Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

IV

 

À la fin de juillet, on ne parlait plus ducholéra ; c’était passé. Les travaux avaient repris avec unenouvelle ardeur ; onze cents hommes étaient à l’ouvrage dansnotre seule section, le triple à Chalouf, où le canal se creusait àsec et à fond, parce que le terrain, étant trop dur et semé deroches, les dragues ne devaient pas aller là.

Ce chantier de Chalouf, où se concentraitprovisoirement le travail, ressemblait à un gouffre.

Notre ingénieur en chef, M. Cotard,venait tous les huit jours au Sérapéum ; M. Lavalleyl’accompagnait quelquefois. Ils arrivaient à cheval etregardaient ; chacun avait le droit de leur parler et de leurprésenter des observations. M. Cotard en prenait note ;M. Lavalley écoutait jusqu’au bout et répondait tout de suite.Je le vois encore sur son Old-Roderer, au bord de latranchée ; c’était un homme grand, sec, froid, le nez aquilin,les favoris à l’anglaise. Il donnait ses ordres d’un ton bref,clair et net, comme un homme sûr de lui-même. Il fallait avoirl’esprit bien bouché pour ne pas le comprendre du premiercoup ; mais quand on ne le comprenait pas, il vous lançait unregard de mépris terrible, qui vous ôtait l’envie de lui demanderd’autres explications.

Quelquefois, avec le bout de sa cravache, ilvous traçait un dessin, qui vous aidait à mieux comprendre.

Voilà comme je l’ai toujours vu ; quant àmoi, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui ni de l’Entreprise,car, lorsque le travail s’exécutait convenablement, vous étiez bienrécompensé. Après avoir payé mon sous-chef et mes surveillants,j’ai fait quelquefois mes douze cents francs par mois et mêmeplus ; il fallait pour cela des circonstances exceptionnelles,des difficultés à vaincre dans un temps donné ; si vousdépassiez le temps fixé, chaque jour de retard vous était pris endéduction. Mais je te raconterai cela, Jean-Baptiste, à mesure queles circonstances se présenteront.

M. de Lesseps, lui, quand il n’étaitpas en France, en Turquie, en Angleterre, ne faisait que parcourirle canal d’un bout à l’autre ; je ne crois pas qu’aucun autrehomme ait autant circulé dans sa vie. Même quand il était absent,ses chevaux venaient tous les jours, conduits par desdomestiques ; et les ouvriers, qui considéraient le Présidentcomme le défenseur de leurs droits, en voyant ces belles bêtes sedisaient :

– M. de Lesseps est dans sonchalet, à Ismaïlia, il viendra un de ces quatre matins.

Ensuite, quand il arrivait, accompagné degrands personnages, d’étrangers de distinction, capables derépandre la bonne nouvelle et de dire la vérité sur les progrès ducanal, rien que de le voir aller, venir, gesticuler, et de penserqu’il parlait de nous, c’était une véritable satisfaction ; ledernier travailleur arabe, appuyé sur sa pioche, le regardait avecadmiration.

Et lorsqu’il nous adressait enfin quelquesparoles sur la patrie, sur la grandeur de l’œuvre et l’honneur quinous en reviendrait, on avait envie de l’interrompre à chaque motpour crier :

– Vive de Lesseps !… Vive laFrance !…

On oubliait le reste : les appointements,les gratifications, tout ce qu’on voulait demander ; on n’ypensait qu’au moment du départ, au roulement du galop dans lapoussière.

En a-t-il eu de beaux jours à galoper, às’embarquer, à revenir, à parler, à expliquer, à encourager, àporter des toasts, à prononcer des speechs, et à voir tout marcheraux applaudissements du public et des Anglais eux-mêmes, malgréPalmerston !

Mais c’est au milieu des jeunes damesanglaises, russes, françaises, américaines, qu’il fallait lecontempler ; les respectables, plus loin, dans le grandchariot attelé de dromadaires, les roues larges de trentecentimètres, pour aller en pèlerinage à Jérusalem, à Bethléem, auSinaï. C’est là qu’il voltigeait et caracolait parmi la jeunesse,adressant tout de même de temps en temps un petit complimentflatteur aux vénérables ladies, pour les consoler de leurcarriole.

Oui, Jean-Baptiste, voilà ce que j’appelle uneexistence grande, utile, tournée à la justice, au bon sens.

Enfin, tu vois d’ici la chose, je n’ai pasbesoin de t’en dire plus : c’était le diplomate ; et lesautres, – les hommes de science, les hommes d’administration, –étaient les hommes d’exécution. Il les avait tous mis dans samanche et se disait bien sûr tous les jours :

« Je veux que le canal se fasse, et il sefera… parce que c’est nécessaire pour le commerce, pour lacivilisation, pour la gloire de la France ! Et j’entraîneraitout le monde, même ceux qui n’en veulent pas ; ils serontforcés à la fin de se taire et de reconnaître que je suis plus finqu’eux tous, plus fort et plus grand. »

Que le canal soit à n’importe qui, c’esttoujours un Français qui l’a fait ; l’Amérique est auxYankees, mais un Génois l’a découverte. Qu’on le dise ou qu’on nele dise pas, Jean-Baptiste, cela revient au même, car c’est lavérité.

Cependant notre tranchée avançait rapidement,grâce aux milliers de travailleurs qui se présentaient de jour enjour ; elle s’étendait sur la ligne du futur canalmaritime ; elle avait vingt mètres de large, deux deprofondeur, et parcourait environ seize kilomètres, de Toussoum auxlacs amers ; le seuil du Sérapéum était traversé.

Alors on avait circonscrit de digues troisgrandes dépressions de terrain touchant la tranchée du côtéAsie ; on les avait fermées pour empêcher l’eau de se répandredans le désert, lorsqu’on couperait le barrage entre le villagearabe et le village européen, qui séparait notre rigole du canald’eau douce. Et comme le canal d’eau douce avait sa prise au Caire,il se trouvait à six mètres au-dessus de la mer, juste à notreniveau, et devait remplir jusqu’au bord notre rigole, en même tempsque ces dépressions de terrain, qui formeraient alors des lacsartificiels où l’on porterait facilement en bateau les déblais, àmesure que les dragues étendraient et creuseraient notretranchée.

Cette idée venait de M. Lavalley, et sanselle peut-être le canal maritime aurait traîné de longuesannées.

Un soir, revenant du chantier, je trouvai monami Saleron au pied de la butte, derrière les ateliers. Il allaitmonter et me dit :

– Venez avec moi, Goguel, jetons un coupd’œil sur l’ensemble des travaux, car Ismaïl-Pacha vient d’envoyerseize mille fellahs pour creuser le canal d’eau douce, ce qui nousannonce que bientôt la coupure sera faite.

Nous partîmes donc ensemble, grimpant despieds et des mains dans le sable, jusqu’au sommet de la butte, l’undes points les plus élevés de l’isthme.

Le soleil allait se coucher, ses derniersrayons éclairaient obliquement le désert de la Syrie, où l’onaurait marché des semaines et des mois avant de rencontrer uneculture ; à peine de loin en loin quelques broussaillesdesséchées, une touffe de tamaris, apparaissaient-elles dansl’étendue.

Devant nous se prolongeait en ligne droitenotre tranchée, avec ses déblais en cavaliers, ses fourmillementsde travailleurs ; et à nos pieds se trouvaient les toitsblancs du campement, les tas de charbon, les ateliers, lesécuries ; c’était un coup d’œil sec, aride, comme celui d’uneligne de chemin de fer.

