Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

XIII

 

À la suite de cette expédition d’Abyssinie,des quantités de chevaux, de baudets, de dromadaires, revinrentplus ou moins éclopés de la campagne ; les Anglais, pressés deretourner chez eux, s’en défaisaient à tout prix ; desItaliens et des Arabes les achetaient, et, pour les utiliser,venaient offrir d’entreprendre des tâches.

Comme il s’agissait de pousser le travail parn’importe quel système, M. Cotard les accueillait trèsbien ; il organisa même pour eux des tâches d’un nouveaugenre ; des chemins furent tracés le long de nos talus,aboutissant dans la tranchée ; en bas, on chargeait lesbaudets de déblais dans des paniers et les chameaux dans descaisses en bois, qui s’ouvraient par le fond en frappant undéclic ; ces animaux, par files de dix, quinze, vingt, aprèsle chargement, montaient sous la conduite d’un bédouin. En haut, leconducteur renversait les paniers, ou frappait les déclics de satrique, les caisses se vidaient, et toute la bande redescendaitpour recommencer le même manège.

Ce mouvement perpétuel sur toute la ligneréalisait un nombre de mètres cubes incroyable, à ce point que,vers la fin de 1868, notre tranchée dépassait la butte deKabret-el-Chouche d’au moins trois kilomètres.

Alors nous résolûmes de transporter lecampement à sept kilomètres plus loin, vers Chalouf, et, grâce auxbêtes de somme dont nous disposions, ce transport s’opéra dans unseul jour ; nos baraques étaient construites pour sedémonter ; on n’avait qu’à déboulonner, à lever les toitures,et le reste tombait comme un château de cartes.

On partit donc ensemble, et le soir, étantarrivés au nouveau campement, on remonta le tout dans les mêmesdispositions qu’à Kabret-el-Chouche. Rien ne paraissait changé,sauf qu’au lieu de se trouver sur un rocher, où nous venait le ventdu large, nos baraques étaient dans un fond, où la chaleur et ledéfaut d’air nous accablaient.

Tu conçois, Jean-Baptiste, qu’au milieu de cesoccupations incessantes, de ces déplacements, et des mille soinsqu’il fallait donner aux chantiers, aux bureaux, le souvenir deGeorgette ne me revenait plus que rarement. M. Olympios,depuis que j’avais eu la bêtise de lui signer un bon de cinquantelivres sterling sur la maison Sinadino, ne donnait plus signe devie ; enfin tout allait à la grâce de Dieu, lorsque vers lafin de novembre l’apparition des moines dans notre nouveaucampement me remit en éveil.

Ces gens rôdaient autour de nous, ilsdonnaient des bénédictions à droite et à gauche, ils observaient ceque nous faisions, et Charaf me dit même un soir que l’un d’euxavait pénétré jusque dans ma baraque, marmottant et priant, ouvrantla porte du cabinet, de la cuisine, regardant ce qui s’y trouvait,et finissant par s’en aller sans explication aucune.

– Pourquoi n’as-tu pas jeté le mendiant àla porte ? dis-je à mon cuisinier. De quel droit les gueuxviennent-ils nous épier ? qu’est-ce qu’ils nousveulent ?

Impossible de me rendre compte de cetteinspection. Le soir même j’en parlai longuement au père Rodolphe,pendant le dîner ; je lui racontai l’histoire de GeorgetteLafosse, l’abandon de la pauvre enfant, tant qu’il n’existait pasd’héritage en perspective, et son enlèvement immédiat, à lanouvelle des dispositions testamentaires de M. Van denBergh.

Il m’écoutait en souriant et finit par merépondre :

– Hé ! de quoi vous étonnez-vous,mon cher Goguel ? Les moines font leur métier… Quand on n’arien, qu’on ne produit rien et qu’on ne gagne rien, il faut bienmendier ou voler pour vivre. On fait alors de la mendicité unevertu chrétienne, et quand la mendicité ne suffit pas, eh bien, ontâche de happer les héritages du prochain ; c’est unenécessité de la situation. Moi, je méprise moins un voleur degrande route qu’un mendiant de profession ; le voleur courtdes risques ; il est plus dangereux pour la société, mais ilest moins lâche que cette race de cagnards. Dépouiller les famillesde leur patrimoine ; voler le pain des vrais pauvres, desvieillards et des orphelins par des grimaces hypocrites ;invoquer le nom sacré de Dieu pour entretenir sa paresse, sonivrognerie et tous ses vices, c’est réellement ignoble, et c’est ceque nous voyons ici sur la plus large échelle. Tous ces moines deNazareth, de Bethléem, de Djebelmar-Elias et d’ailleurs, qui sedisputent les aumônes venues de l’Europe et se déchirentimpitoyablement entre eux, lorsqu’il s’agit de l’intérêtparticulier de leur confrérie, mais qui s’entendent on ne peutmieux pour gruger et dépouiller le genre humain, tout cela, c’estl’opprobre de la nature, le dernier vestige de la dégradation d’unautre âge, qui, par bonheur, tend à disparaître tous les jours.Mais la corporation est encore puissante, elle s’appuie sur toutesles vieilles pécheresses et les vieux criminels, auxquels elleoctroie la rémission de leurs méfaits, en leur promettant les joiesdu paradis, après celles de ce monde ; elle s’appuie surl’ignorance et la bêtise humaines… donc elle est redoutable. Àvotre place, Goguel, je ne m’occuperais plus de cela, je laisseraiscourir les événements, car, par le mensonge et la calomnie, cesgens-là peuvent vous faire le plus grand tort.

Cette façon de voir tenait au caractèreprudent, circonspect, de M. Rodolphe ; quant à moi, je memoquais de la calomnie et de tous les mauvais bruits qu’on pouvaitsemer sur mon compte.

Mais ce qui m’ennuya beaucoup, ce fut unelettre de Charlot, qui m’annonçait son prochain retour en Égypte.Il me racontait que tout avait assez bien marché, que les affairesde M. Van den Bergh, en Hollande et dans l’Amérique du Sud,étaient liquidées, et qu’il venait s’occuper activement de celledont il m’avait confié le soin au sujet de Georgette, ne doutantpas que j’eusse rempli toutes ses prescriptions.

Cette lettre, qui devait me réjouir, meproduisit un effet tout contraire. En songeant que je n’avais rienfait par moi-même pour retrouver la petite, et que depuis plusieursmois je n’en avais que des nouvelles incertaines, le dimanchesuivant de bon matin, je partis à cheval, résolu de secouersolidement ce gueux d’Olympios, qui me mettait dans un pareilembarras, car toute la faute retombait sur lui ; puisqu’ilavait accepté la commission et reçu de l’argent, c’est lui quidevait rendre des comptes, moi je m’en lavais les mains.

Voilà ce que je me répétai tout le long duchemin, et, vers neuf heures, en arrivant au Sérapéum, je poussaidroit à l’hôpital, où le Grec demeurait, sans m’arrêter nulle partailleurs.

Il était chez lui, couché sur son lit, lafigure longue et mélancolique.

– Eh bien, lui dis-je en entrant, aprèsavoir attaché mon cheval à la porte, puisque vous ne m’envoyez pasde nouvelles, il faut que je vienne, moi, vous en demander. C’estabominable, ce que vous faites là, monsieur Yâni ; quand on serepose sur vous, quand on vous avance de l’argent, quand on vousdonne toute sa confiance, c’est indigne d’en abuser de cettefaçon !

Il paraissait consterné.

– Vous ne répondez pas, lui dis-je…Voyons, qu’est-ce qui se passe ? Avez-vous fait des démarchessérieuses pour trouver cette pauvre enfant, comme vous me l’aviezpromis ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ? Savez-vous,monsieur Olympios, que mon ami Hardy m’annonce son prochain retour,qu’il croit tout en ordre ? Qu’est-ce que je lui dirai,moi ? car il faut pourtant bien que je dise quelque chose.

Je me promenais de long en large, les brascroisés et la courbache à la main ; l’indignation mepossédait. Le Grec alors s’assit sur son lit et me dit :

– Monsieur Goguel, si vous saviez tout lemal que je me suis donné et tout l’argent que j’ai dépensé pourretrouver Georgette, vous ne me feriez pas de reproches… Est-ce mafaute, à moi, si tout a manqué à la dernière minute et si lemalheur est arrivé ?

– Quoi ?… quel malheur ? luidis-je en m’arrêtant.

– Un grand malheur, monsieurGoguel : Georgette s’est sauvée du couvent de Djebel-el-Deïravec un jeune Arabe.

– Sauvée avec un Arabe ! m’écriai-jefurieux, Georgette ?

– Oui, fit-il froidement, mais tout pâlede colère.

Je voyais qu’il serrait les dents, qu’il étaitencore plus furieux que moi ; qu’il avait travaillé pourrattraper cette petite, et qu’un autre l’avait enlevée à sa place.Je compris du coup que les moines étaient venus rôder àKabret-el-Chouche pour voir si ce n’était pas moi qui l’avais dansma baraque ; et malgré mon indignation contre l’Arabe, que jene connaissais pas, malgré tout je ne pus m’empêcher d’éprouver unecertaine satisfaction de voir que ni le Grec ni les moines nel’auraient.

– Ah ! ah ! elle est partie,lui dis-je, elle a filé… elle a pris de l’air… c’est assez naturel…mais avec un jeune Arabe, cela me paraît louche, monsieurOlympios : ne serait-ce pas avec un autre… avec un Grec, parexemple ?

– Non, fit-il brusquement, c’est avec unjeune Arabe, je le sais, j’en suis sûr.

Alors, voulant en savoir davantage, je m’assispour l’écouter ; et tout en s’indignant, en serrant lespoings, il me raconta que les Révérends Pères avaient emmenéGeorgette au couvent de Djebel-el-Deïr, et que là, dans cettegrande et vieille bâtisse, où l’on entre par une échelle, sansautre société que de vieux moines, au fond d’une cellule, elles’ennuyait beaucoup ; qu’il était arrivé à correspondre avecelle ; qu’elle devait partir dans sa société, que c’étaitconvenu ; qu’il l’aurait conduite à Athènes, dans sa proprefamille, jusqu’au retour de Hardy et jusqu’à la constatation de sesdroits, et qu’alors il l’aurait rendue ; mais que huit joursavant, au moment de réaliser leur projet, il avait appris qu’elles’était enfuie avec un jeune Arabe, en plein désert, sur unâne ; que cet Arabe s’était introduit dans le couvent,soi-disant pour se convertir au catholicisme ; qu’on avaitbattu tout le pays pour les découvrir, et qu’on supposait qu’ilss’étaient hasardés sur une barque, près d’Aïr-Hawarah, pour gagnerSuez.

Il me dit ces choses en s’interrompant àchaque instant.

– Ah ! oui, je commence àcomprendre, lui dis-je ; mais les titres… les titres quiprouvent sa filiation… vous n’avez rien appris ?

– Hé ! mon Dieu, fit-il, à quoi boncourir les chercher au Caire, à Suez ?… Ils étaient ici… auSérapéum… Je les ai découverts tout de suite au bureau desengagements : « M. Julien Desrôses, dit BernardLafosse, peintre. » M. Lucazowich m’en a même délivrécopie : le passeport, l’acte de naissance, tout est là.

« Bon, me dis-je en moi-même, il était enrègle, le Grec ! il avait pris toutes ses mesures, et c’estmoi qui lui fournissais l’argent pour enlever l’héritière !Quelle chance que le hasard ait tout fait manquer ! »

Et là-dessus, n’ayant plus rien à luidemander, je lui tirai le chapeau sans autre cérémonie, enm’écriant que les moines allaient répondre de tout, que Hardypoursuivrait cette affaire.

Je sortis et je remontai à cheval forttriste ; l’idée d’aller voir mes amis Saleron, Durand etautres ne me vint même pas, tant mon cœur était serré de savoirGeorgette errante dans le désert avec un Arabe ; je laconsidérais comme perdue, et je repris le chemin deKabret-el-Chouche au galop, songeant à quels misérables hasardstiennent quelquefois les destinées humaines. Encore quelques jours,et l’enfant de Bernard Lafosse, après avoir passé par les plustristes épreuves, arrivait sans transition à la fortune ; et,croyant se sauver, la pauvre petite s’était perdue elle-même.

Ces idées et bien d’autres semblablesm’assiégeaient l’esprit, lorsqu’au bout de trois heures, arrivant àl’entrée de notre cour, j’aperçus devant ma baraqueM. Rodolphe, Charaf, Georgette et un jeune Arabe qui causaiententre eux ; l’Arabe tenait encore à la main la bride d’unebourrique tout efflanquée ; il était coiffé d’un tarbouche etportait une souquenille grise ; Georgette avait un vieuxchapeau de jonc, en pointe ; ils causaient là tranquillement,s’informant sans doute de moi, comme des étrangers qui arrivent àl’instant.

J’avais fait halte, croyant rêver, et tout àcoup je criai :

– Hé ! c’est toi !…

Alors Georgette, se retournant, me réponditpar un cri étrange et accourut les bras en l’air.

J’étais encore à cheval, je la levai des deuxmains et je l’assis sur le devant de ma selle, pourl’embrasser ; elle ne disait rien et sanglotait.

Au bout d’une minute, elle se mit àbalbutier :

– Oh ! Goguel… Goguel… que je suiscontente de te voir… Que j’ai trouvé le temps long après toi… Nousresterons ici maintenant… nous ne nous quitterons plus !

– Non, lui dis-je, vraiment attendri, etsois tranquille, nous ne serons plus malheureux.

J’allais lui parler des grands biens qui luiétaient promis, mais je retins ma langue ; et dans le mêmeinstant je sentis quelqu’un me prendre la main et la baiser à lamanière des Arabes.

Je regardai… c’était mon saïs,Kemsé-Abdel-Kérim, qui me demanda :

– Es-tu content, maître ?

– C’est lui qui m’a ramenée, ditGeorgette.

Alors, je lui répondis :

– Tu es un brave garçon, Kemsé, je tereprends à mon service ; et, n’en doute pas, ta belle actionsera récompensée, j’en réponds !

– Oui, monsieur Rodolphe, repris-je toutému, voyez ce jeune homme qui quitte tout pour me faire plaisir,pour me ramener celle que des gueux nous avaient enlevée… Queldévouement !… Et qu’on vienne encore prétendre que les Arabessont ingrats, égoïstes !

Ce trait de fidélité m’avait touchéprofondément ; mais ce qui me faisait encore plus de plaisir,c’était de revoir Georgette, brunie par le soleil du désert, etayant conservé toute sa grâce enfantine et sa bonne santé.

Il va sans dire que tout ce jour et lessuivants, à l’heure des repas, et le soir, quand je revenais duchantier, on ne faisait que parler des moines, du couventd’El-Deïr, de la vie que l’on menait dans ce vieux nid à rats, desvingt-cinq chapelles souterraines, où brûlent les flambeaux et lescierges sans interruption, des sermons sur le néant des richessesde ce monde qu’on adressait à Georgette, chose qu’elle ne pouvaitcomprendre, croyant ne rien avoir, mais que les Révérends Pèrescomprenaient on ne peut mieux ; puis l’arrivée d’Olympios enpèlerin, la manière dont le Grec avait pu l’entretenir, en glissantquelques talaris au frère Pacôme ; l’apparition de Kemsé,s’offrant de recevoir le baptême et de servir la communauté pourrien… Qu’est-ce que je sais encore ? c’était toute unehistoire, qui nous faisait rire aux larmes, lorsque Georgette nousla débitait, en l’accompagnant de réflexions sur les Grecs et surles moines.

Jamais je n’ai passé de jours plus joyeux.

J’avais écrit tous ces détails à Charlot, etj’attendais son arrivée avec impatience, ne voulant rien dire àGeorgette des brillantes espérances qu’elle était en droit deconcevoir. Non, après tant de traverses, il valait mieux attendrel’événement, pour éviter les désillusions en cas de nouveaumalheur.

Il n’était donc jamais question de l’héritageentre nous. Georgette aidait Charaf à la cuisine, comme autrefoischez la mère Aubry ; Kemsé-Abdel-Kérim avait obtenu deM. Rodolphe une petite surveillance aux écuries du campement,et tout allait ainsi le mieux du monde, lorsque enfin Charlotarriva.

C’est en février qu’il parut aux petits lacs,comme un grand seigneur ou comme un patriarche, à ton choix,Jean-Baptiste, accompagné d’une dizaine de chameaux et de toute unecargaison de meubles, de caisses, de ballots qu’il emportait àBatavia.

Il arriva le matin ; j’étais sur noschantiers, et, seulement en rentrant le soir, je vis cette caravaneà l’ombre de nos baraques, Arambourou-Omar et son nègre Caleb entrain de déballer, et plus loin, dans la cour, mon vieux camaradequi se promenait gravement avec le père Rodolphe, Sikoski etl’ancien maréchal des logis Roux. Dès que Charlot m’aperçut, ilvint à ma rencontre, et nous nous embrassâmes.

– Je t’ai donné bien des tribulations,dit-il, mais tout est bien qui finit bien ; les titres que tum’indiquais au Sérapéum sont en ma possession depuis longtemps,l’identité de Julien Desrôses et de Bernard Lafosse ne peut plusfaire aucun doute, Georgette est prévenue de son prochain départpour Bornéo et du sort splendide qui l’attend là-bas ; elle nepeut y croire, et, chose étrange, mon cher Goguel, elle s’endésole, elle pleure.

– Hé ! dit l’ancien maréchal deslogis en riant, c’est comme à la veille d’un beau mariage, lafiancée pleure toujours, ça rentre en quelque sorte dans sonrôle.

J’étais un peu de l’avis de Roux, mais cela meparut singulier tout de même.

– Elle se méfie, lui dis-je ; aprèstous ces enlèvements, elle craint quelque nouvelle surprise ;je vais lui parler seul et lui faire entendre raison.

J’entrai dans la cuisine, où Charaf était entrain de préparer le dîner, et je vis Georgette assise sur unescabeau, près de l’âtre, la figure sur les genoux dans sontablier ; elle pleurait tout bas, et je la regardai quelquesinstants, étonné d’une singularité pareille, puis je luidemandai :

– Qu’est-ce que tu fais donc là,Georgette ? Au lieu de chanter et de rire comme les autresjours, tu pleures… Qu’est-ce que cela signifie ?…

Mais elle continuait de sangloter sansrépondre, ce qui m’étonnait de plus en plus.

– Comment, lui dis-je, on t’apprend quetu es riche, que tu as des plantations, des jardins magnifiques,que tu vas rouler en voiture à quatre chevaux, avec un petit nègrederrière, pour t’abriter d’un parasol ; que tu vas avoir desrobes de soie, des diamants, tout ce qui fait la joie des personnesraisonnables… et tu pleures… ça te désole !… Est-ce que tuperds la tête ?… Voyons… réponds-moi donc !

Mais plus je lui parlais, plus elle fondait enlarmes !

– Allons !… repris-je en ayant l’airde me fâcher, ça n’est pas naturel… Est-ce que tu te méfies de monami Charlot, le plus honnête homme du monde ? Est-ce que tu leprends pour un Père Domingo qui veut te tromper, te mettre dans unecapucinière, par hasard ?… Parle donc !

– Ah ! Goguel, fit-elle à la fin, jene veux pas m’en aller… Je veux rester ici… Je veux avoir unepetite cantine comme la mère Aubry… C’est tout ce que je souhaite,Goguel. Je ne veux rien… Je ne veux pas être riche… Je suiscontente comme cela… pourvu qu’on ne me force pas de partir.

Sa désolation me chagrinait réellement.

– Mais tout cela, lui dis-je, ne peut pasaller… Une cantine… une cantine… ça n’a pas le sens commun… chacundoit tenir son rang… et puisque maintenant tu fais partie du grandmonde, il faut absolument suivre ses habitudes. Il faut voyager,aller au bal, au théâtre, qu’est-ce que je sais, moi ? Il fautjouir de l’existence, quoi !

Cette simplicité m’impatientait, et je finispar m’écrier :

– Écoute, Georgette, je te croyais plusde bon sens… Un joli steamer, qui s’appelle la Favorite,t’attend à Suez ; il est à hélice, il est en acajou, poli,ciré, il est à toi, tu n’auras qu’à commander, à te faire servir,tu seras comme une petite reine, et tu veux rester ici à surveillerdes marmites.

– Ah ! s’il faut que je parte seule,cria-t-elle, j’en mourrai, Goguel… Au moins si Kemsé venait avecnous !

– Kemsé-Abdel-Kérim ? lui dis-jestupéfait, mon saïs ?

– Oui…

– Tu l’aimes donc bien, cegarçon !

– Oui, fit-elle tout bas… il m’adélivrée !… Et puis… et puis, depuis longtemps, chez la mèreAubry, il m’aidait à la cuisine ; il portait l’eau pour moi,il remplissait toutes mes commissions…

– Ah ! le gueux, m’écriai-je, ilprofitait de mon absence… Voyez-vous cette finesse !…Tiens !… tiens !… tiens !… Et moi qui te supposaisun faible pour cette grande bête d’Olympios… Eh bien ! j’aimeencore mieux ça !…

Et je sortis prévenir Charlot de ce qui sepassait.

Sikoski, M. Rodolphe et Roux setrouvaient encore avec lui dans la cour ; je leur racontai ceque je venais d’entendre, et nous retournâmes ensemble dans lacuisine, où Georgette, tout en continuant à pleurer, répéta devanttous ce qu’elle m’avait dit.

Je donnai l’ordre aussitôt à Charaf d’allerchercher Kemsé-Abdel-Kérim. Il paraît que le brave garçon savaitdéjà ce qui se passait au campement, le changement de fortune deGeorgette, car il arriva tout tremblant.

– Tu sais que Georgette est riche, luidis-je, qu’elle est devenue une grande dame et qu’elle va partir…J’ai voulu t’en prévenir par considération pour votre ancienneamitié, et pensant que tu ne serais pas fâché de lui souhaiter bonvoyage.

À peine eut-il entendu cela, qu’il s’écriad’une voix déchirante :

– Allah, aie pitié de moi !… Allah,fais-moi mourir !

Sa désolation était si grande, que moi-même,Jean-Baptiste, j’en fus navré. Nous nous regardions les uns lesautres, tout saisis.

Mais alors Georgette, se levant comme unefolle et se jetant dans ses bras, se mit à crier :

– Kemsé, n’aie pas peur… jamais je ne tequitterai… jamais !… jamais !…

Ils se tinrent longtemps embrassés, etCharlot, élevant la voix à son tour, leur dit :

– Eh bien, vous ne vous quitterez pas…Non… ce serait trop barbare !… Kemsé nous accompagnera… Ilsera mon ami… et dans un an, Georgette, quand vous connaîtrez bienvotre nouvelle position, si vous répétez les paroles que je viensd’entendre, nous vous marierons ensemble.

Et tournant vers moi sa figure de bravehomme :

– Est-ce que toute les richesses de laterre valent une affection désintéressée ? dit-il. Est-ce quel’amour véritable s’achète avec de l’argent ?

– Non, lui dis-je, tu asraison !

Après cela, Jean-Baptiste, tu penses bien quetout était pour le mieux.

Le soir de ce même jour, pendant que lesautres dormaient déjà, me trouvant seul avec Charlot, je luidemandai s’il était bien sûr que Georgette fût la fille deM. Van den Bergh, car cette histoire me produisait l’effetd’un rêve.

Alors, tout en fumant son cigare, Chariot meraconta que, vers 1851, M. Van den Bergh, se rendant enHollande pour affaires de famille, avait lié connaissance au départd’Alexandrie avec un certain Julien Desrôses, se disant peintredécorateur, lequel retournait à Marseille, accompagné d’une fortjolie femme, sa maîtresse.

– M. Van den Bergh poursuivit sonvoyage en société de cet heureux couple, me dit-il ; laliaison devint intime, et l’on se sépara les meilleurs amis dumonde. Rien n’avait fait soupçonner les relations de Van den Berghavec la jeune personne, et M. Desrôses, croyant remplir ledevoir d’un homme de cœur, épousa sa maîtresse pour légitimer unenfant sur le point de naître. Malheureusement, un peu plus tard,Mme Desrôses, venant à tomber gravement malade, etdésireuse d’obtenir l’absolution de notre sainte Église, fit à sonmari des aveux qui faillirent le rendre fou de désespoir.

– C’était un fameux gueux, ton Van denBergh ! m’écriai-je indigné.

– Oui, dit Charlot, c’était un profondégoïste ; il posait en principe que celui qui se prive d’unplaisir qu’il pourrait se procurer est un imbécile. Tu as vutoi-même où cette belle morale l’avait conduit. Enfin Van denBergh, s’étant marié à Batavia, ne put avoir d’enfants ; alorsl’autre lui revint en mémoire. J’étais son principal commis,j’avais un intérêt considérable dans ses entreprises, et jejouissais de toute sa confiance ; il me donna l’ordre deretrouver coûte que coûte l’enfant qu’il avait abandonné, et jepartis immédiatement pour Marseille, où j’appris ce que je viens dete dire. Julien Desrôses avait disparu avec la petite fille. Àforce de recherches, je finis par découvrir qu’il était retourné enÉgypte et qu’il travaillait au canal maritime. J’écrivis aussitôt àVan den Bergh, qui tout de suite accourut me rejoindre à Suez.

» Tu sais le reste aussi bien quemoi : tu te rappelles ma première visite, les questions que jet’adressai touchant un nommé Julien Desrôses, et puis l’émotionextraordinaire de M. Van den Bergh à l’arrivée de Georgettedans ta baraque du Sérapéum ; il paraît que cette chère enfantest le portrait vivant de sa mère ! »

Voilà ce que me raconta mon ami Charlot.

Le lendemain, toute la caravane partit pourSuez. Les adieux furent tristes, Georgette resta longtemps pendue àmon cou ; elle m’appelait « son bon Goguel » etpleurait à chaudes larmes ; Kemsé me baisait les mains.Charlot aurait bien voulu m’emmener avec eux, mais j’avais autrechose à faire que d’aller me promener à Java !

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