Un drame au Labrador

Chapitre 12OÙ GASPARD ÉPROUVE UNE SURPRISE DÉSAGRÉABLE

Cette journée devait être fertile enévénements.

On eût dit vraiment que Cupidon essayait unarc nouveau et des flèches dernier modèle, faisant des blessuresincurables.

Vers le milieu de la traversée de la baie,Jean Labarou croisa, à quelques arpents de distance, un canotd’écorce, à la fois solide et léger, qu’une jeune fille« pagayait » avec une sûreté de main incomparable.

— Mais c’est Mimie ! se dit le père, unpeu étonné.

Puis, mettant les deux mains autour de sabouche pour mieux diriger sa voix, il héla :

— Ohé ! là, du canot !

— C’est vous, père ?… répondit-on,pendant que l’aviron s’immobilisait, appuyé sur le plat-bord.

— Oui, c’est moi. Où vas-tu, comme cela, touteseule, dans cette coquille de noix ?… Ce n’est guèreprudent !

— Oh ! soyez tranquille, père : jereviendrai tout à l’heure saine et sauve. Je vais voir seulement sice galopin de Wapwi n’est pas quelque part par là…

— Je ne l’ai pas vu. D’ailleurs, je parieraisun beau trois-mâts contre un méchant « sabot » deQuimper, en Bretagne, que ce n’est pas Wapwi qui te fait courir lahaie.

Les deux embarcations s’étaient ;rapprochées.

Aussi la jeune marinière put-elle répondre enbaissant la voix :

— Vous gagneriez, père… Ne parions pas. C’està Gaspard que j’en ai… Oh ! une toute petite surprise que jeveux lui causer ! Mais il faut que je mettre la main dessus,d’abord, et, pour cela, on a besoin de se lever matin, vous lesavez…

— Tu me dis cela d’un air drôle, petiteMimie ! Que se passe-t-il donc ?… Serais-tu mécontente deton cousin, ma fille ?… Est-ce qu’il te ferait destraits, par hasard ?

Et Jean Labarou, malgré ses proprespréoccupations, jeta un long regard sur le beau et pâle visage desa fille.

Un double éclair jaillit des yeux de Mimie,qui se contenta de dire :

— Peut-être !… Mais laissons là Gaspardet parlons un peu de mon frère Arthur. — Vous avez vuMme Noël ?

— Oui… Nous nous sommes expliqués… Tout irabien de ce côté-là, j’espère. Nous en causerons avec ta mère.

— Ah ! que je suis contente, petitpère !… Ce pauvre Arthur, il me faisait tant pitié avec songros chagrin !… Allons ! puisque c’est comme ça, je mesauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour, père. Àtantôt !

— À tout à l’heure, ma fille.

Chaloupe et canot reprirent leur course ensens contraire et ne tardèrent pas à se trouver hors de portée dela voix.

La chaloupe traversa en ligne directe et s’enalla prendre terre à son petit havre accoutumé, près del’habitation Labarou.

Quant au canot, au lieu de poursuivre sacourse dans la direction du Chalet, qui lui faisait face, ilobliqua vers le nord, longeant la rive surélevée, touteenguirlandée de frondaisons touffues, qui traînaient jusque dans lamer, et disparut tout à coup au fond d’une petite anse, rendueinvisible par les rameaux épais entre-croisés en voûte à quelquespieds de la surface de l’eau.

Une fois là, plus rien !

Gens de mer et gens de terre eussent été bienempêchés de dénicher l’embarcation et son capitaine enjuponné.

Mimie Labarou attacha son esquif à une branchede saule et attendit, debout, fouillant de ses grands yeux bleustout remplis d’éclairs la saulaie bordant la rive.

Quoique fort épais à hauteur d’homme, cerideau d’arbustes, dépourvu de feuillage à quelques pouces du sol,permettait au regard de pénétrer jusqu’au Chalet des Noël, à deuxou trois cents pieds de là.

Pendant une dizaine de minutes, la jeune filledemeura ainsi immobile, les yeux fixés dans la même direction.

Là demeurait sa rivale, — celle qui, tout enétant fiancée d’Arthur, n’en menaçait pas moins son bonheur, àelle.

