Un drame au Labrador

Chapitre 26LE REVENANT

Nous sommes au 25 juin de l’année 1853.

Dès huit heures du matin, la baie de Kécarpouiprésente un spectacle inaccoutumé.

Près de la rive orientale, en face du Chaletde la famille Noël, deux goélettes sont à l’ancre : l’unepavoisée et toute luisante de peinture fraîche…

C’est le Marsouin.

À une couple d’arpents plus au large, — maissur une même ligne, un second vaisseau est aussi au mouillage,présentant l’étrave au courant, qui rentre…

C’est la fameuse goélette qui fait, deux foisl’an, la visite des établissements de pêche disséminés sur la côtedu Labrador, achète le poisson, fournit les provisions ettransporte d’un point à un autre le missionnaire catholique.

Enfin, dans l’ouverture de la baie, unetroisième goélette, véritable bijou d’architecture navale, arrive,toutes voiles hautes, Puis, diminuant de toile à mesure qu’elleavance, finit par aller jeter l’ancre au beau milieu du courant,droit en face de l’humble demeure des Labarou.

Sur le tableau d’arrière de celle-ci se lit unnom fatidique : Le Revenant.

Pendant que l’équipage s’occupe à serrer lesvoiles et aux soins multiples du mouillage, le capitaine se laisseglisser dans la chaloupe du bord, suivi d’un enfant d’une quinzained’années, dont la figure très basanée rayonne comme un soleil…

C’est Arthur Labarou. suivi de son fidèleWapwi, — lequel, pressentant l’arrivée de son maître, a trouvé lemoyen de rallier la goélette, à l’est du la baie, dans soncanot.

Mais déjà, de l’humble maisonnette, surgissanttour à tour, un vieillard, encore vert quoique courbé, une femme àcheveux blancs et une belle jeune fille, toute pâle d’une émotionextraordinaire…

Arrivés à une couple d’arpents l’un del’autre, les deux groupes s’observent avec un troublegrandissant…

La vieille femme à cheveux blancs s’arrête etse prend à trembler de tous ses membres…

Le vieillard lève les bras vers le ciel…

Mais la jeune fille, elle, s’élance vers lenouvel arrivant et l’étreint rapidement :

— Mon frère !

Arthur rend l’étreinte, sans répondre.

La mère est là…

C’est pour elle la première parole.

Il court, la prend dans ses bras, baise sescheveux blancs et se glisse à ses genoux, en disant que ce mot quidit tout :

— O mère !

Le père, à son tour, presse son fils sur sapoitrine…

Puis on entre à la maison…

La porte se ferme…

Une scène, qui ne se décrit pas, a lieu entreles divers personnages de cette famille, hier encore abîmée dans ledésespoir.

La joie a sa pudeur.

Tirons le rideau sur ces épanchementssacrés…

Un quart-d’heure s’écoula.

Puis la porte se rouvrit, pour livrer passageau capitaine du Revenant, qui semblait au comble del’anxiété et disait rapidement à sa sœur :

— Ainsi, tu es sûre que Suzanne m’est restéefidèle et qu’on lui force la main ?…

— Absolument sûre, mon frère… Ah ! pauvrefille, comme elle a pleuré et quel serment imprudent elle a faitlà, par une reconnaissance exagérée pour un sauvetagearrangé d’avance entre Thomas et Gaspard, je lejurerais.

— Oui, elle a été bien imprudente de s’engagerpar serment à épouser un misérable, dans un temps donné… Maisaussi, petite sœur, quelle inspiration du ciel d’avoir ajoutéformellement, comme tu dis : « Si toutefois mon premierfiancé ne vient pas réclamer ses droits ! »

— Restriction qui n’a causé nul souci à cecoquin de Gaspard ! fit remarquer Mimie… Il était si sûrd’avoir réussi dans son crime !

— Dieu aveugle les criminels qu’il veutpunir ! dit gravement le jeune capitaine du Revenant…Nous arriverons à temps pour sauver cette pauvre Suzanne.

Ces propos s’échangeaient rapidement, tout enembarquant dans la chaloupe et ramant vers la goélette.

On prit là, un renfort de deux solidesmatelots, et la chaloupe partit comme une flèche dans la directiondu Chalet.

À peine eut-elle touché terre, qu’Arthur sautasur la berge…

Comme il franchissait le rideau de saules quiborde la rive en cet endroit, un cri de désespoir faillit jaillirde sa gorge…

En face d’un autel, tout enguirlandé defeuillage, érigé à côté du Chalet, Gaspard et Suzanne, à genouxl’un près de l’autre, écoutaient un prêtre debout en face d’eux, unlivre à la main.

— Gaspard Labarou, disait gravement leministre du culte, prenez-vous Suzanne Noël pour votre légitimeépouse ?

— Oui ! articula Gaspard, d’une voixnerveuse.

Le capitaine du Revenant arrivaitderrière eux, comme le prêtre posait la même question à la jeunefemme agenouillée :

— Suzanne Noël, prenez-vous Gaspard Labaroupour votre légitime époux ?

Un frisson parut courir sur les épaules de lapauvre fille…

Elle hésita…

Puis, dans un mouvement de désespoirinconcevable, levant les yeux au ciel comme pour y demander unsecours inespéré, elle se retourna une dernière fois vers la baie,dans un volte-face rapide, et rencontra les yeux d’Arthur, quisemblait guetter ce moment.

Alors, secouée de la tête aux pieds par unecommotion électrique, elle courut vers son premier fiancé, criantpar trois fois :

— Non ! non ! non !

Tout le monde avait suivi des yeux la jeunefiancée, — si près de s’appeler la jeune épousée, — et ce fut uneexclamation de stupeur quand on la vit dans les bras de celui qu’oncroyait mort, — d’Arthur Labarou, surgi brusquement des saulesbordant la rive.

Gaspard, tremblant, livide, les yeux agrandispar une épouvante sans nom, paraissait cloué au sol.

Thomas, qui lui servait de chaperon à l’autel,dut le rappeler à ses sens…

Il perdait rarement la tête, lui, l’excellentgarçon.

— Mon vieux, dit-il… ton chien estmort !… Filons !… C’est le bon temps.

Et, passant son bras sous celui de soncomplice, il l’entraîna rapidement vers la rive, où la chaloupe duMarsouin, toute pavoisée et montée par deux matelots engrande tenue, attendait les mariés.

Bien que les oreilles lui tintassent de millerumeurs imaginaires, Gaspard, en passant près d’un groupe forméd’une jeune fille et d’un enfant, entendit toutefois une voix defemme qui lui disait avec un mépris écrasant :« Caïn ! »

L’enfant, lui, ôta gravement son chapeau, etsalua jusqu’à terre.

C’était Wapwi, qui se vengeait à sa façon.

Mais tout cela ne prit que le temps de ledire…

Thomas commanda aux matelots, après avoir faitentrer Gaspard dans l’embarcation et s’y être installélui-même :

— À la goélette !… et plus vite queça !

Bien que fortement intrigués de ne pas voir lamariée accompagner son nouvel époux, — ainsi que la chose avait étéarrangée, — les mathurins poussèrent au large et se prirent à rameren cadence, sans faire aucune observation.

Une demi-heure plus tard, leMarsouin, toutes voiles hautes et pavillons au vent,sortait de la baie, contournait la Sentinelle etdisparaissait dans les brumes irisées du golfe…

Gaspard Labarou, debout près de la lisse del’arrière, tendant son poing fermé vers le fond de la baie,disait :

— J’ai perdu la partie, cette fois… Mais…,je reviendrai !

** * *

Dès le lendemain, un double mariage étaitcélébré par le missionnaire, avant son départ :

Celui du capitaine Arthur Labarou et deSuzanne Noël…

Les autres conjoints s’appelaient :

Louis Noël et Euphémie Labarou.

Et, à la fin de ce jour-là, quand les ombresde la nuit s’étendirent sur la côte du Labrador, il y eut unendroit de ce littoral solitaire ou le Bonheur, ce fuyardinfatigable, dut faire une halte !

FIN

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer