Un chef de chantier à l’isthme de Suez – Une campagne en Kabylie

III

 

Depuis cette acquisition, j’eus quelquesinstants de plaisir au Sérapéum ; tous les soirs, en revenantdu chantier, j’allais voir Choubra dans les écuries del’Entreprise ; il me reconnaissait au pas, nous causionsensemble ; mais l’Entreprise ne voulait pas le nourrir, c’estmoi qui lui fournissais ses rations d’orge, et je l’en aimaisdavantage.

Ce cheval a complètement changé mon existence,jusqu’à l’époque où je me rendis aux lacs amers ; tous lesdimanches, après le déjeuner, au lieu de moisir dans mon trou,j’étais en route pour Ismaïlia, qui prenait alors une extensionextraordinaire.

L’administration centrale de l’Entreprise,d’abord à Port-Saïd, avait été transportée dans cette jolie villetoute neuve, au milieu de l’isthme. C’est de là que partaient tousles ordres ; c’est là qu’aboutissaient les fils télégraphiqueset que se concentraient tous les services : vivres,transports, postes, même le service médical et celui de lareligion. Le beau monde y circulait comme à Nancy : on ysuivait les modes, on y jouait gros jeu, car plus on gagne, plus onveut gagner et plus on hasarde.

Les hauts fonctionnaires de la Compagnie et del’Entreprise avaient tous leur habitation à Ismaïlia, les unesmagnifiques, les autres plus modestes, et leurs jardins, quiressemblaient, pour la variété des plantes, à nos serreschaudes : palmiers nains en éventail, dattiers en panache,orangers, citronniers, figuiers, tout y poussait, grâce à l’eaudouce que l’usine Lasseron, dirigée par M. Pierre, un de noscompatriotes, fournissait en abondance non seulement en ville, maisdans tout le nord de l’isthme jusqu’à Port-Saïd. Une énorme pompe àvapeur et des tuyaux de fonte desservaient tous les campementsintermédiaires.

L’eau douce au désert, c’est la vie ;avec quelques gouttes d’eau douce on obtient tout ce qu’on veut dusoleil en Égypte.

Chacun cherchait à se donner de l’ombre et dela fraîcheur, et puis à gagner de l’argent, beaucoup d’argent avecle moins de peine possible.

Au milieu de toutes ces figures européennes,allaient, venaient les bourricots, les chevaux, les dromadaires,les turbans, les tarbouches, etc. ; on voyait le domestiquenègre revenir du marché, son panier de légumes sur la tête ;le saïs, en tunique blanche, courir devant le cheval de sonmaître ; les caravanes, arrivant du Caire ou de Damas,traverser les rues ou se reposer à l’ombre des carrefours.

Qu’est-ce que je peux te dire ? L’Orientet l’Occident se confondaient ; c’était un grandcaravansérail, qui promettait de grandir encore.

Le lac Timsah, que sillonnaient des barques detoutes formes, surmontées de pavillons de toutes les nations,embellissait encore le coup d’œil, comme un miroir où tout sereflète et se dore au soleil.

Il fallait cela, Jean-Baptiste, après lesprivations, la monotonie de l’existence et du travail dans lessables, il fallait cette détente de l’esprit et du corps, pour nepas s’abrutir tout à fait : la nature ménage de loin en loindes oasis au voyageur dans les grandes solitudes ; Ismaïlia,avec son mouvement, ses parties de plaisir, même avec sa rouletteet ses tripots, était une oasis sur la grande route que nousouvrions à la civilisation.

En arrivant, je descendais à l’hôtel Masto etFrigara, dans le village grec. Frigara, un Corse à gros ventre etdouble menton, recevait les clients à bras ouverts et leurracontait les dernières nouvelles ; et l’autre, Masto, faisaitla cuisine.

La grande salle en bas, sur ses légèrescolonnettes, ouverte à toutes les brises, fourmillait deconsommateurs ; on y buvait de la limonade, du bordeaux, duChampagne, de l’absinthe, du raki. Chanteurs ambulants et employésde toutes les administrations s’y donnaient rendez-vous.

Tu penses bien que je ne m’amusais pas à boiredu Champagne à quinze francs la bouteille, cela n’entrait pas dansmes moyens. Je me contentais, après avoir attaché Choubra dans laremise, de prendre un verre de raki sur le pouce, et puis jefaisais mon tour en ville, pour me remettre à la hauteur duprogrès.

Je m’arrêtais aux devantures des nouveauxmagasins, regardant les crinolines à la dernière mode, lesvêtements de la dernière coupe, et derrière les vitrinesétincelantes, les jolis minois débarqués de Marseille, de Gênes oud’ailleurs par le dernier paquebot des postes maritimes.

Je n’étais pas le seul, oh non ! biend’autres faisaient le pied de grue dans ces parages et serafraîchissaient le souvenir de la patrie absente.

Cette revue et celle des magasins d’objets deluxe, de comestibles, etc. ; les visites aux amis Varlet,Gouget, Drouot ; le temps d’aller saluer M. Pierre et sajeune dame, vivant tout au bout de la ville dans leur grande usineet leur beau jardin, le plus beau de l’isthme, loin des intrigueset des caquets, tout cela me conduisait jusqu’au soir, et jerepartais sur Choubra pour le désert.

Au bout d’une heure, je revoyais notrecampement, ma baraque ; je remettais le cheval dans son écurieet j’allais m’accouder devant les ragoûts de la mère Aubry,racontant à Georgette toutes les belles choses que j’avais vues, cequi lui faisait ouvrir de grands yeux pleins d’admiration et medire tout bas :

– Écoute, Goguel, il faudra que tum’emmènes là-bas ; si tu veux, je m’assoirai derrière toi surle cheval ; je me tiendrai bien, je n’aurai pas peur.

– Nous verrons ça, Georgette, luidisais-je en riant, je ne dis pas non ; mais il faut que jesois en fonds, pour t’acheter quelque chose qui te plaise ;car d’aller à Ismaïlia sans rien acheter, ça te ferait trop depeine… Attendons les gratifications, et nous verrons.

Quel temps, Jean-Baptiste, et quelleexistence ! Lorsque j’y pense, il me semble avoir fait unrêve.

Et nous n’en étions qu’au début del’entreprise. Notre tranchée sur le bord du Sérapéum allait bien,mais il fallait encore quelques mois pour la terminer, et seulementalors l’œuvre colossale de MM. Borel et Lavalley pourraitcommencer en grand.

Cependant ces messieurs étaient loin de seplaindre, notre section faisait le plus de travail et le meilleurmarché ; Saleron estimait que nous en avions encore jusqu’à lafin de l’année 1866, et que dès le mois de janvier suivant, legrand matériel pourrait venir, lorsqu’il arriva des contre-tempsincroyables et qui pouvaient nous rejeter bien loin de notrecompte.

Le 16 juin au matin, comme je surveillais malocomobile et que les wagons roulaient à ma satisfaction, lesurveillant Bruant vint me dire :

– Conducteur, un Arabe là-bas se torddans la colique.

Et je lui répondis :

– Que voulez-vous que j’y fasse ?…Est-ce que la colique me regarde ? Allez prévenir leDr Chabassi.

Il partit en courant.

Je pensais que l’Arabe avait cuit ses légumesdans une casserole pleine de vert-de-gris, ce qui leur arrivaitassez souvent ; mais quelques instants après, tournant lesyeux du côté de Toussoum, je vis deux autres Arabes qu’on apportaitsur des manches de pioche en brancard ; cela me surprit.

Ceux qui les portaient suivaient le chemin dela berge ; ils allaient lentement, et les travailleurs seretournaient pour les regarder.

Le Dr Chabassi n’avait pas perdu detemps, il arrivait. C’était un petit vieux en redingote àl’européenne et culotte turque, la barbe grise, le tarbouche sur lanuque, un brave homme que M. de Lesseps avait sauvé de lacorde, car, étant médecin de recrutement dans l’armée deMahomet-Saïd, il exemptait les fellahs du service par douzaines,moyennant bien entendu quelques petites marques de reconnaissancede leur part. Le président avait obtenu sa grâce.

Tout cela ne l’empêchait pas de connaître sonaffaire ; à peine eut-il vu les gens attaqués de la colique,qu’il dit :

– C’est le choléra morbus, le vraicholéra asiatique, que les pèlerins viennent encore de nousapporter comme l’année dernière à la même époque.

Il faut te dire, Jean-Baptiste, que lesmusulmans sont les plus grands pèlerineurs du monde ; ilsarrivent du Soudan, du Maroc, de l’Arménie, des fins fonds del’Afrique et de l’Asie ; leurs chameaux défilent pendant dessemaines ; ils traversent l’isthme, suivent la route del’Hedjaz, le long des côtes de la mer Rouge, et disparaissent dansle désert.

Mais quelques mois après, en revenant, ilssont maigres, décharnés comme des coucous, à force de jeûnes, defatigues, de privations ; des milliers d’entre eux meurent enroute ; les carcasses de leurs caravanes empestent l’air.

Qu’est-ce que nos pèlerinages auprès deceux-là ? Chez nous, on revient gros et gras, le teint fleuri,riants et jubilants ; on a trouvé de bonnes hôtelleries toutle long du voyage. Quelle misère ! À proprement parler,l’Eternel doit être indigné de pareils sacrifices.

Enfin, voilà ce que déclara le DrChabassi, et le bruit se répandit aussitôt, d’un bout de latranchée à l’autre, que le choléra était venu. De sorte que ladébâcle commença ; les Grecs donnèrent l’exemple ; onavait beau leur crier : « Lâches !… gueux !…misérables !… » ils s’en allaient sans répondre, enallongeant les jambes ; ils couraient au campement, faisaientleur paquet et prenaient le chemin d’Ismaïlia. Les Dalmates, lesMonténégrins, les Italiens les suivirent.

Il fallut arrêter ma machine ; j’avaisalors deux mécaniciens, deux chauffeurs et cent cinquante hommessous mes ordres, car ce n’est pas une petite affaire de fournir àla locomobile assez de wagons chargés pour couvrir les frais, il enfaut des pioches et des pelles !

J’étais dans la désolation.

Ah ! les gueux de Grecs !

Nous avons appris depuis qu’ils s’étaientsauvés jusqu’à Port-Saïd, à quatre-vingt-dix kilomètres duSérapéum, qu’ils encombraient le port et qu’ils aimaient mieuxs’embarquer sur de vieilles barques à moitié pourries, que derester dans l’isthme. Quel malheur qu’un bon coup de vent ne lesait pas tous coulés à fond !

Moi, naturellement, je ne quittai pas lestravaux, tâchant de continuer à la brouette autant que possible, etbeaucoup d’Arabes restèrent aussi, parce qu’ils croyaient à lafatalité.

Je leur criais :

– Allah seul est grand !… Ceux quise sauvent n’ont pas la foi !… Il les rattrapera tout demême.

Eux m’écoutaient en murmurant je ne saisquoi.

Aussitôt pris par les coliques, ils secouchaient sur le sable, au grand soleil, et refusaient tous lesremèdes du Dr Chabassi, ce qui ne les empêchait pas demourir aussi bien que ceux qui les prenaient tous. Ils devenaientbleus sous leur peau jaune, et quelques heures après ils étaientétendus à cinq pieds sous le sable. Arabes et chrétiens, on nefaisait pas de différence : ils sont alignés derrière lesdéblais, de l’autre côté du village arabe.

Et comme la dégringolade continuait, enapprenant dans l’après-midi que plusieurs d’entre nous avaientemboîté le pas à l’hôpital du campement, – des employés de bureau,des surveillants, des gens qui se portaient aussi bien que toi,Jean-Baptiste, avec lesquels nous avions trinqué le matin, et quine se doutaient de rien, pas plus que nous, – en apprenant ça, jene te cache pas que nous étions aussi fort inquiets ; moi-mêmeje me disais : « Tu pourrais bien y passer tout comme unautre ! »

Or, c’est au milieu de cette déroute que jerevis pour la première fois notre vieux camarade Charles Hardy.Depuis mon départ de Saint-Dié, sept ans auparavant, pour allertravailler aux chemins de fer d’Espagne, je n’avais plus de sesnouvelles ; je savais seulement qu’au sortir de l’École desarts et métiers il s’était engagé dans la marine marchande, et quesa mère, la vieille Catherine Hardy, de Provenchère, chaque foisque le vent soufflait et qu’on apprenait des naufrages par lesjournaux, faisait dire des messes pour le salut de son Charlot.

Dieu sait si je pensais à lui, quand, rentrantle soir à la cantine, je me trouve en face d’un grand gaillard, lenez long, la bouche bien fendue, les favoris en côtelettes, et lapetite casquette de marin liée sous le menton, qui me regarde et medit :

– Hé ! ça n’est pas malheureux…voilà plus d’une heure que je t’attends !

Il faisait déjà un peu sombre, mais rien qu’àsa voix je m’écriai :

– C’est Charlot !

Et nous nous embrassâmes !

Il était tout attendri ; moi jecriais :

– D’où viens-tu ? Tu tombes bien…tout est à la débandade !

– D’où je viens ? je viens desIndes… je viens de lAmérique… je viens de partout, monvieux Goguel. Depuis que nous nous sommes quittés, je ne me suisreposé nulle part… j’ai fait tous les commerces : huiles,vins, thés, sucres, opium, bois de teinture…, qu’est-ce que jesais ! En débarquant à Suez, j’ai voulu voir le canal, et legros Bernard, de Saucy, m’a dit à Chalouf que je te trouverais auSérapéum ; de sorte…

– Bon !… bon !… entrons… nousallons causer de ça… Hé ! mère Aubry, vous n’allez pas nousservir vos rogatons, j’espère, ni vos conserves alimentaires dutemps d’Adam, ni votre vin bleu… C’est vous qui nousempoisonnez !

La grande baraque ne bourdonnait pas de mondecomme les autres jours ; sauf la petite Georgette qui pleuraitdans un coin, la figure sur les genoux, en se rappelant la mort deson père, au milieu des mêmes circonstances, mon camaradeKer-Forme, et le respectable ingénieur mécanicien, M. Clément,premier organisateur des forges et chantiers de la Méditerranée, àPort-Saïd, un des hommes les plus capables de la Compagnie, etqu’on a chargé depuis d’établir encore les phares du canal et deslacs amers, sauf ces deux vieux amis, qui soupaient d’un airmélancolique au bout de la longue table, tout était vide. La mèreAubry contemplait ses marmites dans la désolation, et se bourraitle nez de tabac.

Charlot et moi nous prîmes place sans façon àcôté des autres, et la vieille nous apporta ce qu’elle voulut,sachant bien que nous ne pouvions pas aller ailleurs.

Comme j’avais présenté Charlot aux amis, lepère Clément, passant sa main sur sa longue barbe blanche, tout enmangeant et buvant, se prit à dire :

– Eh bien ! Goguel, nous sommes doncrevenus aux premiers temps du Sérapéum ? La moitié desbaraques sont vides, et si cela dure un mois, elles le seronttoutes.

– Que voulez-vous, monsieur Clément, oncroirait que le diable s’en mêle ; ce n’était pas assez desAnglais, de Palmerston, de lord Strafford, de sir Bulwer, deNubar-Pacha, il fallait encore le choléra pour la seconde fois.

Et l’on se mit à s’indigner contre le choléra,contre les Grecs, contre les pèlerins arabes et tous les intrigantsqui nous mettaient des bâtons dans les roues depuis le commencementdes travaux.

Ker-Forme aurait voulu de nouvelles croisades,pour l’extermination de tous ces imbéciles qui nous apportaientrégulièrement la peste de leurs pèlerinages, et père Clément disaitque ce serait inutile, parce que la race des pauvres d’esprit estindestructible, que la nature en crée tous les jours de nouveaux,et qu’après ceux-ci il en viendrait d’autres, qui seraientpeut-être encore pires.

Charlot écoutait en fermant l’œil gauche à samanière, et, seulement après avoir bu deux ou trois bons coups, ilrépondit au père Clément :

– Je suis de votre avis, monsieur, labêtise est naturelle au genre humain ; il faut des sièclespour la déraciner, et quand on croit avoir réussi, cela recommence.Mais c’est aux Indes qu’il faut voir le danger de la bêtise dupeuple entretenu dans l’ignorance par la caste des prêtres ;c’est là qu’elle fleurit dans toute sa magnificence, et qu’elle semarie agréablement avec toutes les pestes et tous les fléaux dumonde. Qu’est-ce que cette petite épidémie, auprès du cholératoujours en permanence ? le grand choléra de Calcutta, quej’ai vu fonctionner presque à chacun de mes voyages, car il ne serepose jamais complètement ; on l’entretient avec une sorte decomplaisance.

