous, leurs longues barbes et leurs fusils,s’arrêtèrent tranquillement sur la rive, regardant ce que nousallions faire.

Quelques-uns avaient bien déchargé leursvieilles patraques, mais ils savaient qu’elles ne portaient pas auquart de la distance.

Enfin, cela regardait les officiers du bureauarabe.

Le lieutenant Cayatte ne parut pas s’eninquiéter&|160;; il déploya son peloton en tirailleurs, et, cinqminutes après, les six cavaliers qui nous observaient du vergerétaient démontés. Nous avons appris par la suite que deux étaientmorts de leurs blessures&|160;; les autres gagnèrent leur ligne deretraite, emportant les blessés.

Ainsi commença le combat.

Et maintenant représente-toi le premierpeloton qui remonte à cheval et part au galop&|160;; les Kabylesrépandus dans les blés, qui se lèvent et font feu sur eux, tout ense retirant à grands pas&|160;; la charge qui passe à travers leverger et gagne le haut de la colline&|160;; nous en bas, en lignede bataille, impatients de partir, et derrière nous les officiersdu bureau arabe, en train de haranguer nos contingents, pour lesdécider à passer le Sébaou.

Le cavalier Ali, du bureau arabe, ne faisaitque passer et repasser la rivière, pour leur montrer qu’ellen’était pas profonde&|160;; mais ces braves gens, toujours graveset solennels, n’avaient pas l’air de le voir ni de l’entendre,lorsqu’une balle vint frapper son cheval juste au milieu du frontet l’étendit mort dans le courant.

Alors nos bons amis poussèrent de grands criset se précipitèrent dans l’eau, pour attraper l’un la bride etl’autre la selle de la bête.

Ali gagna le bord et vint nous rejoindre à laréserve.

Pendant ce temps, le premier peloton avaitatteint aux deux tiers de la colline&|160;; les coups de fusilredoublaient.

Tout à coup, nous vîmes déboucher en arrièredu premier peloton, à droite, une colonne serrée de Kabyles, legrand étendard jaune et vert déployé. Ils se dépêchaientd’accourir, pour couper la retraite à nos camarades.

Le lieutenant Aressy vit le danger.

–&|160;Pas une minute à perdre, dit-il&|160;;sabre à la main, en avant&|160;!

Et nous partîmes comme des forcenés.

Quelques instants après, nous arrivions auverger. Là nous enfilâmes un petit ravin, où l’on ne pouvait passerqu’un à un, et nous débouchâmes dans les blés, juste en face desKabyles, qui ne nous attendaient pas et se mirent précipitamment enretraite.

Nous poursuivîmes notre charge jusqu’aupremier tiers de la colline, près de trois ou quatre vieillesmasures, où venait aboutir une haie de cactus haute et profonde,coupant la colline en écharpe.

–&|160;Voyons, les bons tireurs, pied àterre&|160;! s’écria le lieutenant.

Aussitôt je sautai de mon cheval, je remis labride à l’élève trompette Lecomte, et je lui demandai sonchassepot. Puis j’enfilai la ruelle, où passait un petit ruisseauplein de grosses pierres tachées d’énormes gouttes de sang&|160;;c’est par là que les Kabyles avaient emporté leurs blessés.

Il y avait au bout de la ruelle un champ deblé. Je vis auprès de moi le brigadier Péron, mon ordonnanceCoppel, les vieux chasseurs Audot et Ramadier&|160;; nous mîmesgenou à terre dans les blés pour commencer le feu.

Deux ou trois chasseurs à cheval, de l’autrecôté de la haie, derrière nous, tiraient aussi par-dessus lescactus. Le lieutenant Aressy, tout riant, sur son petit chevalrouge, le sabre à la main, nous indiquait les directions&|160;:

–&|160;À droite du champ… en voici deux qui seglissent… Attention&|160;!…

Mais ils arrivaient toujours plus serrés, enrampant, et tout à coup le lieutenant cria&|160;:

–&|160;Tout le monde à cheval&|160;!… Allons…allons… dépêchons-nous, ils vont nous tourner&|160;!

Moi, je dis aux tirailleurs&|160;:

–&|160;Repassons la haie&|160;!

Mais j’arrivais à peine de l’autre côté, quepresque tout notre monde partait. L’élève trompette Lecomtecommençait à filer, avec mon cheval en main. Je le rappelaifurieux. Il me passa la bride et partit au galop.

J’entendais les Kabyles courir et s’appeler.Mon cheval, voyant que tous les autres partaient, était d’uneimpatience dangereuse. Je voulais monter&|160;; comme le terrainétait en pente, et que le côté montoir se trouvait sur la penteau-dessous, je ne pouvais m’enlever&|160;: ma selle tournait, moncheval se dressait pour partir.

J’entendais les Kabyles arriver.

Enfin je passai du côté hors montoir, jeramenai ma selle, et la bretelle du fusil au cou, le sabre entreles jambes, je montai.

Il était temps&|160;!

Je lâchai les rênes, et le cheval partit commela foudre. Les Kabyles, à vingt pas, avaient cru me prendrevivant&|160;; ils auraient pu me tuer cent fois à coups defusil&|160;; leur haine, leur espoir de vengeance m’avaientsauvé.

Mon cheval, suivant les autres de l’œil,filait sur le flanc de la colline, au milieu d’une grêle deballes.

Je parcourus ainsi environ huit cents à millemètres, et j’atteignis le bord d’un immense talus&|160;; au-dessouss’étendait une plaine&|160;; un filet d’eau, légèrement encaissé,passait au bas&|160;; et derrière le ruisseau, dans les tamaris,nos chasseurs du premier et du second peloton, déployés entirailleurs, attendaient, prêts à tirer.

En arrivant au bord de ce talus, je vis lebrigadier Péron couché sous son cheval, dont il ne pouvait sedégager la jambe. Je lui criai&|160;:

–&|160;Péron, sauve-toi, les Kabyles mesuivent.

Alors, faisant un effort, il retira sajambe&|160;; mais le fourreau du sabre était aussi pris sous lecheval, il ne pouvait le tirer de là. Je lui dis&|160;:

–&|160;Lâche ton ceinturon… laisse tonfourreau…

Ce qu’il fit bien vite. Puis il descenditquatre à quatre, tenant son fusil d’une main et la lame du sabre del’autre.

Nous n’étions pas au bas du talus que lesKabyles paraissaient au haut. Heureusement nos chasseurs reçurentles premiers à coups de fusil, ce qui nous permit de rejoindre ledétachement.

À peine arrivés au milieu de nos camarades, jemis pied à terre pour resseller mon cheval et rétablir un peul’ordre de mon équipement. – Le lieutenant Aressy vint me serrer lamain&|160;; il était heureux de me revoir.

Nous allâmes aussitôt nous reformer enbataille dans le lit desséché de la rivière, et là nous reconnûmesavec peine que le vieux chasseur Audot avait disparu, ainsi queRamadier, de notre peloton&|160;; le chasseur Joseph, du premierpeloton, avait une balle dans la cuisse.

Péron prit le cheval de Ramadier, qui venaitde rejoindre.

Les Kabyles faisaient mine de vouloir nouspoursuivre. Le cavalier noir, pour les entraîner, descendit mêmejusqu’au pied de la montée, et là nous envoya bravement son coup defusil&|160;; puis il se retira tranquillement au pas, rejoindre sesgens. Les balles pleuvaient autour de lui, soulevant lapoussière&|160;; nous ne pûmes le toucher.

Voilà ce qui s’appelle un fier soldat&|160;;personne ne le disait, mais nous le pensions tous.

Pendant cette fusillade, nos chasseurs sedemandaient des cartouches les uns aux autres, et l’on reconnutavec stupeur qu’il n’en restait que trois paquets audétachement.

Ce n’était pas gai, à vingt kilomètres deTizi-Ouzou&|160;!

Encore si les Kabyles avaient osé se hasarderen plaine, nous aurions pu les charger le sabre à la main, mais ilsse tenaient sur les hauteurs.

Nous repassâmes donc la rivière, et nousrejoignîmes nos fameux contingents, auxquels on avait distribué descartouches. Une sorte de satisfaction intérieure éclatait dansleurs yeux&|160;; par bonheur, ils ne se doutaient pas que lesmunitions nous manquaient, car ils nous seraient tombés sur le dos,j’en suis sûr.

Nous n’avions rien de mieux à faire que deretourner à Si-Kou-Médour, et c’est ce que nous fîmes. Deux heuresaprès, nous étions à notre point de départ&|160;; les chevaux,débridés et déchargés, mangeaient leur ration d’orge, la musette aunez, à la même place où nous bivouaquions le matin&|160;; leshommes faisaient la soupe&|160;; et à six cents mètres en avant, ducôté de l’ennemi, se voyait un de nos chasseurs en vedette.

Nous passâmes la nuit au même endroit. Vers lesoir, au coucher du soleil, arriva un mulet chargé de cartouches,que nous envoyait le commandant du cercle, Leblanc. On se couvritd’une grand-garde&|160;; l’ennemi n’était pas loin, il avait dûnous suivre. Et toute cette nuit, en rêvant aux camarades restéslà-bas, derrière les cactus, j’entendais les chacals crier ets’appeler bien plus encore que la veille&|160;; comme j’en faisaisla remarque au vieux spahi Abd-el-Kader, il me répondit que c’étaitle cri de ralliement des Kabyles.

Combien de tristes réflexions je fis alors, ensongeant qu’il ne s’en était fallu que d’une minute pour avoir matête dans le même sac que celles du brave Ramadier et du vieilAudot. Je me demandais comment ils avaient été pris&|160;; Audotsans doute était tombé mort dans les blés, où je ne l’avais plusvu&|160;; Ramadier avait couru jusqu’au bout de la haie, pensants’échapper par les vieilles masures, et là les Kabylesl’attendaient. Mes idées n’étaient pas réjouissantes.

