Un drame au Labrador

Chapitre 10LE RENDEZ-VOUS

Une vingtaine de minutes s’écoulèrent, pendantlesquelles l’amoureux Arthur piétina sur place, bouillant à la foisd’impatience et de crainte.

L’entrevue qu’il allait avoir avec Suzanneacquérait, grâce aux événements des derniers jours, une importancecapitale à ses yeux.

Depuis une semaine entière, en effet, la jeunefille était invisible pour lui.

Que s’était-il passé !

Pourquoi madame Noël, après avoir paruencourager ses amours avec Suzanne et même s’être prêtée de bonnegrâce aux projets de mariage édifiés par les deux jeunes gens,avait-elle tout à coup, du soir au lendemain, changé complètementsa manière d’agir ?…

Pourquoi Suzanne elle-même, l’air triste etles paupières rougies, lui avait-elle fait un geste d’adieudésespéré, la dernière fois qu’il l’avait aperçue dans une fenêtredu Chalet ?…

D’où venait la mine soucieuse de sa mère, àlui, et la sombre préoccupation de son père, surtout depuis cesjours derniers ?…

Autant de mystères à pénétrer.

Autant de problèmes à résoudre.

Arthur avait bien l’intuition que quelquechose se passait hors de sa connaissance et qu’il était le pivotautour duquel s’enroulait le fil de certains petits événements sesuccédant coup sur coup depuis quelques jours.

Mais quelle était la tête d’où sortait toutcela, la main mystérieuse qui tissait autour de son bonheur cettetoile d’araignée dont les mille mailles guettaient chacun de sespas ?…

La veille au soir, seul avec sa sœur et sesparents, il avait ouvert son cœur à deux battants, narré par lemenu l’histoire courte et naïve de ses amours ; il leur avaitfait part de son ardent désir d’épouser Suzanne, aussitôt la venuedu missionnaire, en septembre prochain…

Mimie avait battu des mains…

La mère Hélène s’était détournée pour essuyerune larme…

Quant au père Labarou, plus sombre que jamais,il s’était promené longtemps dans la cuisine, sans répondre, puisavait fini par faire un geste résolu et dire :

— Il faut que cette situation s’éclaircisse etque la lumière se fasse ! Pas plus tard que demain, mon fils,je me rendrai chez la veuve de Pierre Noël, et ton sort sedécidera !

Arthur avait remercié son père et, au petitjour, couru sur le plateau boisé, dominant la passerelle, dansl’espoir d’avoir plus tôt des nouvelles, ou du moins de faire partà Suzanne de ses espérances.

Il en était là !…

Suzanne allait venir ! !

Elle venait ! ! !

En effet, un pas léger froissait les feuillessèches tapissant le flanc du cap…

Là ramure s’agitait ;…

Une minute encore, et Suzanne parut !

Elle semblait fort animée, la belleSuzanne.

Ses joues rougies, l’éclat de ses yeux et lasueur qui perlait à son front disaient haut qu’elle avait couru etque l’émotion la dominait.

— Arthur ! cher Arthur, fit-elle entendant ses deux mains au jeune homme.

— Oh ! Suzanne ! ma Suzanne !vous voilà enfin ! répondit Arthur, s’emparant des mains quis’offraient et y collant ses lèvres.

— Quelle imprudence vous me faitescommettre !

— Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y ;ne plus vous voir !

— Et moi donc, est-ce que j’étais auxnoces ?… Ah ! comme j’ai souffert !

— Pauvre Suzette ! Là, vrai, vous avezpensé un peu à l’abandonné ?

— Toujours, à chaque heure, à chaqueminute…

— Et, cependant, vous vous cachez !… Jene puis vous voir ! Votre mère me répond, à chacune de mesvisites, que vous êtes souffrante, que vous naviguez sur la baie,avec vos frères, ou bien qu’elle ne sait pas… Enfin, elle n’estplus la même, votre mère…

— Hélas !

— Vous voyez bien que j’ai raison, puisquevous en convenez…

— Il le faut bien, mon Dieu !

— Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirementcomplet ?… Qu’avons-nous fait de répréhensible ?… Voussavez comme nos intentions sont pures et quel respect accompagnenotre mutuelle tendresse.

— Oh ! Arthur, ce n’est pas là que voustrouverez la source de tout ce qui arrive.

— Vous savez quelque chose, Suzanne ?

— Peut-être bien. Mais je ne suis pas sûre… jepourrais me tromper.

— Parlez, parlez.

— Eh bien, ma mère a reçu une visite il y aune dizaine de jours.

— Une visite !… D’ici, de lacôte ?

— Non, de Miquelon.

— Par quelle voie ?

— Ce doit être par notre barque, carl’étranger accompagnait Thomas. Vous savez que mon frère a ététoute une semaine au large, en compagnie de votre cousinGaspard ?…

— Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspards’est absenté pendant de longs jours, sous prétexte d’une excursionde chasse au loin. Mais il est si bizarre, mon taciturne cousin,qu’on ne remarque plus, chez nous, ses frasques.

— Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me ditque vous devriez, au contraire, ne pas le perdre entièrement de vueet même vous défier un peu de lui.

— De Gaspard !… Qui peut vous fairecroire ?…

— Écoutez, Arthur…

Et Suzanne, baissant instinctivement la voix,se rapprocha davantage.

Puis elle détourna soudain la tête et prêtal’oreille.

— Avez-vous entendu ? dit-elle.

— Non.

— On dirait quelqu’un s’agitant dans lefeuillage.

Arthur jeta un rapide coup-d’œil versl’endroit où son cousin, dans sa cachette, avait sans doute faitquelque mouvement involontaire.

Puis, haussant aussitôt les épaules :

— Comme vous êtes nerveuse, Suzanne !…Vous voyez du danger partout.

— C’est vrai, fit la jeune fille, reprenant saposition première. Moi, si vaillante d’habitude, je tremble, depuisquelque temps, à la moindre alerte.

— Cette fois, du moins, ce n’est rien :quelque écureuil qui prend ses ébats.

— Je vous disais donc : Défiez-vous devotre cousin ; il a les yeux méchants…

— Ah ! ah !

— … Et je n’aime pas sa façon de meregarder.

— Vous êtes si belle !…

— Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, mevoyant les yeux rouges, il me dit avec un mauvais rire :

— Qu’avez-vous, Suzanne ?

— « Rien qui vous concerne ! »ai-je répondu brusquement.

— « Vous êtes-vous querellé avec votreamoureux ? » a-t-il ajouté d’un air moqueur.

— « Ça ne vous regarde pas ! »Et je lui ai tourné le dos. Mais je l’ai vu, dans une vitre de lafenêtre où je me trouvais, serrant les poings et faisant un gestede menace.

— Une vitre est un mauvais miroir,Suzanne !

— C’est possible, mon ami. N’en parlons pluset soyez prudent.

— Pour vous faire plaisir, je le serai. Maisrevenons à votre visite de l’autre jour.

— De l’autre nuit ! — car c’était lanuit.

— Soit… Et qu’a fait ce visiteurnocturne ?

— Il s’est enfermé avec ma mère pendant uneheure et j’ai été emmenée dehors par mon frère, sous prétexte de nepas troubler la conversation qu’ils eurent ensemble.

— Ah ! diable ! fit Arthur, trèsintéressé.

— Puis l’étranger est reparti, accompagnétoujours de Thomas et de l’inséparable Gaspard.

— De sorte que vous ne savez pas quel étaitcet homme ?

— Si… Ma mère m’a dit que c’était un vieil amide mon défunt père.

— Que venait donc faire chez vous cemystérieux personnage ?

— Voilà précisément ce que je demande en vainà tous les miens, sans pouvoir obtenir d’autre réponse quecelle-ci : C’est un parent éloigné, un ami de là-bas. Il fautle croire.

— Mais votre mère, elle, — votre mère qui vousaime tant, bonne Suzanne, — a dû vous donner quelques motsd’explications avant de vous soustraire à mes recherches… je veuxdire à ma vue.

— Pauvre mère, elle est toute bouleversée dece qui arrive… Mes questions semblent lui faire tant de mal !…Elle se contente de répondre : « Chère Suzette, j’en suischagrine autant que toi ; mais tu ne dois plus voir ce jeunehomme… Un mariage est impossible entre vous… Quelque chose deterrible vous sépare à jamais ! »

— Qui ou quoi peut donc nous séparer,Suzanne ?

— Hélas !

— Votre mère vous l’a dit ?

— Il l’a bien fallu ; je l’ai tantsuppliée !

— Et c’est ?…

— Du sang !

Arthur, foudroyé, chancela.

Un moment, la tête penchée, les bras battants,il demeura immobile.

Mais il se secoua aussitôt.

— Adieu ! Suzanne, fit-il virilement.Quand nous nous reverrons, je saurai s’il m’est permis de vousaimer.

— Et ce sera ?… fit Suzanne,anxieuse.

— Demain matin, ici, à la même heure.

— Adieu donc ! Arthur… Ne désespéronspas.

Le jeune Labarou la vit disparaître par lesentier qu’elle avait pris pour revenir.

Un instant plus tard, lui-même redescendait lapente opposée, tout en murmurant :

— Puisse mon père effacer cette tache de sangqui nous sépare !

— Oui, comptes-y, mon bonhomme ! disaiten même temps, in petto, le cousin Gaspard, tout en setirant, non sans peine, de sa cachette embroussaillée.

Puis le traître ajouta :

— Nom d’une baleine ! quelle posturefatigante j’avais là ! Tout de même, si j’ai mal aux jambes,mon cher cousin doit avoir mal au cœur, lui !

Et il se glissa derrière Suzanne, évitant avecsoin de se laisser voir.

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