Car Mimie le sentait bien, Gaspard luiéchappait insensiblement… Un magnétisme étrange l’attirait de cecôté de la baie… En dépit de ses protestations d’amour, des sesélans passionnés, de ses serments même, quelque chose de vaguesemblait paralyser la langue de son cousin… Ils ne se parlaientplus avec le même abandon… Les querelles surgissaient à propos detout et de rien… Bref, Mimie était déjà assez femme, pour devinerque le cœur de son amoureux n’allait pas tarder à lui glisser entreles doigts, si elle n’y mettait bon ordre.

Et elle se sentait vraiment de caractère à lefaire, l’indolente mais énergique Mimie !

Voilà pourquoi, secouant enfin son apathie,elle était entrée, ce matin-là, sur le sentier de la guerre.

Wapwi, prévenu dès la veille, devait larejoindre, aussitôt libre.

C’est lui qu’attendait donc la jeunefille.

Une demi-heure s’écoula.

Les coqs chantaient près de l’habitation desNoël, et les oiseaux prenaient leurs ébats à travers lasaulaie.

Mais, de voix humaines, point.

Tout semblait dormir.

Soudain, un bruit léger se fit dans lefeuillage, une respiration rapide haleta aux oreilles de laguetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivrée entre deux rameauxdoucement écartés, à deux pouces au plus de son oreille.

— Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougezpas, ne parlez pas ; il vient !

— Ah ! C’est toi… petit sauvage !…On n’arrive pas de pareille façon, … m’as fait une peur !

Effectivement était toute transie, la pauvrefille. Mais, se remettant aussitôt :

— Tu l’as vu ?

— Je le suis depuis tantôt.

— D’où vient-il ?

— Il espionne petite mère Noël. — Il estméchant l’oncle Gaspard.

— Ainsi c’est pour cette fille qu’il court lesbois du matin au soir ? dit amèrement Mimie, sans relever ladernière observation.

Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait direclairement : « Dame, tu devais bien t’endouter ! »

Puis prêtant un instant l’oreille, il saisitle bras de sa compagne :

— Chut ! fit-il, les voilà tousdeux !

— Je veux voir et entendre.

Et la jeune fille, aidée du petit sauvage,sauta aussitôt sur la berge de la saulaie, très épaisse à cetendroit de la rive, et fit quelques pas à travers l’enchevêtrementde la végétation.

Puis Wapwi, qui servait de guide, s’arrêta etse blottit derrière un gros hallier, invitant, par une pressionénergique de la main, sa compagne à l’imiter.

Le sentier, conduisant des chutes au Chalet,passait à quelques pieds de là.

Deux voix, l’une railleuse et claire, l’autresuppliante et sourde, alternaient dans le silence environnant.

— Ainsi, disait la voix railleuse, cette bellepassion vous est venue comme cela tout d’un coup, en apprenant ceque vous appelez mon malheur ?…

— Ne riez pas, Suzanne !… répliquaitl’organe funèbre, — celui de maître Gaspard, — quand je vous aivue, vous si belle, courir ainsi vers une destinée terrible, j’aitremblé pour vous, d’abord ; puis la pitié m’est venue… Et,comme de la pitié à l’amour il n’y a qu’un pas, je l’ai vite faitce pas…

— Vous avez de si bonnes jambes, monsieurGaspard !

— Avez-vous le courage de rire en un pareilmoment ?

— En vérité, je devrais plutôt pleurer,peut-être ? Le fait est, futur cousin, que si réellement unruisseau de sang me séparait, comme vous l’affirmez, de mon fiancéArthur, je n’aurais pas, moi, la jambe assez longue pour lefranchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard, votreruisseau de sang n’est qu’un tout petit filet, que beaucoup d’amouret de foi chrétienne effaceront bien vite…

— Ce serait une horreur, Suzanne, une allianceentre bourreau et victime !

— Là ! là ! monsieur Gaspard, nefaites pas tant de zèle et laissez-nous mener notre barque à notreguise. Quant à votre amour si désintéressé et si charitable,gardez-le pour ma belle-sœur, cette chère Mimie, qui le mérite bienplus que moi.

— C’est là votre dernier mot,mademoiselle ? fit Gaspard menaçant.

— C’est mon dernier mot, monsieur !

— Peut-être changerez-vous d’avis bientôt…

— Que voulez-vous dire ?

— Rien autre que ce que je dis, Suzanne Noël.Sur ce, je vous souhaite le bonsoir.

— Adieu, monsieur.

Gaspard fit un pas pour s’éloigner. Mais ilavait encore une vilenie sur le cœur :

— À propos, dit-il en persiflant, je ne veuxpas, vous savez, que mon cousin vous donne mon nom de Labarou, quiest un nom honnête, celui-là. C’est madame Lehoulier,entendez-vous, — un nom taché du sang de votre défunt père, — quevous vous appellerez, une fois mariée.

— Méchant ! murmura Suzanne avecdégoût.

— Canaille ! cria une autre voix,éclatante celle-ci, qui fit tressaillir Gaspard.

Et, avant qu’il eût eu le temps de sereconnaître, Euphémie Labarou, ses beaux cheveux crêpés flottantsur le cou, ses grands yeux bleu d’acier étincelants, tombaitdebout devant lui.

— Mimie ! s’écria Gaspard, reculant d’unpas.

— Et bien, oui, c’est moi !… Répète unpeu ce que tu viens de dire, grand lâche !

Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plusles dents, Euphémie Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit enlui prenant les mains :

— Mademoiselle Suzanne, c’est ma saintepatronne, à coup sûr, qui m’a conduite ici… Je ne vous aimais pasbeaucoup ; j’avais des préventions contre vous, à cause de cegarnement-là… Mais, maintenant que je vous ai vue, et surtoutentendue, je vais vous chérir comme une sœur. — Levoulez-vous ?

Pour toute réponse, Suzanne se jeta dans lesbras de Mimie, et les deux jeunes filles s’embrassèrent plusieursfois.

Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment deplaisir, que le petit sauvage se prit à pirouetter sur les mains etles pieds, comme un vrai clown de cirque.

Gaspard seul ne prit aucune part, cela seconçoit, à l’allégresse commune. Il fit même mine de s’éloigner.Mais Mimie le cloua net sur place, en disant d’un ton quin’admettait pas de réplique :

— Gaspard, ne t’avise pas de te sauver… Jet’emmène avec moi, tu sais !

Et tel était l’étrange magnétisme exercé parcette singulière fille, que le cousin courba la tête, sans mêmerépliquer.

Il est vrai qu’un éclair de fureur, aussitôtréprimé, illumina un instant ses traits durs.

Mais personne ne s’en aperçut, car les jeunesfilles échangeaient leurs adieux.

— Ne vous préoccupez de rien, Suzanne, disaitEuphémie Labarou… J’ai rencontré mon père, tout à l’heure, sur labaie… Il revenait d’une entrevue avec votre mère…

— Vraiment ? interrompit l’autre.

— Et il m’a dit, continua Mimie :« Tout ira bien ! »

— Il a vu ma mère : ah ! que je suisheureuse !

— Espérons, Suzanne, et au revoir !

— Oui, petite sœur, au revoir !

Euphémie et Gaspard se dirigèrent vers lecanot, sans échanger une parole.

Gaspard s’étendit nonchalamment à l’avant,laissant à la capitaine Mimie le soin de manier l’aviron.

Quant à Wapwi, avant de revenir par lapasserelle, en haut des chutes, il voulut prendre congé à sa façonde Mlle Noël, — c’est-à-dire en frottant la main de la jeune fillecontre sa joue.

Mais Suzanne le dispensa de ce cérémonialabénaki, en lui donnant tout bonnement deux gros baisers, bienretentissants, sur les joues et lui disant :

— Va, cher petit, vers ton maître, etraconte-lui ce que tu as vu.

— Oui, petite mère ; et Wapwi lui diraaussi que tu as embrassé un… sauvage.

Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit,détala en riant silencieusement.

Suzanne fit de même, mais avec moins deretenue.

Elle riait encore en arrivant au Chalet.

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