« Les gens du pays, continua-t-il, ontl’habitude d’exposer par dévotion leurs malades sur les rives duGange, de sorte qu’à la marée l’eau monte et les entraîne. Lespauvres imbéciles, malgré leur piété, cherchent tous à sesauver ; à la vue de la mort, ils se réveillent, l’instinct dela conservation prend le dessus, ils se traînent à quatrepattes ; les paralytiques, les aveugles, les êtres criblés detoutes les infirmités, tous veulent en réchapper ! Mais lamarée de Calcutta monte de quatre mètres ; le fleuve débordeet s’étend au loin ; il entoure bientôt les misérables et lesentraîne dans son courant. Chaque fois que les Anglais ont voulus’opposer à cette religion stupide, qui condamne le progrès et veuten revenir à Bouddah, ils ont soulevé de grandes révoltes. Aussilaissent-ils maintenant les Indous se noyer à leur aise ;après tout, le commerce est leur principale affaire ; ilsseraient bien bêtes de vouloir sauver des idiots malgré eux, larace en sera toujours assez nombreuse. Mais il en résulte qu’enremontant le fleuve, vous rencontrez dans toutes ses anses, autourde tous ses îlots, quelques cadavres flottant dans les hautesherbes, et des milliers de vautours, de cormorans et de corbeauxqui s’en régalent. C’est là que la peste, le choléra, toutes lesmaladies contagieuses prennent naissance, et voilà ce que ces gensappellent la vraie religion, la plus vieille du monde, la plusrespectable, la mère de toutes les autres, la religion de Vichnou,de Schiva et d’Osiris ! »

Il riait de pitié, mais nous n’avions pasenvie de rire ; et vers neuf heures, le docteur Dechêne étantvenu nous annoncer, en sortant de l’hôpital, que notre camaradeLarrague, employé de la caisse, venait d’expirer après deux heuresd’horribles convulsions, et qu’une dizaine d’ouvriers auxquels iladministrait du laudanum, pour leur épargner au moins lasouffrance, ne passeraient sans doute pas la nuit, chacun pensaqu’il valait mieux aller tranquillement se coucher, que decontinuer à se goberger et de se donner une indigestion.

Charlot et moi nous restâmes seuls en faced’un grog au rhum, que la mère Aubry venait de nous servir, il meraconta son arrivée à Suez, et le coup d’œil qu’il venait de donneraux travaux du canal d’Ismaïlia à Port-Saïd.

Il retournait à Suez. Je vis bien qu’il avaitquelque projet en tête, mais il ne m’en dit rien alors, et unedemi-heure après le départ des autres, nous sortîmes tranquillementpour aller dormir.

Je ne veux pas oublier une singulièrerencontre que nous fîmes encore cette même nuit.

Le ciel était trouble ; le dessèchementdu canal de Néfich avait fait s’élever une sorte de brouillard, quiremplissait l’air de je ne sais quelle odeur marécageuse ; etcomme nous passions devant une file de baraques avant d’arriver àla mienne, nous en vîmes une vivement éclairée à l’intérieur :c’était celle d’un garde du camp dalmate, Ballatino Antonio, ungrand beau garçon à barbe noire, qui faisait les réponses aux Pèresde la Terre-Sainte, lorsqu’ils venaient dire la messe auSérapéum.

– Tiens, dis-je à Charlot, qu’est-ce quise passe là-dedans ? On dirait un commencement d’incendie.

Et je poussai la porte entr’ouverte.

La lumière venait de cinq ou six bougies quibrûlaient autour de la table, où le pauvre Ballatino Antonio étaitétendu mort, en redingote et pantalon noir, mais sans gilet, unegrosse rose en papier peint et un rosaire entre les mains.

