Un drame au Labrador

Chapitre 5UNE VOILE À BÂBORD

Un matin de l’année 1852, Arthur remontait dela grève en courant comme un lévrier.

Apercevant son cousin près de l’habitation, illui cria, avec des gestes d’ancien télégraphe :

— Ohé ! de la cambuse !

— Qu’y a-t-il ? répondit l’autre.

— Une voile à bâbord.

— C’est la goélette qui remonte, jesuppose ?…

— Es-tu fou ?… Voilà huit jours à peinequ’elle est passée ici ! Et, d’ailleurs, il lui faut aller auxîles pour sa petite contrebande…

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

— Allons voir.

Les deux cousins s’étaient rejoints.

Ils redescendirent ensemble vers le rivage,d’où l’on apercevait, à moins d’un mille dans l’est, la côteoccidentale de la baie.

Il y avait là, en effet, une voile.

Dans le langage du marin, qui dit une voiledit un vaisseau.

Or, cette fois, la voile en question était unegrande barque de pêche, bien gréée, bien arrimée et paraissantavoir pour cargaison tout le méli-mélo qui constitue l’attiraild’une maison de pêcheurs.

Elle venait justement de jeter l’ancre à unecouple d’encablures du rivage.

On s’agitait à bord ; on allait, onvenait, — les hommes carguant et serrant les voiles, les femmesrangeant ci et là de menus objets.

Bientôt les allées et venues cessèrent, et unemince colonne de fumée montant de la barque annonça aux jeunes gensque les nouveaux voisins étaient en train d’apprêter leurdéjeuner.

— Eh bien ? fit Arthur.

— Pour du nouveau, voilà du nouveau… murmuraGaspard.

— Tout un arsenal de pêche, et une bellebarque !

— Ils sont du métier, ça se voit.

— Et puis des femmes… deux !

— C’est fait exprès pour toi, qui n’avais pasde prétendue à courtiser.

— Au fait, tu as raison… J’oublie toujoursque, non content d’être mon cousin, tu aspires encore à devenir monbeau-frère.

— Puisque Mimie le veut, il me faudra bien enpasser par là.

Et une ombre passa sur le front du jeunehomme, comme si quelque inspiration désagréable venait de surgir enson esprit.

On remonta vers la maison pour annoncerl’événement.

C’est ici le moment de dire que les deuxcousins Labarou, bien qu’ils parussent s’aimer beaucoup, ne seressemblaient guère, ni au physique, ni au moral.

Arthur, grand, mince, les cheveuxchâtain-clair, les yeux d’un bleu foncé, les membres délicats, maisd’une musculature ferme, pouvait passer pour un fort joli garçon,en dépit de son teint bronzé et de sa vareuse de matelot.

Pas un meilleur gaillard au monde. Le cœur surla main, gai comme un pinson, narguant l’ennui, à terre ; semoquant de la bourrasque, quand il était au large…

Une vraie alouette de mer.

L’autre, Gaspard, était son antipode.

Fortement charpenté, brun comme un Espagnol,il avait les traits réguliers, mais durs. Il parlait peu et riaitencore moins. Bref, c’était un caractère en-dessous,suivant l’expression de la mère Hélène.

Cependant, malgré ces dissemblances, — etpeut-être même à cause d’elles, — les deux garçons s’accordaientcomme les doigts de la main. Jamais une difficulté sérieuse n’avaitsurgi entre eux.

Ils étaient à peu près du même âge, — Gaspardayant vingt-trois ans et Arthur vingt-deux. Depuis leur petiteconnaissance, ils avaient toujours vécu ensemble, et le premier nese souvenait que vaguement de son père, qui avait péri sur lesGrands Bancs, en 1837.

Quant à sa mère, il ne l’avait pas connue, lapauvre femme étant morte alors qu’il n’avait, lui, que quelquesmois.

Labarou adopta l’enfant de son beau-frère etle considéra désormais comme faisant partie de sa proprefamille.

On vivait heureux là-bas, àSaint-Pierre ; la pêche rapportait suffisamment pourconstituer une honnête aisance. Le père et la mère jouissaientd’une santé robuste ; les enfants grandissaient à vue d’œil etallaient bientôt, eux aussi, contribuer au bien-être général,lorsque le malheur que l’on sait s’abattit sur cette paisiblemaison…

Labarou fut attaqué, dans un cabaret de laville, par un camarade dont la violence de caractère n’était quetrop connue… Les couteaux se mirent de la partie, et l’agresseurtomba, la poitrine ouverte par plus de six pouces de fer…

Labarou étant estimé de tout le monde, on leplaignit plutôt qu’on ne le blâma… Des amis l’aidèrent às’esquiver, et il put gagner la côte du Labrador, terreanglaise.

Seulement, ce n’était plus Jean Lehoulier,comme il s’appelait réellement.

Il avait cru plus prudent d’adopter le nom desa femme : Labarou.

Mais… assez de retours en arrière.

Reprenons notre récit.

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