Le jour parut enfin&|160;; on releva lagrand-garde, on fit un brin de pansage. Nos gueux d’auxiliaires,qui ne nous avaient pas encore tout à fait abandonnés, setrouvaient au milieu de nous. On parlait de renforts qui devaientnous venir de Tizi-Ouzou, de chasseurs à pied, d’artilleurs,etc.&|160;; un spahi soutenait même qu’ils étaient à deuxkilomètres au delà de l’Oued-Aissi.

Nos amis Kabyles, assis en rond par groupes,prêtaient l’oreille. Et voilà qu’un coup de fusil part, personnen’a jamais su d’où ni comment&|160;; le sous-lieutenant Aressy, quiregardait tranquillement manger ses chevaux, les mains croisées surle dos, pousse un cri&|160;: il venait de recevoir par derrière uneballe qui lui traversait l’os où s’emboîte la cuisse et qui luipénétrait jusque dans le ventre.

Figure-toi l’indignation des chasseurs&|160;;les Kabyles ne disaient rien.

–&|160;Goguel, me cria le lieutenant Cayatte,en se tournant de mon côté, cherchez le médecin àTizi-Ouzou&|160;!

Je montai vite à cheval et je partis augalop.

Après avoir traversé l’Oued-Aissi, j’aperçusdans le lointain, sur la route, des chasseurs à pied et desartilleurs&|160;; mais ce n’était pas le moment de leur donner nide leur demander des nouvelles.

En arrivant au bordj, j’appris que le vieuxcommandant Leblanc était relevé de son commandement et remplacé parM.&|160;Letellier, un jeune chef de bataillon du 1erzouaves. Je me transportai près de lui, pour lui rendre compte dece qui venait d’arriver. Il me fit quelques questions, puis ildonna l’ordre au médecin de partir, et en même temps de faireatteler une charrette pour ramener le blessé.

Je redescendais au village, laissant respirermon cheval, lorsque je fis la rencontre du vieux sergent Deveaux,adjoint à l’instituteur de Tizi-Ouzou, qui montait au bordj, ets’empressa de me raconter que soixante-six chasseurs à pied, armésde chassepots, sous la conduite de deux officiers, étaient arrivésle matin même, à la destination du fort National, avec trentesoldats du train et vingt-quatre ouvriers de la 10ecompagnie d’artillerie, commandés par le maréchal des logisErbs&|160;; mais que depuis notre défaite, toute la tribu desBeni-Raten s’étant soulevée, ce détachement resterait àTizi-Ouzou&|160;; que le commandant du fort National étaitégalement relevé de ses fonctions et remplacé par le colonelMarchai, lieutenant-colonel au 4e régiment de chasseursd’Afrique, lequel n’avait pas voulu compromettre son petitdétachement et s’était engagé seul, sur une mule, à traversl’insurrection.

–&|160;Il doit être à cette heure au fort, ditle sergent, à moins qu’il n’ait eu le cou coupé en route.

Après m’avoir raconté cela, Deveaux medit&|160;:

–&|160;Je vous quitte, car, vous le voyez,tout notre monde se rend au bordj&|160;; toute la Kabylies’insurge, bientôt nous serons assiégés. Le père Colombani,l’instituteur, a déjà mené sa vache là-haut, mais sa femme et sesenfants sont encore à la maison d’école, en train de toutdéménager&|160;; voici les deux chères sœurs qui viennent avec degros paniers, et les hommes de M.&|160;le curé, avec ce qu’il y ade plus précieux. Le père Thibaud, du café des officiers, emballeses bouteilles, et là-bas, le boucher Louis, avec sa petite voitureet sa mule, monte au trot&|160;; il a déjà fait au moins sixvoyages.

–&|160;Allons, dis-je au sergent, je vois quevous êtes tous des peureux, les Kabyles n’oseront jamais venir sousle canon de la place.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! maréchal des logisGoguel, je n’ai pas toujours été détaché instituteur adjoint&|160;:j’ai vingt-trois ans de service&|160;; j’ai suivi le 1erzouaves dans plus d’une expédition, et je connais ces gens-là mieuxque vous&|160;; en 1857, ils nous ont donné du fil à retordre, etdéjà bien avant ils avaient bloqué le colonel Beauprêtre dans levieux bordj. Beauprêtre… ah&|160;! quel homme&|160;!… C’est lui quisavait prendre les Kabyles, et qui n’épargnait pas leurstêtes&|160;; aussi tous le respectent encore et disent&|160;:«&|160;C’était un brave&|160;!&|160;» Quel homme&|160;! quelhomme&|160;!… Avec trente chasseurs, dans le vieux bordj, il les atenus en échec.

Le sergent allait me raconter cette histoire,mais j’étais pressé.

–&|160;Vous me raconterez cela plus tard, luidis-je, il faut que je parte. Au revoir… à bientôt&|160;!

Et je poursuivis mon chemin.

Deux kilomètres plus loin, je rencontrai leschasseurs à pied, les soldats du train et les artilleurs quirevenaient en allongeant le pas&|160;; je pressai l’allure et jerejoignis notre détachement.

Tout le monde était à cheval. Le maréchal deslogis Brissard faisait l’appel&|160;; les contingents kabylesautour de nous, appuyés sur leurs longs fusils, nous regardaientd’un œil sombre&|160;; l’appel fini, le lieutenant Cayatte allumantsa pipe, dit&|160;:

–&|160;Tout le monde est présent.

Il nous fit rompre par deux, et nous défilâmesdevant nos bons amis, dont les figures basanées et les yeux noirsn’exprimaient pas positivement une grande tendresse pour nous.Brissard était en avant, moi au centre, Ignard àl’arrière-garde.

Un instant avant de partir, comme Brissardpassait près de moi, je lui dis&|160;:

–&|160;Tu vois ces gens-là&|160;; ce matin ilsétaient nos amis, à ce que disaient les cavaliers du bureau arabe,maintenant ils sont avec les insurgés… Gare au défilé&|160;!… S’ilsen ont le courage, en se voyant dix contre un et des cartouchesplein leur sac, ils feront sur nous une décharge générale&|160;;pas un homme du détachement n’en réchappera&|160;!

–&|160;Tu penses à cela, Goguel, me dit-il enclignant de l’œil&|160;; eh bien&|160;! j’y pensaisaussi&|160;!

Après le commandement de marche, pour gagnerla route il fallait sauter un petit fossé. Le lieutenant se mit àla queue de la colonne. Brissard passa le premier&|160;; puis lesdeux trompettes, puis les deux chevaux de bât, puis tous leschasseurs sautèrent l’un après l’autre. Au delà du fossé, onfaisait halte pour reformer les rangs. Il ne restait plus qu’unchasseur et le lieutenant.

Nous tournions le dos aux Kabyles. J’avaisfait face en queue, par un mouvement instinctif. Comme le dernierchasseur, Katterling, un jeune Alsacien, allait sauter, son chevalfit un faux pas, il tomba dans le fossé&|160;; le lieutenant restaseul de l’autre côté. Katterling se releva, remonta sur soncheval&|160;; et le lieutenant, passant le dernier, commanda denouveau&|160;:

–&|160;Marche&|160;!

Les Kabyles n’osèrent pas bouger.

Deux heures après, nous rentrions dansTizi-Ouzou, trompettes en tête, ayant laissé à la ferme Berton, àtrois kilomètres de la place, le maréchal des logis Ignard et huithommes, pour garder la route.

Tout le village montait au bordj derrièrenous, pleurant, criant, emportant lits, paillasses, meubles,provisions&|160;; je n’ai jamais vu pareille scène dedésolation.

Nous autres, nous mîmes nos chevaux au piquetdans la cour, et chacun regagna le casernement qu’il avait quittédeux jours auparavant.

Le soir, vers neuf heures, par une nuit trèsobscure, le commandant supérieur Letellier envoya un exprès porterl’ordre au maréchal des logis Ignard de se rapprocher avec seshommes et de garder la route à partir de la fontaine romaine, quise trouve à cinq cents mètres du bordj, sur le chemin que nousvenions de suivre.

La nuit fut tranquille.

Le lendemain matin, le lieutenant Cayatte meprit avec trente hommes, pour aller faire une reconnaissance sur laroute de Si-Kou-Médour&|160;; en passant près d’Ignard, il luidonna l’ordre de rentrer, puis nous poussâmes notre pointe jusqu’àla ferme Berton&|160;; là, nous ne vîmes rien de nouveau. Nousrevînmes donc sur nos pas, en prenant l’ancienne route, qui tourneprès de la gendarmerie et passe par le cimetière arabe.

Le lieutenant monta sur une éminence à gauchequi domine la vallée, et, ne voyant rien, nous redescendîmes encoupant la route, pour gravir une autre colline, en face deTizi-Ouzou, celle où se trouvait une redoute en 1857.

Le lieutenant, ayant jeté un coup d’œil, medit&|160;:

–&|160;Goguel, vous allez rester ici avec dixhommes, dont un brigadier. Vous mettrez trois vedettes, l’uneregardant du côté de la Mâatka, l’autre la vallée du Sébaou, et latroisième le pied de la montagne où se trouve le maraboutDubelloi.

Puis il partit avec le restant des hommes, enme recommandant, dans le cas où je verrais quelque chosed’extraordinaire, d’envoyer le brigadier prévenir lecommandant.

Vers dix heures, comme je fumaistranquillement ma pipe, regardant d’un côté, puis de l’autre, toutà coup des Arabes traversent la rivière et s’approchent de lamaison du cantonnier&|160;; ils en enfoncent la porte, et deuxminutes après le feu se met à danser sur le toit. Les gueux étaienthors de portée.

Ils ressortent et courent à la fermeBerton&|160;; malgré tout, je ne pus m’empêcher de leur envoyerquelques balles, mais elles n’arrivaient pas jusque-là. Bientôt laferme commence à brûler&|160;; le toit s’affaisse, il ne reste plusque les quatre murs.

Nous regardions cela, les bras croisés, nepouvant rien y faire, quand d’un autre côté, du fond de la gorge,et se dirigeant vers les Mâatka, s’avance une longue file deburnous blancs, conduisant des mules par la bride. C’était le corpsd’armée du caïd Ali, qui se rendait de tribus en tribus, pour lessommer de se joindre à l’insurrection si elles ne voulaient pasêtre brûlées.

Naturellement, par ce moyen, le nombre desinsurgés allait grandir de minute en minute. Les étendards jauneset verts marchaient devant. Le commandant Letellier leur fit lancerquelques obus, qui les forcèrent de se rapprocher de la montagne,mais le défilé n’en continua pas moins.

À la nuit tombante, le maréchal des logisIgnard vint me chercher avec mes dix hommes, et nous abandonnâmesla position.

Nous n’étions pas rentrés, que les pillardsremplissaient déjà le village arabe&|160;; puis ils envahirent levillage européen, abandonné depuis la veille. Le commandantsupérieur fit aussitôt partir les miliciens, appuyés de quelqueschasseurs à pied, pour les déloger&|160;; une fusillade assez vives’engagea. Il y eut plusieurs Kabyles de tués&|160;; mais il envenait d’autres, il fallut se replier&|160;; et peu d’instantsaprès, vers dix heures, le feu se déclara dans le village, d’abordà la maison du jardin militaire, au pied du bordj, en face del’hôpital, puis au magasin à orge, puis à la gendarmerie, puisenfin dans toutes les maisons, qui brûlaient au milieu de la nuitcomme des allumettes. Tout était en flammes et le ciel plein demilliards d’étincelles. On entendait le craquement des toits,l’écroulement des murs&|160;; et dans les rues, où passaient leslueurs de l’incendie, on voyait courir les grands manteaux blancs,la torche au poing. Les pauvres gens du village, réfugiés dans lefort, regardaient s’en aller en fumée ce qu’ils avaient amassé avectant de peine&|160;; c’était horrible&|160;!

Quelques coups de canon furent tirés pourbalayer ces misérables, mais à quoi bon&|160;? La nuit, on tire auhasard.

Ce soir même, les tuyaux de la fontaine furentcoupés&|160;; il ne nous restait plus que les citernes.

Le lendemain, dimanche, 16 avril, lecommandant Letellier déclara l’état de siège, il institua la courmartiale et régla tous les postes et services. Nous étions bloquéset privés de toute voie de communication.

Le commandant fit hisser sur le vieux bordj ledrapeau de la France&|160;; il prit les clefs des citernes etdistribua les rations de la manière suivante&|160;: les hommes unlitre et demi d’eau par jour, les femmes et les enfantsdemi-ration, les chevaux cinq litres. – La moitié de la garnisondevait toujours monter la garde aux créneaux et l’autre être deréserve.

L’état de la garnison était alors&|160;: 104mobilisés de la Côte-d’Or, avec un capitaine, un lieutenant, unsous-lieutenant&|160;; cinquante-sept chasseurs d’Afrique,commandés par le lieutenant Cayatte&|160;; soixante-six chasseurs àpied, commandés par le capitaine Truchy et le lieutenantMasso&|160;; une cinquantaine de soldats du 1er régimentdu train, commandés par le lieutenant Valé&|160;; vingt-quatreouvriers d’artillerie, de la 10e compagnie, commandéspar le maréchal des logis Erbs&|160;; puis la milice duvillage&|160;: quarante hommes, commandés par le capitaineTibaud.

Les habitants du village européen encombraientle bordj&|160;; le commandant supérieur eut beaucoup de peine àcaser tous ces ménages – les logements séparés étaient rares –, ilfallait en mettre partout, dans les casernes, dans les pavillons dugénie, de l’artillerie, du bureau arabe.

Nous avions aussi avec nous une quinzained’Arabes surpris par l’insurrection, et les spahis commandés par lebrigadier Abd-el-Kader Soliman.

Tout cela demandait des vivres et del’eau.

Par bonheur, le troupeau d’un fournisseur dufort National avait été forcé de se replier sur la place&|160;; aumoment du soulèvement, le berger n’avait pas trouvé d’autrerefuge&|160;; son troupeau se composait de vingt bœufs. Il y avaitde plus les vaches et le bétail des particuliers&|160;; dans tousles coins et recoins du bordj, jusqu’au fond des prisons, on avaitlogé ces animaux, avec le peu de foin et de paille qu’il avait étépossible de sauver.

Le mardi, 18 avril, nous entendîmes tonner lecanon du fort National&|160;; les Arabes nous serraient de trèsprès.

Nous n’avions pu garder le redan de la portedu bureau arabe, à cause de son étendue&|160;; cette porte restaitdonc condamnée&|160;: elle était en bois plein jusqu’à un mètre etdemi environ de hauteur, le dessus en lattage, et le génie avaitfait construire derrière un mur en pierres sèches.

Le redan de la porte de Bougie nous restajusqu’à la fin, parce que le commandant Letellier s’était dépêchéde faire construire en avant des épaulements et des retranchements,où les sentinelles se trouvaient à couvert.

Comme artillerie, nous n’avions que des piècesà âme lisse, deux obusiers de quinze, trois obusiers de quatre etdeux petits mortiers, ordinairement appelés crapauds.

Les Kabyles, voyant de loin que la porte dubureau arabe n’était pas gardée au dehors, espérèrent s’en rendremaîtres&|160;; ils se mirent aussitôt à l’ouvrage, et, dès lapremière nuit, en traçant leurs chemins couverts, ils avaient faitd’assez forts remblais pour attirer l’attention du commandant. Ilspoursuivirent leur travail les nuits suivantes avec la mêmeardeur.

Le jour, c’était une fusilladecontinuelle&|160;; ils tiraient dans la place au tir plongeant.Puis, reconnaissant qu’ils avaient eu tort de brûler le villageeuropéen avant de le piller, toutes les nuits on ne les entendaitplus que démolir les maisons, pour en emporter les poutres, lesfenêtres, les portes à moitié consumées et jusqu’aux tuiles.Quelquefois ils n’étaient pas d’accord sur le partage, alors lescoups de bâton roulaient.

Comme les colons de Tizi-Ouzou avaientensemencé les terrains vagues autour de la place, en vue d’enconsacrer les récoltes à secourir les victimes de la guerre contrela Prusse, les blés, les orges, les fèves foisonnaient jusqu’aupied des remparts. Ces cultures ont beaucoup contrarié ladéfense&|160;; les Arabes se glissaient là-dedans et poussaientl’audace jusqu’à venir, la nuit, au pied du mur, insultergrossièrement en français M.&|160;le curé, les chères sœurs, lesgens mariés, nous menaçant tous de nous couper le cou dans quatreou cinq jours, et nous invitant à nous apprêter. Allez donc tirer,dans la nuit noire, sur des gens étendus dans les hautes herbes,c’était impossible.

Tout cela n’aurait encore été que de laplaisanterie, sans la soif terrible qui s’approchait&|160;; la soifest ce que je connais de pire au monde.

Nous souffrions déjà beaucoup avec notre litreet demi d’eau, dont un quart pour le café, un quart pour boire à lamain, et le reste pour la soupe&|160;; c’était déjà fort, quand onréduisit la ration à un litre par homme, et celle des chevaux àtrois litres.

Jamais tu ne pourras te faire l’idée d’uneprivation pareille&|160;; je ne parle pas seulement des hommes,mais encore des animaux.

Si tu avais vu nos bœufs errer dans la courdes prisons arabes et dans le bordj, poussant des mugissementssourds, qui ne sortaient qu’avec peine de leurs entraillesdesséchées&|160;; si tu les avais vus, la tête basse, les yeux horsde la tête, les naseaux arides, aller ainsi comme de vieillescarcasses, tu aurais frémi&|160;; leur chair, quand on les tuait,était plus rouge que du jambon. Et les moutons, les chèvres, ilfallait les voir avaler jusqu’aux feuilles de papier, et nous, noustous, avec nos figures noires de crasse, car tu penses bien qu’onne se lavait plus, il fallait aussi nous voir&|160;!… On avaitpitié de soi-même en se regardant&|160;; on se sentait comme unmasque de plâtre sur la face.

Voilà ce qui s’appelle un supplice&|160;; etquelle rage cela vous donnait contre ceux qui vous réduisaient àcet état&|160;! Mais ils étaient plus de cent contre un&|160;;d’autres passaient par milliers, hors de portée du canon&|160;; ilsgardaient toutes les routes, tous les défilés.

Pendant la nuit, au milieu du grand silence,nous les entendions forger je ne sais quoi dans l’église deTizi-Ouzou. Le matin, lorsqu’ils regagnaient leurs retranchementset se distribuaient les postes, le commandant Letellier ne perdaitjamais l’occasion de leur envoyer quelques obus&|160;; mais durantle jour, au moment où la grande chaleur du soleil pesait sur lebordj, tout restait paisible&|160;; ils avaient résolu, les gueux,de nous réduire par la soif et la famine.

Je suis sûr que des Arabes ou d’autrestraîtres enfermés avec nous dans la place les tenaient au courantde ce qui s’y passait&|160;; cela parut clairement le 22 avril.

Ce jour-là, quelques instants avant midi,toute la garnison fut prévenue qu’à midi juste aurait lieu unesortie, pour détruire les ouvrages inquiétants des Kabyles à laporte du bureau arabe. On avait bien fait de ne nous prévenir qu’àla dernière minute, car à peine l’ordre donné, l’ennemi savaitnotre intention.

Il n’était pas prêt à nous recevoir, il luifallait du temps pour appeler des renforts. Aussitôt on annonçaqu’un parlementaire kabyle se présentait à la porte deBougie&|160;; il tenait à la main un roseau, garni au bout d’unefeuille de papier écolier.

–&|160;Qu’on le laisse entrer&|160;! dit lecommandant, qui tout d’abord avait deviné la manœuvre.

C’était un vieux Kabyle à barbe grise, faisantle saint homme, l’ami de la paix&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que tu veux&|160;? luidemanda le commandant au milieu des officiers.