Il avait succombé dans la journée ;plusieurs de ses compatriotes, assis sur un banc, contre le mur, leveillaient et se passaient une outre de vin avec componction :les malheureux étaient complètement ivres ; l’un d’euxchantait, en nasillant, une antienne, les yeux à demi fermés et latête penchée sur l’épaule, comme assoupi. Nous allions poursuivrenotre chemin, quand quelqu’un, arrivant derrière nous, nousdit :

– Pardon… laissez-moi entrer !

C’était le nommé Reboul, entrepreneur desfourrages pour les mulets et les bourricots de la Compagnie, unêtre chétif, qui se plaisait à faire de grandes phrases, et qui,voyant le mort sans gilet, se mit à dire :

– Mes amis, vous ne pouvez enterrer votrecamarade sans gilet… c’est impossible !… Non… cela ne se peutpas… ce serait indécent et même contraire à notre saintereligion.

Et les autres, qui n’en pouvaient plus à forcede boire, trouvèrent qu’il avait raison ; ils se levèrent,prirent en trébuchant leur mort sous les bras et le dressèrent tantbien que mal.

Reboul, ayant décroché le gilet pendu au mur,cherchait à tirer les manches de la redingote du mort, qui tombaità droite, à gauche, avec un bruit sourd.

– Tiens, allons-nous-en, dis-je àCharlot, c’est abominable.

– Oui, fit-il en haussant les épaules,ces gens-là méritent d’être de la religion de Vichnou ; ils ensont tout à fait dignes.

Quelques pas plus loin, nous entrâmes dans mabaraque ; nous étendîmes un de mes matelas à terre, et Charlotse coucha de son côté pour dormir.

Je me souviens qu’au bout d’un instant Charlotm’appela :

– Goguel ?

– Quoi ?

– Est-ce que tu ne connaîtrais pas parhasard un nommé Julien Desrôses ?

– Un employé du canal ?

– Non, un peintre décorateur, venu enÉgypte du temps de Mohamed-Saïd. Tu n’as jamais entendu parler delui ?

– Jamais ! Parle-moi du personnel del’Entreprise ou même de la Compagnie universelle, à la bonne heure.Mais est-ce que je me connais en peinture ?… Est-ce que çam’inquiète ?

– Ah ! je croyais, fit-il ; lehasard est si grand !

Et, deux minutes après, je l’entendais ronflercomme un bienheureux.

Quant à moi, je ne pus fermer l’œil ; lachaleur de nos baraques, surtout la nuit, étaitinsupportable ; les mouches, sorties du canal d’eau douce enpartie desséché, bourdonnaient avec ce petit bruit plaintif, aigu,qui vous agace.

Deux fois je me levai pour renouvelerl’air.

Dehors, tout était silencieux.

Enfin, sur les trois heures du matin, j’allaism’assoupir, quand un autre bruit étrange, une sorte de tintement,de cliquetis, d’abord lointain, mais qui se rapprochait, meréveilla de nouveau.

Je me levai et je regardai dehors.

Une file de cinq ou six dromadaires longeaientle canal ; leurs grandes silhouettes grises se dessinaientdans le brouillard ; et comme ils passaient devant ma porte,le conducteur, un nègre assis sur le cou du premier, s’arrêta etfit arrêter ceux qui le suivaient ; il n’avait que le caleçon,le taki et le bâton recourbé ; en même temps je vis que surles autres dromadaires se trouvaient des femmes, des saltimbanques,une grosse caisse, des drapeaux tricolores, des cartons, deschapeaux chinois.

C’était la troupe deMme Dalbert, qui donnait des représentations depuistrois semaines à Ismaïlia, et dont tout l’isthme parlait.

Et comme je regardais cet étrange spectacle,une des femmes, la plus grosse, me demanda du haut de sondromadaire :

– Monsieur, est-ce que le choléra estici ?

– Oui, madame.

– Avez-vous perdu beaucoup demonde ?

– Beaucoup, madame.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu !…fit-elle en se cachant la figure des deux mains.

Et une autre alors, plus jeune, medemanda :

– Monsieur, est-ce que le choléra est àChalouf ?

– Je ne sais pas ; il est possibleque non ; nous n’avons pas de nouvelles de ce côté.

Alors toutes ensemble, et même deux ou troisartistes du sexe intrépide, assis derrière, s’écrièrent :

– Allons à Chalouf… oui… allons àChalouf !… Connaissez-vous l’arabe, monsieur ?

– Oui.

– Eh bien, dites donc au conducteur denous mener à Chalouf.

Charlot me tirait par le bras, en medisant :

– Engage-les à rester, cela nous égayeratous.

Mais de rire, après avoir perdu de bonscamarades, ce n’était pas le moment, et je dis au nègre :

– Conduis ces dames à Chalouf, tu serasbien payé.

Alors Chariot, élevant la voix,s’écria :

– Pardon… un instant !… Ces damesvoudraient-elles bien me permettre de les accompagner ?…J’attendais une occasion pour Suez, et celle-ci me paraîtcharmante.

– Ah ! monsieur, c’est le plus grandservice que vous pourriez nous rendre, répondit l’une de cesaimables personnes… D’aller seules par le désert avec cetArabe…

Charlot n’attendit pas la fin, il me serra lamain, et posant le pied sur le genou du premier dromadaire,saisissant son licol, en deux bonds il fut en selle près de lagrosse dame, sans que le conducteur eût besoin de l’aider.

– Allons ! au revoir, Goguel,criait-il ; dans quinze jours ou trois semaines nous nousreverrons, je pense.

Et la caravane s’éloignait à grands pas. Je laregardai deux secondes se perdre au milieu de la brume, puis jerentrai dans ma baraque faire un somme.

Cela se passait en juin 1866.

Le lendemain, MM. de Lesseps,Lavalley, Cotard, M. Guichard, chef des transports, etd’autres employés supérieurs, arrivèrent au triple galop. Ils serendirent au campement et visitèrent, accompagnés deM. Laugaudin et des docteurs Chabassi et Dechêne, d’abordl’hôpital, puis toutes les baraques où se trouvaient desmalades.

M. de Lesseps et ses compagnons,aussitôt après leur visite, voyant que l’épidémie n’était pas aussiforte que la précédente, ne s’inquiétèrent plus que des Grecs, etrepartirent sur leurs chevaux, qui filaient comme l’éclair, pourIsmaïlia.

Bien loin d’arrêter les fuyards, ils couraientlà-bas organiser des transports pour les aider à décamper au plusvite, car ces Grecs et tous ces gens de l’Archipel, – filous,voleurs, pirates de père en fils, – étaient la vraie peste del’isthme ; cette race abominable ne faisait rien de bon etfaisait beaucoup de mal ; c’est elle qui, les jours de paye,attirait les travailleurs dans les tripots de Suez et d’Ismaïlia,où l’on jouait dans une heure le gain de tout le mois ; c’estelle qui biseautait les cartes, qui donnait les coups decouteau ; c’est à cette race dégradée que s’adressait surtoutle président, lorsqu’il disait sur les chantiers :

– Tout le monde est libre ici… mais queles fainéants s’en aillent ; c’est le plus grand servicequ’ils puissent nous rendre ; quand on ne fait rien, on gêneles autres.

Le pire, c’est que ces bandits, une fois prissur le fait, arrêtés et convaincus, étaient réclamés par leurconsul d’Alexandrie, pour les faire juger en Grèce, d’où les bravesgens ne tardaient pas à revenir sous un autre nom, recommencer lemême métier.

À la fin, sur la demande du gouvernementégyptien, quelques vieux renards de la police européenne vinrentleur rendre visite ; ils les dénichèrent partout ; on lesexpédiait tout de suite en Grèce, sur de vieux navires à moitiépourris, qui coulaient souvent en route. Alors les Grecs comprirentque le métier n’était plus bon et disparurent ; il ne restaque les travailleurs et les négociants honnêtes.

Mais nous n’en étions pas encore là,malheureusement, et M. de Lesseps se dépêcha de faciliterà tous ces mauvais sujets les moyens de déguerpir.

Chez nous, au Sérapéum, on distribuait matinet soir du café aux travailleurs ; il était même questiond’évacuer le campement et le village arabe.

Quelques jours après, M. Guichard, étantrevenu, trouva l’hôpital vide ; plusieurs malades, au moyen defrictions, avaient été sauvés ; d’autres étaient morts. Iln’existait plus dans les baraques que des cas isolés ; enconséquence, les projets d’évacuation furent abandonnés, toutrentra dans l’ordre ordinaire.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer