Un drame au Labrador

Chapitre 18APRÈS LE CRIME

Le fanal tourné en cercle, pendant la nuit dudrame, était bien un signal.

Seulement, ce n’était pas une main de femmequi le levait, ce fanal.

Gaspard eût-il connu ce détail, que peut-êtrele démon de la jalousie ne l’eût pas mordu aussi cruellement.

Mais le coup était fait ; le coup,longtemps, mais confusément rêvé dans la cervelle de ce sauvage derace blanche abandonné à toutes les fureurs de la passion…

Il ne restait plus d’autre alternative àl’auteur du guet-apens, que d’en tirer le meilleur partipossible.

D’abord, il lui faudrait expliquer lacatastrophe, la disparition de son cousin, tout en ne laissantaucun doute sur le rôle héroïque que lui, Gaspard, avait joué dansce drame nocturne, d’où il ne revenait que par miracle.

Telles étaient les pensées du misérable aumoment où, entraîné par les vagues énormes soulevées par latempête, il voyait l’îlot disparaître dans les brumes et lesembruns qui couvraient la baie.

Mais il n’eut guère le loisir d’élaborer unplan quelconque à cet égard, car le soin de sa propre conservationle rappela vite au sentiment du danger immédiat que lui-mêmecourait.

En effet, seul dans une embarcation légère,n’ayant ni le temps de dresser le mât, ni celui de mettre legouvernail en place, il se voyait contraint de gagner terre àla godille, recevant les lames de biais et fort empêché degarder l’équilibre dans la coquille de noix qui le portait.

Pendant une bonne moitié du trajet, les chosesallèrent tant bien que mal.

La chaloupe fuyait vers l’ouest et dépassaitla pointe submergée de la baie, mais se rapprochait tout de même durivage.

Toutefois, les lames frappant de biais,déferlaient à chaque instant par-dessus sa joue et l’alourdissaientrapidement des masses d’eau qu’elles y déversaient.

Il vint un moment où Gaspard eut peur…

En fouillant du regard l’espace brumeux qui leséparait de terre, il ne vit qu’un chaos mouvant de brouillardsépais, et plus loin, — bien loin, se figura-t-il, — la ligne sombrede la côte, à peine estompée dans l’obscurité.

Ces erreurs de distance sont fréquentes, lanuit, surtout quand on a l’esprit frappé comme l’avait lemisérable.

Gaspard se crut perdu.

Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner àla rame avec laquelle il godillait l’impulsion énergique nécessaireau progrès de l’embarcation…

Et les lames embarquaient toujours !…

Et le vent hurlait de plus en plus !…

Et, à travers ces clameurs de tempête, lefratricide croyait entendre la voix désespérée du pauvre Arthur,seul sur son îlot à demi-submergé et voyant venir fatalement unemort terrifiante !…

Oui, le fratricide eut peur, une peur de bêteacculée en face des chasseurs…

Mais, de remords, point !

Même à cet instant suprême où il se crut vouéau gouffre, il ne regretta pas ce qu’il avait fait.

Plutôt mille morts, que de voir son cousinaimé de Suzanne Noël !

Telle était l’intensité de sajalousie !

Il vint pourtant un coup de mer qui luiarracha un cri d’angoisse tardive…

La chaloupe, prise de flanc par une avalanched’eau, fut soulevée comme une plume au milieu d’une pluie d’embrunsfouettée par la rafale et alla s’abattre sur un élément solide,rocher ou sable, où elle demeura immobile.

Gaspard, emporté par dessus bord, s’en futtomber tête première à quelques pieds de là, ressentit unecommotion violente au cerveau et perdit connaissance.

…………………………………………………………

Combien de temps demeura-t-il ainsi privé desentiment, la face dans le sable et les bras étendus ?

Il aurait été bien empêché de le dire,lorsqu’il reprit ses sens.

Mais comme la nuit semblait moins sombre,Gaspard estima qu’il s’était bien écoulé deux heures depuis lemoment où il avait été projeté sur le sol.

Au reste l’horizon blanchissait vaguement,tout là-bas, dans l’est, et la mer, toujours furieuse, battait lagrève non loin des côtes.