L’autre alors dit qu’il avait obtenu de sescompatriotes qu’avant de livrer l’assaut, on proposerait aucommandant de capituler, et que s’il y consentait, la garnison, lesfemmes et les enfants seraient conduits sains et saufs àDellys.

–&|160;Tu te moques de moi&|160;! s’écria lecommandant. Je vais te montrer comment nous capitulons.

Puis, s’adressant au brigadier degendarmerie&|160;:

–&|160;Vous allez me garder ce parlementaire àvue, dit-il&|160;; nous reprendrons la conversation plus tard.

Et tout aussitôt, le sabre au côté, lerevolver à la main, la longue-vue sous le bras, il prit lecommandement des troupes déjà rangées derrière la porte.

Moi, j’étais avec douze hommes sur le bastiondu bureau arabe&|160;; Ignard, avec le même nombre, sur celui dugénie&|160;; la porte se trouvait entre nous deux.

Le lieutenant Cayatte et le maréchal des logisBrissard, avec quinze chasseurs, devaient rester en réserve à laporte de sortie. Ignard et moi, les fusils dans les créneaux, nousdevions protéger la retraite. Le maréchal des logis Erbs, avec unobusier de 15, envoyait des boîtes à mitraille sur le village, pourempêcher les Arabes d’arriver au secours des leurs de ce côté.

Les troupes composant la sortie étaient deschasseurs à pied, des mobilisés&|160;; quelques soldats du train etla milice, avec des pioches, pour détruire les ouvrages desKabyles. Un petit obusier de quatre, manœuvré par cinq artilleurset un brigadier, devait appuyer l’attaque.

Naturellement, le garde du génie avait eu soinde faire enlever la muraille en pierres sèches construite contre laporte&|160;; tout à coup elle s’ouvrit et nos hommes s’élancèrentau pas de course. Les Kabyles, dans leurs ouvrages, n’étaient pas àplus de vingt mètres.

Aussi longtemps que je vivrai, j’aurai cespectacle sous les yeux&|160;:

–&|160;Haïe&|160;!… Haô&|160;!… Haô&|160;!…criaient nos soldats.

À six pas en avant des premiers, couraitM.&|160;Goujon, l’interprète&|160;; il tenait son fusil en joue ettua le premier Arabe qui se levait de la tranchée&|160;; je le visensuite sauter dans les chemins couverts&|160;; sa crosse en l’airne faisait que monter et s’abattre. Le capitaine Truchy le suivaitde près&|160;; puis tous les chasseurs à pied, la baïonnette enavant. C’étaient des cris, des hurlements de rage sans fin, làdevant nous, sous les créneaux, des malédictions à nous fairedresser les cheveux sur la tête.

Les Arabes après avoir soutenu l’orage uneminute, lâchèrent pied&|160;; leurs blessés, se traînant à quelquespas, finissaient par tomber. Ce fut même quelques jours après lacause d’une infection épouvantable&|160;; l’un de ces hommes étaittombé à quelques pas du redan, il pourrit sur place, parce que niles Arabes ni nous, nous ne pouvions l’enlever&|160;; les chiens etles chacals le dévorèrent à notre vue, se disputant ses lambeaux etles traînant de tous côtés.

Mais, pour en revenir à la sortie, au bout dequelques instants, du haut des créneaux nous vîmes arriver unevéritable avalanche d’Arabes, il en venait par milliers, malgré lamitraille&|160;; on aurait dit qu’ils sortaient de dessousterre&|160;; notre fusillade, dont chaque coup portait dans lamasse, semblait même exciter leur fureur. Le commandant s’enaperçut, il donna le signal de la retraite&|160;: tout rentraprécipitamment et la porte se referma.

La milice et les soldats du train avaientrenversé les épaulements de leurs chemins couverts&|160;; le butprincipal de la sortie était atteint. Mais tout le restant de cejour et la nuit suivante personne ne ferma l’œil.

–&|160;Attention&|160;!… Et tout le monde auxcréneaux&|160;! avait dit le commandant Letellier.

Il avait bien raison, car nous étions aumilieu d’un cercle de Kabyles qui ne se possédaient plus derage&|160;; partout, dans toutes les directions, se dressaientleurs drapeaux. Je n’aurais jamais cru que les Kabyles fussent enaussi grand nombre. Nous nous attendions à les voir d’une minute àl’autre se précipiter à l’assaut, mais ils reçurent sans doute deleurs chefs l’ordre d’attendre une occasion plus favorable&|160;;et puis ils espéraient nous réduire par la soif.

Leur exaltation tomba pendant la nuit&|160;;ils avaient éprouvé de grandes pertes&|160;! Les nôtres furent d’unchasseur à pied, resté malheureusement entre leurs mains, et d’unvieux brigadier d’artillerie, blessé à la tête et qui mourut àl’hôpital. Le sergent-major Martin fut aussi mordu au pouce trèsgrièvement par un Kabyle.

C’est à partir de ce jour que les chevauxcommencèrent à périr&|160;; on ne savait plus où lesenterrer&|160;; un grand trou, qu’on avait fait derrière lapoudrière, était comble. Outre les chevaux, nous avions aussi lebétail qui n’en pouvait plus.

Je crois voir encore le vieux maître d’écoleColombani, tout petit, tout ratatiné dans sa capote noire râpée,son vieux chapeau gris sur la nuque, arriver à la cantine, suivi desa vache et de son veau, qui ne le quittaient jamais&|160;; jel’entends nous dire d’une voix plaintive&|160;:

–&|160;Ah&|160;! messieurs les maréchaux deslogis, ayez pitié de ma pauvre vache&|160;! c’est tout notre bien…Qu’est-ce que nous deviendrions, ma femme, mes filles et moi, sansnotre vache, mon Dieu&|160;!… Un peu d’eau, je vous prie… Voyezcomme elles me suivent, les pauvres bêtes&|160;!

Tu penses s’il était bien reçu&|160;; rien quede l’entendre nous demander de l’eau, l’indignation nous prenait,nous l’aurions jeté volontiers par la fenêtre.

Ce pauvre vieux grimpait tous les jours surles petits platanes de la place, dont il arrachait les feuillespour sa vache. Les Kabyles, le voyant de loin, tiraient dessus, lesballes sifflaient dans les branches, mais il n’y prenait pasgarde&|160;; on avait beau lui crier de descendre, il ne vousécoutait pas.

Le brave homme a fini par sauver sa vache etson veau&|160;; il le méritait bien&|160;!

Je me rappelle aussi de ce temps une scènesingulière et même touchante. Un entrepreneur du génie, dont le nomne me revient pas maintenant, avait une trentaine de bourricotsdans le bordj&|160;; les malheureux ânes n’avaient pas bu depuisquelques jours, aussi figure-toi si leurs oreilles pendaient, s’ilstiraient la langue. C’était une vraie pitié&|160;!

Enfin, comme ils commençaient à crever, et quec’aurait été du travail pour les enterrer, on décida qu’il valaitmieux les lâcher à la grâce de Dieu. Ils étaient tous marqués aufer rouge sur la fesse, et l’entrepreneur pensa sans doute quec’était la meilleure chance de les sauver et de les ravoir, si nouséchappions de notre triste position.

Je me trouvais justement au redan de la portede Bougie, quand on les amena tous à la file, pour leur donner laclef des champs. Ils ne se tenaient plus debout, et l’on eut millepeines à leur faire comprendre ce dont il s’agissait&|160;; ils nevoulaient pas monter sur le talus&|160;; il fallut les pousser parderrière, l’un après l’autre&|160;; mais à peine avaient-ils vu lacampagne, que leurs grandes oreilles se redressaient et qu’ils semettaient à trottiner vers la fontaine, comme des lièvres&|160;;l’odeur de l’eau les attirait de plus d’un kilomètre.

En les voyant défiler ainsi, tout joyeux etranimés, nous aurions bien voulu pouvoir les suivre.

Mais revenons à des choses plus sérieuses.

Depuis le malheur de mon pauvre lieutenantAressy, je n’oubliais pas d’aller le voir chaque jour à l’hôpital.Il me serait bien difficile de te donner une idée de cette petitechambre blanchie à la chaux, de ce lit malpropre et de cette odeurpresque insupportable. L’eau manquait pour laver les bandages,c’est tout dire&|160;!

Et puisqu’on représente toujours le long desrues, à tous les coins de Paris et d’ailleurs, les chères sœurs etmonsieur le curé assis auprès du lit des malades, et secourant lesblessés sur le champ de bataille, je déclare que ceux de Tizi-Ouzoune s’y trouvaient jamais et qu’ils restaient prudemment dans leurcoin, chose connue de toute la garnison et de tous les habitants dubordj, qui ne viendront pas dire le contraire.

Il faudrait pourtant tâcher de mettre lesactions un peu d’accord avec les peintures, et ne pas faire leverles épaules des gens par de semblables comédies.

À cause de cet isolement, mon bon et bravelieutenant, autrefois si gai, l’air si riant, était tout abattu.Mon Dieu&|160;! qu’il me faisait de peine, et qu’il était contentde recevoir quelques nouvelles du dehors&|160;!

Souvent il bouillonnait et s’indignait d’êtrecloué là.

–&|160;Voyez la fatalité, mon cher Goguel,disait-il&|160;; être réchappé de Sedan, avoir assisté à cettefameuse charge, où le régiment s’est si bien montré… et venir iciattraper bêtement une balle au bivouac, après une action… Ah&|160;!si je l’avais seulement reçue en pleine poitrine, au moins jeserais mort&|160;!

Alors l’émotion le gagnait, il ne pouvaits’empêcher de pleurer.

Tout cela, tu le penses bien, ne vousembellissait pas l’existence, et souvent je me disais que si noussortions de ce trou, les Kabyles en verraient de dures&|160;; jeserrais la poignée de mon sabre, en pensant&|160;:

«&|160;Malheur à vous quand sonnera lacharge&|160;! Vous me payerez tout ce que nous souffrons&|160;;vous me le payerez cher&|160;!&|160;»

De leur côté, les gueux se faisaient sansdoute des réflexions semblables&|160;; chaque matin je les voyaisle nez en l’air, dans leurs tranchées&|160;; ils aiguisaient leursflissas, comme pour nous dire&|160;:

«&|160;Apprêtez votre cou&|160;! Voici ce quivous attend&|160;! Vos citernes doivent être bientôt vides… lemoment approche où nous vous ferons passer le goût dupain&|160;!&|160;»

Nous touchions alors au mois de mai, tous lesjours il faisait plus chaud que la veille&|160;; et dans notrebordj, entre neuf heures du matin et cinq heures du soir, quand lesoleil d’Afrique passait au-dessus de nos murs blancs, sans verdureet sans ombre, nous desséchions sur pied. Rien ne bougeait&|160;;nos spahis mêmes qui supportent mieux la soif que nous, restaientassis, les jambes repliées, la tête penchée, tout rêveurs.

Les Arabes ont quelque chose pour se consolerde tout, c’est de dire que c’était écrit&|160;; mais tu penses bienque cette façon de voir ne me convenait pas, et que j’étais résoluà défendre ma peau jusqu’à la dernière extrémité.

Malgré cela, d’être enfermé dans cette espècede cimetière, et de monter régulièrement la garde autour, sanspouvoir s’allonger de temps en temps un coup de sabre avecl’ennemi&|160;; de rêver toujours à boire&|160;; de se représenterle plaisir qu’on aurait eu à vider d’un trait une bonne canette debière bien fraîche, et de se forger d’autres illusions pareilles,sans arriver à rien, c’était terrible au bout du compte. Chaquefois qu’il passait un nuage, on se disait&|160;:

«&|160;Il va pleuvoir&|160;!&|160;»

Puis le nuage s’en allait dans les oliviers dela montagne, le soleil revenait plus beau qu’avant, et l’on restaità sec comme des poissons sur le sable, quand la rivière seretire.

Nous croyions aussi quelquefois entendre unorage dans le lointain&|160;; on écoutait&|160;: c’était le canondu fort National, de Dellys, de Dra-el-Misan&|160;! –L’insurrection s’étendait partout.

Je ne te cache pas que je me suis souhaitéplus d’une fois en ce temps d’être à Saint-Dié, dans les Vosges, aumilieu des sapins, auprès d’un ruisseau&|160;; et que souvent lanuit, le manteau autour de la tête, dans un coin quelconque, aprèsla garde, je me suis traité d’imbécile, d’être venu me fourrer dansce guêpier de Tizi-Ouzou, pendant que tant d’autres, restés chezeux malgré les appels du gouvernement provisoire, faisaient leurstrois repas par jour, arrosés de bon vin, et fumaienttranquillement leur pipe à la brasserie, dans l’après-dînée, enbattant les cartes et causant des petites affaires de la ville. –Oui, bien souvent je me suis écrié&|160;:

«&|160;Oh&|160;! Goguel, faut-il que tu soisbête de t’être engagé sans réfléchir une minute, tandis que desmilliers de garçons plus riches que toi, ayant beaucoup plus debien à défendre, ne bougeaient pas de la maison. Ils deviendrontmaires de leur commune, membres du conseil général, députés dudépartement&|160;; ils épouseront de jolies filles, qui t’auraientpeut-être préféré&|160;; et toi, dans cette misérable bicoque, tudépéris de soif&|160;; tu risques de voir ta tête promenée degourbi en gourbi, au bout d’un bâton&|160;! Oh&|160;! mon pauvreGoguel, faut-il que tu manques de bon sens&|160;! Si tout le mondeétait forcé de servir, à la bonne heure, en partant tu n’auraisfait que ton devoir, mais de cette manière, tu t’es conduit commeun véritable fou.&|160;»

Voilà les réflexions que je me faisais.

Ce qui m’indignait encore le plus, c’était devoir que les Kabyles, au lieu de nous attaquer, voulaient nousprendre comme des rats dans une ratière.

La patience de ces gens finit pourtant aussipar se lasser&|160;; ils nous croyaient à bout, quand un soir, lesnuages, qui depuis si longtemps allaient et venaient, s’arrêtèrentsur le bordj, les éclairs se mirent de la partie, et nous reçûmesune averse abondante.

Quelle joie pour les hommes et lebétail&|160;! Nous avions de l’eau cette fois, on put s’endonner&|160;! Et comme l’eau de tous les toits s’en allait auxciternes, elles furent à moitié remplies. Les Arabes en devinrentfurieux.

–&|160;Ah&|160;! chiens de Français, nouscriaient-ils de leurs chemins couverts, vous avez du bonheurqu’Allah ait pensé à vous&|160;! Il vous prolonge l’existence decinq ou six jours&|160;; mais vous ne perdrez rien pourattendre&|160;!

Bientôt nous vîmes qu’ils se rendaient parbandes dans les villages environnants, et qu’ils en rapportaientdes poutres, des planches, des fagots. Ces fagots s’entassaientderrière un monticule, en face de la porte du bureau arabe, ettoute la garnison pensa qu’ils étaient enfin décidés à livrerl’assaut&|160;; qu’ils allaient tous accourir au premier signal,leur fagot sur l’épaule, et qu’ils les jetteraient en tas au pieddu mur, jusqu’à la hauteur du rempart, où l’on se prendrait corps àcorps.

On s’apprêtait à les bien recevoir.

Or, la nuit même où on s’attendait àl’attaque, j’étais de réserve au bureau arabe. Il faisait un clairde lune magnifique&|160;; nos écuries touchaient à ce bureau&|160;;le toit s’appuyait au sommet contre le mur du bordj, et, dans lacour à l’intérieur, il reposait sur des piliers en forme de hangar.On voyait au-dessous les chevaux et les mulets rangés à lafile&|160;; et devant le mur du fond, percé de meurtrières, setenaient nos spahis, l’arme prête, observant la campagne.

J’avais ordre d’empêcher que la moindre parolene fût échangée entre nos hommes et l’ennemi, car les Kabyles, dansleurs tranchées, n’étaient pas à plus de quinze mètres durempart.

Je me promenais donc de long en large, fumantma cigarette, écoutant et regardant ce qui se passait.

À minuit sonnant, j’éveillai le brigadierPéron, qui prit la garde à son tour&|160;; puis, enveloppé dans mongrand manteau blanc, je m’étendis derrière les chevaux, sur unebotte de paille, à l’ombre du toit, et je m’endormisprofondément.

Dieu sait depuis combien de temps je dormaiset quelle heure il pouvait être, quand de ma place je vis entre lespieds des chevaux un trou énorme dans le mur, sous lamangeoire.

«&|160;Ah&|160;! me dis-je, en pensant auxKabyles, c’est par là qu’ils veulent entrer&|160;!&|160;»

Et tout aussitôt la tête barbue d’un Kabyle,les yeux luisants comme ceux d’un chat, parut dans ce trou&|160;;j’en frémis&|160;!… Il tenait à la main un grand yatagan et rampaitde mon côté&|160;; puis j’en vis un autre derrière, puis untroisième, ainsi de suite.

Je faisais des efforts terribles pour me leveret crier aux armes&|160;! Impossible&|160;!… quelque chose mepesait sur la poitrine.

Et voilà que le premier Kabyle arrive auprèsde moi&|160;; il me regarde dans l’ombre, son bras se lève, leyatagan m’entre dans l’estomac jusqu’à la garde&|160;; je sens lesang qui bouillonne de la blessure… alors je crie&|160;:

–&|160;À moi, chasseurs&|160;!

La sentinelle se retourne et medemande&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que vous avez donc, maréchaldes logis&|160;?

Et je lui réponds, en portant les mains à mapoitrine toute chaude et toute mouillée&|160;:

–&|160;Je suis blessé… mon sangcoule&|160;!…

Mais le silence régnait partout. Je me lève,et qu’est-ce que je vois au clair de lune&|160;? Mon manteau toutjaune du haut en bas&|160;: je venais d’avoir un cauchemar, et versla fin, une mule, tirant sur sa longe pour se reculer, m’avaitinondé de son urine… C’est de là que venait ce que j’avais prispour du sang&|160;!

Tu penses si les camarades se moquèrent de moile lendemain, lorsque je leur racontai mon rêve&|160;; tout lebordj en rit de bon cœur&|160;; ce fut une distraction à nosmisères.

Malheureusement l’assaut n’arrivait pas&|160;!Les Kabyles, bien loin de penser à grimper aux murs, s’étaientconstruit des baraques avec leurs matériaux, pour nous observerplus à leur aise. Nous avions eu plusieurs hommes tués auxcréneaux&|160;; dix-sept chevaux étaient morts de soif&|160;; lebétail se trouvait réduit des trois quarts, l’eau des citernesredevenait rare, on creusait depuis longtemps le puits duparatonnerre sans en trouver&|160;; on attendait du secours, etrien ne paraissait.

Nous aurions bien fait notre trouée le sabre àla main et la baïonnette en avant&|160;; mais les femmes et lesenfants n’auraient pas pu nous suivre, et le commandant Letelliern’était pas homme à les laisser en arrière. Pas un de nousd’ailleurs n’était capable d’avoir une idée pareille&|160;; nousserions plutôt morts là jusqu’au dernier&|160;; il faut nous rendrecette justice.

On ne pensait donc plus qu’à la colonne quidevait venir nous délivrer.

Le 11 mai, étant de garde au bastion de lapoudrière, je traversais la place, vers midi, pour aller manger lasoupe, quand, en passant auprès des chariots de MM.&|160;Moute,d’Alger, réfugiés dans le bordj, en me retournant avant d’entrer àla cantine, je vis une immense colonne de fumée se dérouler dansles airs.

–&|160;Qu’est-ce que cela&|160;? dis-je à l’undes conducteurs.

–&|160;Çà, maréchal des logis, c’est lecaravansérail d’Azib-Zamoun qui brûle.

J’entrai, pensant qu’il avait raison.

Mais le soir, après avoir relevé mesfactionnaires, comme j’allais m’étendre au pied du mur pour dormir,un coup de canon au loin me fit dresser la tête&|160;; j’écoutaisen retenant mon haleine&|160;; un second coup bien faible arrivajusqu’au bordj, et je me dis&|160;:

–&|160;Si j’en entends un troisième, c’est lesignal, nous sommes sauvés&|160;!

En effet, le troisième coup retentit, mais siloin, qu’il fallait être prévenu pour l’entendre.

J’aurais bien voulu pouvoir annoncer la bonnenouvelle aux camarades, mais malheureusement j’étais de garde,impossible de quitter le poste.

Toute cette nuit-là les Kabyles ne firent quetirer et crier, sans doute pour nous empêcher de voir ou d’entendred’autres signaux.

Enfin, à quatre heures du matin, le vieuxbrigadier Abd-el-Kader parut et me dit, en étendant la main vers laporte du bureau arabe&|160;:

–&|160;Il n’y a plus de Kabyles de ce côté,maréchal des logis&|160;; ils sont tous à la porte de Bougie.

Je ne pouvais le croire&|160;; mais bientôtdes mobilisés de la Côte-d’Or s’avancèrent hors des remparts et semirent à couper les blés pour le bétail&|160;; puis, vers le campdu maréchal, au coude de la route, je vis s’élever un long nuage depoussière, annonçant une colonne en marche. Le bruit courutaussitôt que nous allions être débloqués&|160;!… Songe avec quelleémotion les malheureux enfermés dans le bordj venaient s’en assurerde leurs propres yeux.

Deux heures après, nous vîmes flamber le petitvillage de Vin-Blanc&|160;;un officier français à chevalparut sur la route d’Alger&|160;; il entra ventre à terre,annonçant l’arrivée de la colonne Lallemand, composée de huit millehommes, dix pièces de canon et deux mitrailleuses.

Inutile de te peindre l’enthousiasme des gens,les cris de «&|160;Vive la France&|160;! Vive laRépublique&|160;!&|160;»

Les Kabyles se repliaient à la hâte vers lamontagne&|160;; ils se concentraient au village arabe, près dumarabout Dubelloi.

Un pauvre soldat du train accourut sur lesremparts pour jouir de ce spectacle&|160;; je le vois encorearriver tout riant et se pencher dans un créneau, quand ils’affaissa, la tête toute sanglante. La dernière balle avait étépour lui. On l’emporta.

–&|160;Allons… allons… criait le lieutenantCayatte, pas de temps à perdre… bridons… il faut faire boire leschevaux.

Mais comment leur passer la bride&|160;? Ilsne pouvaient plus ouvrir leur bouche gercée et crevassée. On se mitpourtant à cheval et l’on partit. J’avais pris bien vite un morceaude savon. Comme nous arrivions à la fontaine turque, la tête de lacolonne débouchait auprès&|160;; le général Lallemand, en nousvoyant dans cet état, se mit à sourire.

Il faut avoir passé par là, pour savoir quelbonheur il y a de se laver, de se savonner et de se bouchonner àfond avec de la bonne eau fraîche. Toute la colonne défilait auprèsde nous&|160;; bientôt ce fut le tour du régiment. Lerégiment&|160;! Tu ne connais pas ça, puisque tu n’as jamaisservi&|160;; le régiment, vois-tu, c’est la famille du soldat, çaremplace tout&|160;!

Les petits schakos à couvre-nuque blancs, lesvestes bleu de ciel, les gros pantalons rouges à jupe, les largesbaudriers blancs s’avançaient au pas, dans la poussière&|160;; lecliquetis des sabres, le hennissement des chevaux nousréjouissaient encore une fois l’oreille&|160;; comme nousregardions&|160;!…

Et tout à coup une voix crie&|160;:

–&|160;Goguel&|160;!

Mon vieux camarade Rellin saute à terre&|160;;d’autres sous-officiers le suivent. Quelles bonnes et solidespoignées de main on se donnait&|160;; qu’on était content de serevoir&|160;!

Mais la colonne marchait&|160;; il fallut seremettre en selle et partir au trot pour reprendre son rang.

Nous autres, les manches retroussées, nouscontinuâmes notre lessive&|160;; puis, après nous être bien lavés,bien savonnés, nous revînmes à Tizi-Ouzou, menant les chevaux parla bride.

Tout allait bien alors de notre côté&|160;;seulement, à vingt-six kilomètres de nous, dans la haute montagne,le fort National restait toujours bloqué&|160;; les Kabyles,fortement retranchés autour, avaient coupé la route en plus devingt endroits. En attendant qu’on pût les déloger, le généralLallemand donna l’ordre de déblayer nos environs&|160;; et commenous rentrions au bordj, un bataillon partait déjà le fusil surl’épaule, pour enlever le village arabe. Mais la résistance futplus sérieuse qu’on ne pensait&|160;; les Kabyles, furieux de voirque nous leur échappions, se battaient avec désespoir&|160;; ilfallut envoyer un second bataillon, puis un régiment, enfin toutela colonne fut engagée.

Au premier coup de canon, j’étais monté surles remparts du vieux bordj, qui dominaient la position. Desmilliers de Kabyles, embusqués dans les maisons du village etderrière leurs immenses haies de cactus, faisaient un feud’enfer&|160;; de tous les côtés, au milieu des orangers, desmûriers, des sycomores, s’élevait la fumée de leur fusillade. Notreartillerie leur répondait du village européen, hachant cetteverdure comme de la paille, et nos tirailleurs arrivaient sur euxau pas de course. Plus d’une ruelle était déjà pleine de morts etde blessés.

La lutte fut longue&|160;; mais aux approchesde la nuit, les Kabyles, enfoncés sur toute la ligne, se mirent enretraite&|160;; leurs longues jambes brunes s’allongèrent sur lacôte, grimpant au marabout Dubelloi, pour gagner d’autres cimeséloignées&|160;; quelques rares coups de fusil brillaient encore deloin en loin dans les oliviers, puis tout se tut, et la flammemonta sur le village, enlaçant les vieux arbres déjà mutilés, dontles grandes ombres tremblotaient dans la plaine.

Cela fait, la colonne Lallemand resta deuxjours sous Tizi-Ouzou&|160;; elle rétablit les tuyaux de lafontaine, elle approvisionna la place, et nous quitta le matin dutroisième jour, en nous laissant une compagnie d’infanterie, unepièce rayée et une mitrailleuse. Elle allait au nord, vers la mer,et livra le lendemain le sanglant combat de Taourga, qui dispersales insurgés et les força de lever le blocus de Dellys. Huit joursaprès, elle était déjà revenue à Temda et recevait la soumissiondes Beni-Djéma. C’est là que notre petit détachement, escortant unconvoi de pain, alla la rejoindre&|160;; le commandant Letellierétait à notre tête. Nous revîmes, en passant, Si-Kou-Médour,complètement abandonné, le Sébaou, dont nous suivîmes encore unefois le lit desséché, et la colline où nous avions livré combatquarante jours avant. Enfin, vers huit heures du matin, nousarrivâmes à Temda.

La colonne campait sur la côte.

Je passai quelques heures avec les camarades.Nous fîmes même un tour au village, et je me rappelle avoir vu làdes turcos dans une ruelle, en train de ravager quelquesruches&|160;; ils étaient noirs de mouches et riaient comme desfous, sans s’inquiéter des piqûres, ayant sans doute un moyen des’en préserver&|160;; ils mordaient à même dans les rayons de mielet s’empressèrent de nous en offrir. J’acceptai, et je mesouviendrai longtemps de la colique qui s’ensuivit.

Ce même jour, on fit sauter la maison du caïdAli et l’on brûla Temda. Il était environ quatre heures du soir, lacolonne avait plié bagage et descendait au Sébaou, pour allercamper plus loin dans la montagne. Nous autres, nous reprîmes lechemin de Tizi-Ouzou&|160;; vers cinq heures, nous repassions parSi-Kou-Médour&|160;; les habitants de ce village avaient rejointles insurgés.

Il faisait une chaleur étouffante. Tout setaisait dans ce monceau de gourbis, de huttes, de baraques, où descentaines de cigognes avaient élu domicile&|160;; chaque vieux toiten portait deux ou trois nids énormes, pleins de jeunes, dont lescous repliés et les grands becs toujours ouverts attendaient lapâture. Les mères, par douzaines, arrivaient de la vallée duSébaou, leur apportant des couleuvres, des crapauds, desgrenouilles. Les arbres mêmes étaient chargés de ces nids&|160;; onaurait dit des greniers à foin. Au-dessous, dans les petitesruelles, entre les haies touffues, couraient des colonies de pouleset de poulets, que les Arabes n’avaient pas eu le temps d’emmeneravec le bétail.

Voilà les seuls habitants deSi-Kou-Médour.

Comme nous approchions du village, lecommandant donna l’ordre d’y mettre le feu, ce qui se fitrapidement par une vingtaine de chasseurs. On arrachait du toitvoisin une poignée de chaume qu’on allumait et qui vous servait detorche. Au bout d’un quart d’heure, tout était en feu&|160;; et parce temps chaud, calme, les flammes se réunirent bientôt en unegerbe immense, puis la fumée noire monta directement au ciel.

Là, je vis une scène vraiment attendrissanteet terrible&|160;: les cigognes, ces oiseaux des marais, appeléespar les cris de leurs petits, planaient au milieu de cette fuméesombre&|160;; elles plongeaient dans le brasier et tombaient mortessur leurs couvées.

Nous partîmes au pas&|160;; mais combien defois je tournai la tête, regardant ce spectacle navrant et merappelant ce que nous avions souffert nous-mêmes en France&|160;:nos villes brûlées, nos terres ravagées, nos parents fusillés parles Prussiens.

Une heure après, nous rentrions àTizi-Ouzou&|160;; et chaque jour, depuis, nous entendions gronderle canon dans la montagne&|160;; nous voyions les villages brûlertantôt à droite, tantôt à gauche.

Vers le 1er juin, la colonneLallemand revint camper auprès de nous, le général ne se trouvaitpas assez en force pour tenter le débloquement du fortNational&|160;; mais la colonne Cérez, forte de six à sept millehommes, arrivait des environs d’Aumale&|160;; il s’agissaitd’opérer la jonction avant de commencer l’attaque.

Le 5 juin au soir, étant allé serrer la mainde mon ami Babelon, lieutenant au premier régiment de tirailleursalgériens, il me dit que la nuit suivante la colonne allait leverle camp, et qu’elle serait à la pointe du jour au pied des Mâatka,dont elle gagnerait la crête, pour se joindre à la colonne Cérez.En effet, la colonne Lallemand partit le lendemain, laissant àTizi-Ouzou de la cavalerie, une compagnie d’infanterie, deux piècesde canon et deux mitrailleuses. Ce détachement, le 6 juin au matin,partit à son tour, se dirigeant par la route muletière deDra-el-Misan, vers la montagne où se trouve le village de Bounoum.Les Kabyles, croyant que nous allions les attaquer de ce côté,descendirent en masse à notre rencontre&|160;; et la colonneLallemand qui se trouvait plus loin, profita de cette diversionpour grimper directement sur les crêtes des Mâatka sans éprouver derésistance.

Vers onze heures du matin, tout était terminé.Le détachement rentra dans le bordj&|160;; et ce même soir nousvîmes les feux des deux colonnes briller à la cime desmontagnes&|160;; la jonction était faite.

Depuis ce moment jusqu’au 15 juin, nousentendîmes tous les jours gronder le canon derrière lesMâatka&|160;; mais il paraît qu’on ne pouvait s’approcher du fortNational dans cette direction, c’est pourquoi les deux colonnesCérez et Lallemand redescendirent à Tizi-Ouzou. Nous les croyionsdécouragées, quand une nuit, toute l’infanterie partit, laissant lacavalerie en plaine&|160;; elle arriva vers quatre heures du matinau pied des Beni-Raten, près du moulin Saint-Pierre, et l’assaut deces immenses hauteurs, couronnées par le fort National, commençatout de suite.

Du haut des remparts, nous voyions nos soldatsgrimper à travers les oliviers et les broussailles, traînant aprèseux l’artillerie. Tout montait et tirait à la fois. Les piècesétaient mises en batterie sur chaque escarpement et tonnaient àleur tour&|160;; les Kabyles se défendaient avec courage. Rien aumonde ne pourrait rendre l’effet de nos vingt pièces de canontonnant dans les échos des Beni-Raten&|160;: c’était un roulementformidable et grandiose.

Au plus fort de l’action, le fort National fitune sortie&|160;; les Kabyles, pris entre deux attaques, sedécidèrent enfin à quitter la position&|160;; ils se dispersèrent,et le fort fut débloqué&|160;; vers trois heures de l’après-midi,les deux colonnes campaient autour de ses murs.

Je pourrais m’arrêter ici, puisque nous étionsdégagés, mais il faut que tu connaisses la fin de cette histoire,car le reste ne regarde pas seulement les choses de la guerre, maisencore les affaires intérieures de ces pays si beaux, si riches etsi malheureux.

Le 24 juin au soir, le commandant Letellier,du cercle de Tizi-Ouzou, prit le commandement de quatre escadronsde cavalerie et nous choisit pour escorte, nous qui l’avionssecondé dans sa défense du bordj. Nous allâmes coucher sur lescendres de Si-Kou-Médour. Le 25, nous campions un peu au-dessus deTemda. Le 26, de grand matin, nous partîmes avec le commandant, lesquatre escadrons et les spahis du bureau arabe. Nous nous rendîmesau village de Djéma-Sahridj, dans la tribu des Beni-Frassen, pourrecevoir leur soumission et les maintenir par notre présence, carl’insurrection n’était pas comprimée&|160;; une foule d’insurgésallaient encore grossir le nombre des combattants d’Echeriden. Toutce jour, le canon se fit entendre dans la direction du fortNational&|160;; il devait se livrer là-bas une véritable bataille.La précaution du commandant ne fut pas inutile, nous avions noschevaux au piquet sur la place du village, et personne n’étaittenté, nous voyant là, d’aller se battre ailleurs.

Le village de Djéma-Sahridj est peut-être undes plus beaux de l’Algérie&|160;; on ne s’en douterait pas en leregardant de la vallée, car des rochers se hérissent toutautour&|160;; mais arrivé au haut, c’est un paradisterrestre&|160;; plus de cinquante sources bouillonnent auxenvirons, et dans ce pays de soleil brûlant, l’eau c’est tout,c’est l’abondance, la richesse. Aussi toutes les maisons deDjéma-Sahridj sont-elles bâties en pierres, couvertes de tuiles,entourées de jardins et plongées dans la verdure des noyers, descerisiers, des orangers, des figuiers, tous couverts de fruits etentrelacés d’énormes plants de vigne. Près de la mosquée j’ai mêmeremarqué trois grands palmiers, arbres assez rares dans les hautesrégions de la Kabylie. Les femmes et les enfants avaient seulsquitté le village&|160;; nous les voyions qui nous observaient d’unair craintif, du haut des rochers.

Les chasseurs firent là le café. Les Kabylesnous apportaient des couffins pleins de figues sèches&|160;; lespauvres gens, ayant vu brûler tant d’autres villages, avaient peur.Enfin, le commandant, qui se promenait de long en large, toutpensif, donna l’ordre du départ, et nous retournâmes au camp, oùbivouaquaient les camarades.

Nous repartîmes de là le jour suivant,remontant le Sébaou, pour aller camper à dix ou douze kilomètresplus haut, vers les sources de la rivière. La vallée serétrécissait toujours à mesure que nous avancions&|160;; desrochers bruns se dressaient à droite et à gauche&|160;; lescultures devenaient rares&|160;; la ronce, le chêne-nain, leslentisques prenaient le dessus&|160;; à peine si quelques petitsvillages se montraient encore au fond de ces halliers.

Le lendemain, de bonne heure, le commandantfit partir un escadron en reconnaissance chez les Beni-Djéma&|160;;puis il nous emmena pousser une pointe très avant dans lavallée.

Vers onze heures, nous atteignîmes un mamelon,où nous restâmes toute la journée en observation&|160;; le soir,nous rentrâmes au camp. La nuit, dans ce recoin, se passa trèsbien, et le lendemain, avant le jour, nous repartîmes encore,renforcés d’un peloton du premier régiment de chasseurs.

Après avoir marché pendant trois ou quatreheures à travers des broussailles n’offrant plus trace de sentier,nous arrivâmes près d’un petit marabout solitaire, perdu dans leshautes herbes&|160;; un verger de figuiers au-dessous, sur la pentedu ravin, et plus bas un moulin kabyle au bord de la rivière,profondément encaissée.

Ce moulin, couvert de chaume, les poutresmoussues, paraissait vieux comme le temps&|160;; l’eau lui venaitd’une cascade galopant sur les rochers et qui tombait dans un grostronc d’arbre creux, d’environ quinze pieds&|160;; au bas del’arbre se trouvait une turbine en bois, grossièrement taillée, etsur le pivot même de la turbine, la meule en forme de toton&|160;;quand on voulait arrêter le mouvement, il suffisait de repousserl’arbre attaché par une corde à l’autre bout&|160;; l’eau tombaitalors à côté. J’ai regardé cela très attentivement&|160;; toutesles choses naturelles m’intéressent.

Tu vois que les turbines ne datent pasd’aujourd’hui, car cette vieille baraque avait pour le moins centcinquante ans. Tout autour croissaient d’énormes frênes. Je m’étaisassis au bord du courant, fumant ma pipe&|160;; mon camarade Ignardétait en vedette près du marabout, avec cinq hommes, et noschasseurs arrachaient des oignons dans le petit jardin à côté, pourmanger avec leur pain.

Il pouvait être dix heures lorsque lecommandant donna l’ordre de remonter à cheval. On descendit dans lelit de la rivière, presque à sec, et l’on fit halte.

Nous étions là depuis environ un quartd’heure, le commandant à vingt-cinq ou trente pas en avant, quandnous vîmes arriver une femme européenne sur un mulet, escortée dedeux Kabyles armés. Cette femme, déjà vieille, était habillée d’unerobe en loques&|160;; elle avait un chapeau de paille, les bordsrabattus et liés contre les oreilles. En arrivant près ducommandant, elle descendit de sa mule, et, se jetant à genoux, ellelui embrassa les mains, les bottes, et jusqu’aux pieds de soncheval. Nous ne savions ce que cela voulait dire&|160;; et commeAli, le cavalier du bureau arabe, passait près de moi, je luidemandai ce que c’était.

–&|160;Ça, maréchal des logis, dit-il, c’estla femme d’un colon de Bordj-Menaïel, que Caïd Ali a faiteprisonnière, avec quarante-cinq autres du même village&|160;; ill’envoie en parlementaire.

Jamais je n’ai vu de figure plus triste etplus touchante. Ce que la malheureuse dit au commandant, je n’ensais rien, mais je l’entendis lui répondre&|160;:

–&|160;Allez&|160;!… Retournez vers Caïd Ali,et dites-lui que s’il ne veut pas vous rendre à tous la liberté,nous irons vous chercher&|160;; je suis las d’attendre&|160;!

Alors elle remonta sur sa mule et repartit,escortée de ses deux Kabyles.

Nous n’attendîmes plus longtemps&|160;; uneheure environ après débouchait du vallon une troupe de Kabylesarmés&|160;; ils arrivaient au pas et s’arrêtèrent à trois centsmètres de nous.

Le commandant se porta seul en avant&|160;; unfrère de Caïd Ali s’avança de son côté&|160;; ils causèrentensemble quelques instants&|160;; puis le frère du caïd, seretournant, fit un signe à ses hommes, et nous vîmes bientôts’avancer du fond de la gorge une troupe de gens affaissés,déguenillés, minables&|160;: c’était la population deBordj-Menaïel, ce qui restait du massacre&|160;! Caïd Ali avaittrouvé bon de les emmener comme otages, se réservant de leur couperle cou s’il était vainqueur, et, s’il était battu, de les rendre,grave circonstance atténuante.

Représente-toi la joie de ces pauvres genslorsqu’ils nous aperçurent&|160;; ce n’étaient que des vieillards,des malades, des femmes et des enfants, en blouse, en veste, enchapeau, en casquette, tels qu’on les avait ramassés deux moisavant, les uns dans leurs maisons, les autres pendant le travaildes champs&|160;; enfin des gens réchappés de la potence, je nepeux pas mieux te dire. Il y avait soixante et dix jours qu’on lespromenait de tribu en tribu&|160;; tous les jours ces malheureuxentendaient le canon de la colonne qui se rapprochait, et toutesles nuits Caïd Ali les faisait aller plus loin.

Ils vinrent donc nous serrer les mains et nousraconter leurs misères. Tu ne saurais croire ce qu’ils avaientsupporté. Chaque village les nourrissait à son tour&|160;; on neleur donnait que du blé et des figues sèches, et chaque fois queles Kabyles venaient d’éprouver un échec, ils arrivaient auprèsd’eux, aiguisant leurs flissas et disant&|160;:

–&|160;Préparez-vous… Il est temps&|160;!

Puis ils délibéraient entre eux, etdisaient&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! non, pas aujourd’hui,mais demain&|160;!

Je ne te parlerai pas des autres outrages queles malheureux avaient endurés… Ce serait trop horrible&|160;!… Lefanatisme religieux rend les hommes pires que les derniers desanimaux.

Le commandant, ayant rappelé Ignard et sescinq hommes, fit monter ces pauvres gens sur des mulets qu’on avaitmis en réquisition au dernier village&|160;; ils partirent,escortés d’un peloton de chasseurs, se dirigeant vers l’endroit oùcampait le reste de la cavalerie. L’ordre était de les conduire lelendemain à Tizi-Ouzou.

Le commandant n’avait retenu qu’un seul hommede la troupe, celui qu’il avait jugé le plus robuste et le plusintelligent, pour le conduire au général Lallemand, campé dans lahaute Kabylie, près du Jurjura.

Je regardais cette scène tout pensif. Lafigure d’un Kabyle surtout attirait mon attention&|160;; il étaitgrand, il avait le nez un peu fort, la barbe courte, noire etfrisée&|160;; je me demandais où je l’avais vu, quand Brissard medit&|160;:

–&|160;Tu ne reconnais pas cet Arabe àcheval&|160;? C’est Saïd Caïd, le cavalier noir de Temda.

Je le reconnus aussitôt&|160;; il était sur lemême cheval et portait le même manteau noir, nous regardant d’unair de hauteur, en se grattant la barbe avec indifférence. Ilvenait faire sa soumission, maintenant qu’ils étaient tousbattus.

Le commandant donna l’ordre du départ.

–&|160;En route&|160;! dit-il en montrant lessommets&|160;; nous en avons pour six heures avant d’arriverlà-haut.

Et nous partîmes.

Si j’étais forcé de te peindre les chemins parlesquels nous avons passé à la file les uns des autres, toujoursgrimpant comme des chèvres, le précipice tantôt à droite, tantôt àgauche, les pentes d’oliviers sauvages, de chênes-nains, de myrteset de genévriers à perte de vue au-dessous de nous, j’en seraisbien embarrassé. Lorsque nous arrivions au haut d’un pic et quenous disions&|160;: «&|160;Nous y sommes&|160;!&|160;» un autre seprésentait, encore plus haut&|160;; nous pensions que cela n’enfinirait plus.

Du reste, nos petits chevaux arabes n’avaientpas l’air trop fatigués&|160;; ils étaient là dans leurélément.

De loin en loin se rencontraient aussi degrands villages kabyles, soumis tout récemment&|160;; les gens, surleurs portes, nous présentaient de l’eau dans des écuelles de boispour nous rafraîchir.

Finalement, après avoir grimpé sept heures,nous découvrîmes entre deux pics, sur un plateau couvert de grosfrênes et d’oliviers, les petites tentes et les pantalons rouges dela colonne.

Le commandant Letellier, le colon qu’il avaitamené et Saïd Caïd se rendirent au quartier général, et nouscampâmes au-dessus d’un petit ravin, à l’endroit où l’on abattaitle bétail. L’air était si clair à cette hauteur, que la tête vousen tournait.

J’allai voir tout de suite mon ami Babelon, lelieutenant de turcos. Les officiers de son régiment s’étaientconstruit une petite hutte en feuillage&|160;; ils finissaient dedîner. Babelon me reçut comme un vieux camarade, et ces messieursrappelèrent le cuisinier pour lui dire de me servir&|160;; ilsm’obligèrent à m’asseoir, ce que je fis de bon cœur, l’appétit nemanquait pas. Sur les neuf heures du soir, je les quittai&|160;;nous étions restés quinze heures à cheval, j’avais besoin de faireun somme.

Le lendemain au tout petit jour, on sonnaitdéjà le départ. Je courus remercier Babelon de son bon accueil, etnous prîmes encore ensemble un verre de cognac sur le pouce.

–&|160;Allons, Goguel, me dit-il au moment denous quitter, bientôt nous nous reverrons au pays&|160;; aussitôtl’expédition terminée, je demande une permission, et toi tu seraslibéré.

–&|160;Le plus tôt sera le mieux&|160;! luirépondis-je en riant.

Il me regarda filer et rentra sous satente.

Nous suivions alors la crête des montagnes.C’est là qu’on respirait à son aise et qu’on voyait de loin&|160;:d’un côté, la mer toute bleue, Alger dans le ciel, avec son port,ses jardins, ses maisons blanches&|160;; et de l’autre côté leJurjura, dont les immenses contreforts, chargés de rochers, deforêts et parsemés de villages arabes, s’allongeaient à perte devue dans toutes les directions jusqu’au bout de la plaine. Plus onregardait, plus on voyait de choses… Ah&|160;! oui, c’étaitbeau&|160;!… Quelle colonie nous aurions là, si l’émigration s’yétait portée depuis trente ans&|160;! Tous les malheureux que lebesoin pousse dans le désordre vivraient là-bas au milieu del’abondance&|160;; nous n’aurions plus à craindre les révolutionsde la misère… Mais le régime du sabre empêche tout&|160;!… Ceux quiquittent leur pays, pour chercher fortune ailleurs, aiment mieuxs’en aller en Amérique&|160;; et pendant que chez nous des millionsde travailleurs ne possèdent pas un pouce de terre, nous avons enAlgérie des millions d’hectares en friche, qui n’attendent que desbras pour produire les plus magnifiques récoltes.

Tous les chasseurs étaient comme moi, pas unne disait mot&|160;; nous regardions en silence, laissant leschevaux marcher, la bride sur le cou.

À neuf heures, nous passions auprès du villaged’Echeriden, où s’était porté, quelques jours avant, le coupdécisif de la campagne. Après ce combat, les Kabyles, repoussés deleurs derniers retranchements, n’avaient plus eu qu’à sesoumettre.

Ce grand village était détruit&|160;; les grosarbres étaient coupés et les petits tellement fauchés par lamitraille, qu’on aurait dit des blés couchés sur leurs sillons.

Là, j’ai vu pleurer un Kabyle – je n’en aijamais vu d’autre&|160;! – Il ne trouvait même plus la place de samaison&|160;; la femme, assise auprès de lui sur une pierre, secachait la figure sur les genoux, et les enfants semblaient ahuris.Pauvres gens&|160;! Le noble Caïd Ali les avait soulevés contrenous, en les menaçant de brûler leur village, s’ils ne marchaientpas&|160;; ils étaient ruinés de fond en comble.

Vers onze heures, nous arrivâmes au fortNational, et nous mîmes nos chevaux au piquet sur la route, enentrant. Il faisait très chaud. Brissard se chargea de nous trouverà déjeuner&|160;; puis nous allâmes prendre quelques chopes avecles soldats du train, qui nous reçurent en bons amis. On se racontales événements de la guerre. Caïd Ali avait tenté l’assaut du fortNational&|160;; il avait fait construire des échelles, disant à sesgens que celui qui ne toucherait pas au moins le mur seraitmaudit&|160;; qu’il n’aurait jamais part aux délices duparadis&|160;; qu’il glisserait en bas du rasoir, en passant surl’enfer, enfin des histoires de Lourdes et de laSalette&|160;!…

Nous écoutions ces choses, qui méritent qu’ony réfléchisse&|160;; dans tous les pays, les ignorants sont desinstruments terribles entre les mains des fanatiques, et nous avonsaussi des marabouts en France&|160;!…

À trois heures, nous reprîmes le chemin deTizi-Ouzou, escortant deux mitrailleuses et deux piècesrayées&|160;; à sept heures nous rentrions dans le bordj.

Ainsi finit notre campagne.

Dans les premiers jours du mois de juillet, lebruit se répandit que les militaires libérables auraient bientôtleur congé, et, le 12 au matin, Ignard, moi et vingt-deux chasseursd’Afrique, nous quittions Tizi-Ouzou pour nous rendre àDellys&|160;; nous laissions au bordj Brissard, avec le lieutenantCayatte et le reste des chasseurs.

Ce bon et brave Brissard et l’honnête maréchaldes logis Erbs nous accompagnèrent jusqu’à la fontaineturque&|160;; en nous quittant ils pleuraient comme desenfants.

Le soir, nous étions à Dellys et nous prenionsle bateau de la côte pour Alger, où nous arrivâmes lelendemain&|160;; de là, par le chemin de fer, nous retournâmes àBlidah. Enfin, le 15 juillet nous avions nos feuilles de route enpoche et nous regagnions nos foyers.

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