– Notre rigole ne fait pas grande figure,dit Saleron après avoir repris haleine ; si jamais le canalmaritime se termine, ce sera tout autre chose : quatre-vingtsmètres de largeur, quinze, vingt, trente de profondeur, selon lesrenflements du terrain ; quarante à cinquante millions demètres cubes à déplacer, dont huit au moins pour notre sectionseule, ce n’est pas une petite entreprise.

Il me regardait, et j’avais envie de rire.

– Tenez, dit-il, du point où nous sommes,pour arriver au fond de la cuvette, il faudra descendre de trentemètres sur vingt-deux de largeur au fond ; quel gouffreépouvantable cela suppose !

Je m’étais déjà dit cela cent fois, et tousles camarades se tenaient les côtes pour s’empêcher de rire, quandon en parlait ; MM. de Lesseps, Lavalley et Gotardseuls avaient la foi.

Enfin, mon ami Saleron m’ayant expliqué lesystème des dragues, la façon dont elles seraient élevées par uneécluse dans le canal d’eau douce, et puis introduites dans notrerigole au moment d’une forte crue du Nil ; comment ellesenlèveraient un mètre cube de déblais en trois godets, et leverseraient sur les berges au moyen de longs couloirs ; pourne pas le contrarier, je fis semblant d’être convaincu.

La seule objection qui lui paraissaitsérieuse, c’était que le sable pouvait n’être pas étanche, et que,dans ce cas, il absorberait l’eau douce à mesure qu’elleviendrait.

Mais, sous ce rapport, je n’avais pasd’inquiétude.

– Quant à cela, lui dis-je au moment oùnous redescendions de la butte, pourvu que les dragues fassent bienleur service, je vous réponds que le sable fera le sien et qu’ilretiendra l’eau comme une bouteille. Dans nos montagnessablonneuses des Vosges, quand il pleut durant des semaines, l’eaune pénètre pas de cinquante centimètres en terre ; elle couleà la rivière comme sur un toit.

– C’est aussi ce que je pense,disait-il ; mais des ingénieurs de la Compagnie, des hommestrès savants, pensent le contraire.

– Les savants ont quelquefois des idéesimpossibles, lui dis-je ; dans le temps, ils soutenaient quele niveau de la mer Rouge était de neuf mètres au-dessus de laMéditerranée ; le poids de neuf mètres d’eau, multiplié par lasurface de la mer Rouge et de l’océan Indien qui pousse derrière,aurait enlevé l’isthme de Suez, comme un boulet de quarante-huitcrèverait une feuille de papier ; ils ne voyaient pas cela,les savants ; ils étaient trop savants pour se rappeler que laterre est ronde.

Saleron se faisait du bon sang àm’entendre.

C’est ainsi que nous arrivâmes au bureau denotre chef de section, M. Laugaudin, qui me demanda pourcombien de jours je pensais avoir encore du travail sur monchantier.

Je lui répondis :

– Huit jours.

– C’est bien, dit-il ; aussitôtvotre travail terminé nous enverrons la locomobile à Chalouf, et,d’après l’ordre de M. Lavalley, nous ferons la coupure ;notre tranchée, étant fermée aux deux bouts par de solidesbarrages, se remplira dans un jour ; mais quant aux lacsartificiels, pour ne pas entraîner les berges et risquer de mettrele canal d’eau douce à sec jusqu’à Zagazig, il faudra modérerl’entrée de l’eau par des vannes ; selon nos calculs, leremplissage nous prendra trois semaines pour le bassin 158, et unmois pour le bassin 125, vers Toussoum ; quant au bassin 175,on le remplira plus tard, lorsque les dragues se porteront de cecôté. Il faudra laisser les sables s’imprégner d’eau lentement.Vous surveillerez l’établissement des vannes et des coulottes, etpuis vous aurez sous vos ordres un chantier de déblai sur le bassin158.

Je ne fus pas fâché de cet ordre, car dix-huitmois de terrassements consécutifs, en plein soleil d’Égypte, celacommençait à me paraître un peu monotone ; j’éprouvais unecertaine satisfaction à changer d’exercice.

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