La, marée, — une de ces terribles maréeséquinoxiales qui gonflent outre mesure les embouchures des fleuves,— avait porté le flot jusqu’aux premiers arbres du pied desfalaises.

C’était sur une masse rocheuse à moitiécouverte de sable que la chaloupe était venue s’éventrer ; et,chose singulière, la pointe à arêtes vives qui lui avait ouvert leflanc était de nature si résistante, qu’elle demeura sans se rompredans l’ouverture, immobilisant du coup l’embarcation.

On conçoit comment Gaspard, emporté par sonélan, alla piquer une tête à quelques pieds de distance et restapresque assommé…

Cependant, voici notre homme qui seranime.

Il commence par se dresser sur les genoux, ens’aidant de ses deux bras arc-boutés contre le sol.

Mais c’en est assez pour un premiermouvement…

La tête est trop lourde encore… Des étincellesvoltigent devant les yeux du blessé… Il va tomber la face contreterre…

Non, pourtant. Le diable, son patron, luiviendra en aide.

La blessure s’est rouverte, et le sang couleabondamment, inondant la figure…

Gaspard sourit…

Et ce sourire, irradiant cette figuresanglante ; cette lumière au sein d’une ombre épaisse, aquelque chose d’infernal.

— Quelle mise en scène pour le dénouement dudrame !… murmure le sinistre personnage… Après une lutteterrible contre les éléments déchaînés, le survivant arrive chezles parents atterrés, couvert de sang, la tête fendue, trempé commeune loque mise à lessiver. Il s’arrête en face du logis… Sa tête secourbe, ses genoux fléchissent… Il ne peut articuler un mot…

« On accourt… On s’émeut… La mère a uncri : Et… Arthur ? »

« Le survivant courbe de plus en plus latête, force ses yeux à produire quelques larmes ; puis, sansun mot, lève vers le ciel ses bras tremblants et… s’affaisse, privéde sentiment, comme tout à l’heure.

« Mais cette fois, ce ne sera que pour lafrime !… Car je n’aime guère ce genre de pantomime, bon pourles femmes, — et encore !…

« Voilà mon programme pourl’arrivée !

« Et je défie bien le diable lui-même,mon digne patron, de venir mecontredire ! ! !… »

Après ce soliloque, Gaspard semble reprendrepossession de son sang-froid ordinaire.

Au bout d’une minute employée à réfléchir, ilreprit :

— Et, d’abord, cette blessure siopportune ! il ne faut pas qu’elle fasse trop des siennes,qu’elle dépasse les bornes d’une honnête hémorragie… C’est qu’ellesaigne, la gaillarde, comme si elle était sérieuse !

Le misérable y porte la main, palpe, sonde dudoigt, s’assure que l’os est intact et finit par dire :

— Ah ! bah ! une égratignure !…Gardons-nous bien de laver la chose : ça lui ôterait dugabarit !… Une simple compresse d’eau salée pour fermer lerobinet au sang, et en route !

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Gaspard déchire un morceau de sa chemise degrosse toile, arrache une poignée d’herbes, qu’il trempe dans l’eausalée, assujettit cette compresse sur la plaie de sa tête, nouesous son menton le lambeau de chemise…

Et le voilà pansé provisoirement !

La fraîcheur des herbes trempées dans l’eausalée lui procure un soulagement immédiat.

Ses idées s’éclaircissent ; son cerveause dégagea : il peut analyser froidement la situation.

D’abord, le coup de l’îlot a-t-ilréussi ?

Gaspard s’avance sur le bord de la mer etjette un long regard vers le large, dans la direction del’ouverture de la baie, au sud-est…

Rien.

La mer affolée danse une gigue macabreau-dessus des rochers où il a abandonné son cousin.

Le cadavre du malheureux, roulé de vague envague, doit être à l’heure présente en plein golfe, entraîné par lecourant de Belle-Isle. qui porte au sud pendant le flux.

Au baissant, le noyé prendra-t-il le chemin dudétroit, on celui qui longe la côte ouest de Terreneuve, pourgagner l’Océan ?

Cela importe peu à Gaspard.

Le cadavre d’un ennemi sent toujoursbon ; et, qu’il vienne s’échouer dans les environs deKécarpoui ou sur les rivages de la grande île, ce cadavre ne pourraraconter à personne le drame de la nuit précédente, ni empêcherGaspard Labarou d’épouser Suzanne Noël.

Telles furent les conclusions auxquelles enarriva le fratricide, après son inspection du golfe.

Restait la chaloupe à mettre en étatd’affronter l’examen des gens soupçonneux.

Ce n’était qu’un jeu d’enfant pourGaspard.

Que fallait-il établir, en effet, pour appuyerla narration qu’il avait arrangée dans sa tête ?

Tout simplement ceci : qu’au moment dequitter l’îlot, la chaloupe, soulevée par une lame, était retombéesur une pointe de roc et s’était défoncée.

Le grappin étant levé, on avait dû partircomme cela, entraîné par la tourmente.

Alors commença une lutte épouvantable contreles éléments en furie…

Combien de temps dura cette lutte, rendueimpossible par la perte des rames et de tout espar pouvant servir àdiriger l’embarcation !

Qui pourrait le dire ?

Peut-être dix minutes !… Peut-être uneheure !

Devenue le jouet des flots, mais chassée toutde même vers la côte par une saute de vent, la chaloupe se défenditcomme elle put jusqu’au-dessus des rochers formant le brasoccidental de la baie, dans les marées ordinaires.

Mais quand il fallut passer au milieu de cechaos mouvant, les deux naufragés, se sentant perdus, firent leuracte de contrition.

Quelle gigue échevelée de montagnes d’eauheurtées ! quels sifflements sinistres de la tempête à sonparoxysme ! que d’obscurité partout !…

À demi submergée, la chaloupe tourbillonnaitau centre de cet enfer liquide, épave perdue, jouet des flots,cercueil flottant…

Glacés d’horreur et de froid, les deuxnaufragés, cramponnés aux bancs, se tenaient à chaque extrémité dela petite embarcation.

On ne parlait pas. À quoi bon, du reste,parler au sein de ce charivari !

À un moment donné, Gaspard crut entrevoir lamasse sombre de la côte.

Il cria à son cousin :

— Terre ! terre ! nous sommessauvés !

Mais aucune voix ne lui répondit.

Se penchant pour mieux voir, Gaspard constataavec horreur qu’Arthur avait disparu, emporté sans doute par unelame, ou tombé par-dessus bord, Dieu sait quand !…

Alors, pris de désespoir, il voulut périr lui,aussi. Mais au moment de mettre à exécution ce projet conçu en uneminute d’affolement, il sentit que la chaloupe, après avoir étésoulevée une dernière fois par un bourrelet d’eau, retombait sur laterre ferme…

Perdant pied, il fut lancé au dehors, sansmême avoir eu le temps de faire un geste.

Et ce n’est qu’un peu avant le jour qu’ilavait repris connaissance et s’était trouvé sur le sable du rivage,à plus d’un mille de la baie.

Ce récit fantaisiste, arrangé et classé dansla tête froide de Gaspard, il n’y avait plus qu’à retirer du flancde la chaloupe la pointe de roc qui s’y était encastréesolidement.

Gaspard dut s’y prendre à deux fois et seservir d’un levier ; car telle avait été la force deprojection qui avait jeté l’embarcation sur ce rocher pointu, quel’ouverture, une fois dégagée, semblait faite àl’emporte-pièce.

Par un hasard providentiel — on verraplus tard pourquoi ce mot est souligné, — la chaloupe qui avaitservi le plan infernal du meurtrier était venue s’éventrer sur unepointe de granit ferrugineux très dur, qui avait traversé le boisen laissant un trou net, de la même forme que sa surface anguleuse,y dessinant même les arrêtes de ses angles pyramidaux.

Gaspard, qui avait de l’œil, — commedisent les Italiens, — vit cela tout de suite.

S’emparant d’un caillou pesant, trouvé dans levoisinage, il s’escrima si bien qu’il finit par casser la pointecompromettante au niveau du rocher.

Puis, après avoir jeté, suivant son habitude,un regard soupçonneux de tous côtés, il alla cacher le tronçoncassé au plus épais des fourrés, au pied même de la falaise.

Cela fait, le prudent naufrageur,tête et pieds nus, la chemise en lambeaux, le crâne entouré d’unbandage sanglant, prit tranquillement la direction de la baie.

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