Un drame au Labrador

Chapitre 7LA JOLIE SUZANNE

En moins de quinze minutes, la petiteembarcation heurtait, de son étrave, le talus de la rivegauche.

On avait passé près de la barque, mouillée eneau profonde, sans s’y arrêter.

Ce qui fit dire à Arthur, surpris :

— Ah ! ça… mais où allons-nous ?

— Chez la maman Noël, donc ! réponditThomas.

— Déjà installés à terre ?…

— Oh ! installés ! C’est beaucoupdire. Nous sommes campés, et encore !… répliqua en riant lejeune étranger.

— Les femmes grillaient de se retrouver sur leplancher des vaches. Elles n’aiment pas la mer, ajouta lepetit Louis.

Tout en causant, on avait retiré les rames,jeté le grappin et sauté sur le rivage.

Aucune installation, si primitive qu’elle pûtêtre, n’apparaissait encore. Il est vrai qu’un rideau de saulesfeuillus bordait la rive en cet endroit.

Les Noël prirent les devants, suivis de prèspar les Labarou, La muraille de verdure franchie, on se trouva toutà coup en face d’une grande tente carrée, faite avec des voiles derechange, et supportée par de nombreux piquets.

Un feu de branches sèches flambait entre degrosses pierres, tout près de là, tandis qu’une marmite, bulbeusecomme le ventre d’un clocheton russe, posée d’aplomb sur cespierres, contenait un pot-au-feu qui mijotait ferme et sentaitbon.

Thomas ne put s’empêcher, en passant, desoulever le couvercle et de renifler comme un marsouin.

— Hum ! hum ! fit-il, quel dommagede ne pouvoir dîner deux fois en une heure !… il a là de quoise gaver jusqu’à en être malade !

— L’appétit te viendra bien assez vite, ricanaLouis, qui connaissait le défaut mignon de son grand frère.

En effet, cet efflanqué de Thomas était aussigourmand qu’une demi-douzaine d’Esquimaux… Il avait toujours faim…Avec cela, paresseux comme un âne, quelque peu enclin à…« maltraiter » la vérité et dissimuler, cafard, sournois,poltron… comme on ne l’est plus.

Bon comme la vie, du reste, à ces petitsdéfauts près !

Mais il ne fallait pas le chicaner, parexemple, sur l’article nourriture, car ça le faisaitsortir de ses gonds, en un rien de temps.

Thomas eut un regard sévère pour son frèrecadet et s’apprêtait à répliquer vertement, lorsque la portière dela tente se souleva pour livrer passage à une grande femme brune,dont les cheveux gris attestaient la cinquantaine.

C’était la veuve de Pierre Noël.

— Ah ! vous voilà enfin, les gars !dit-elle… Il est temps, car nous allions nous mettre à table.

— C’est fait, la mère !… cria joyeusementle petit Louis. On nous a lestés, chez nos voisins, comme desbarques qui reviennent du Grand-Banc.

— Tout de même, si vous tenez absolument…grommela Thomas… L’air est vif sur la baie, et si les camarades,…

— Y songez-vous ? se récria Arthur… Nousen avons jusqu’à la flottaison. Si bon que soit le vaisseau, il nefaut pas lui mettre double charge. Et d’ailleurs…

Il avala le reste de sa phrase et resta bouchebée, sa casquette a la main.

Une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ansvenait de se montrer dans l’ouverture de la tente… Un bon et francsourire écartait ses lèvres rouges, laissant à découvert deuxrangées de petites dents d’une blancheur d’ivoire. Sa chevelure,d’un châtain foncé et très abondante, négligemment enroulée sur lanuque d’une tête fine et fort bien portée, encadrait l’ovaleraccourci de la plus sympathique figure du monde.

La belle enfant s’arrêta rougissante enapercevant les deux étrangers, puis instinctivement se rapprocha desa mère.

Les présentations se firent alors, sans plusde cérémonie que chez les Labarou, — c’est-à-dire que les mains seserrèrent cordialement, comme si l’on se fût retrouvé après unelongue absence.

Et la conversation s’engagea de part etd’autre ; les propos de toutes sortes se croisèrent ; despromesses d’éternelle amitié furent échangées ; bref enquelques dizaines de minutes, on en vint à sceller une de cessolides confraternités qui résistent à tous les assauts de lavie…

Tant et si bien que le feu s’éteignit et quela marmite cessa de « chanter » !

Thomas, qui s’en aperçut le premier, s’écriaavec une douleur comique :

— Bon, la mère ! pendant que vous jaboteztous à la fois comme des pies, voilà votre dîner qui prend aufond… Il ne sera plus mangeable, et vous verrez qu’il faudraque ce soit ce goinfre de Thomas qui vous en débarrasse.

La veuve de Pierre Noël se leva vivement etalla soulever le couvercle.

— Rassure-toi, mon pauvre Thomas, dit-elleaprès un rapide examen, il n’est qu’à point ; mais si le feueut continué de flamber…

— Oui, si le feu eut continué deflamber… ?

— Eh bien, tout serait à recommencer.

— Là ! je vous le disais bien !…Voyez-vous mes amis, dans ce bas-monde, il faut toujours avoir unœil ouvert sur le pot-au-feu et l’autre… ailleurs.

— C’est entendu, camarade, répliqua Gaspard ense levant. Mais, assez causé. Si vous voulez m’en croire, pendantque ces dames prendront leur dîner, nous autres, allons un peu voirs’il y a encore des arbres bons à abattre dans la forêt.

En un clin-d’œil nos quatre gaillards semunirent de haches et se mirent en frais d’attaquer toute épinetteou sapin des alentours qui payait de mine.

Comme le bois était abondant, bien que demédiocre futaie la quantité abattue dans le cours de l’après-midifut déclarée suffisante pour la maison projetée.

On remit au lendemain l’équarrissage.

Les bûcherons improvisés, trempés de sueur etla chemise bouffante autour des reins, regagnèrent la tente, où unrepas substantiel les attendait.

Inutile de dire que les convives y firenthonneur, — Thomas surtout, qui mastiqua et engloutit une demi-heuredurant, sans souffler mot.

Les autres, moins voraces quoique passablementaffamés aussi, devisèrent gaiement tout en ne perdant pas un coupde fourchette.

Les femmes, naturellement, n’étaient pas lesdernières à fournir leur quote-part dans ces conversations à bâtonsrompus.

En effet, Suzanne, car la jeune filles’appelait ainsi, — semblait avoir vaincu sa timidité habituellepour faire fête aux hôtes généreux qui mangeaient à la tablematernelle. Avec un tact parfait, inné, intuitif chez la femme,elle partageait également ses attentions entre les deuxcousins ; mais un observateur attentif aurait probablementdécouvert que celles portées à Arthur se nuançaient d’un peu plusd’intérêt.

Un incident qui se produisit vers la fin durepas eût, d’ailleurs, levé tout doute à cet égard.

Arthur avait le poignet droit enveloppé d’unlinge assez grossier. Or, en gesticulant suivant son habitude,lorsqu’il avait le cœur en liesse, il se heurta contre la chaise deson voisin…

Il fit aussitôt une grimace de douleur, et sachemise se teignit de sang.

Suzanne vit et le geste de souffrance et lesang rouge qui suintait assez abondamment à travers la manche de lachemise.

Elle devint toute pâle et s’écria :

— Ah ! mon Dieu, M. Arthur, vousvous êtes fait mal !

— Ce n’est rien, répondit le jeune Labarou,dont la figure un peu contractée par la douleur démentait lesparoles.

— Mais vous saignez !…Voyez-donc !

— Je suis un maladroit… J’ai dérangé monappareil.

Suzanne se leva vivement et courut à lui.Puis, s’emparant de son bras et déboutonnant avec prestesse lepoignet de la chemise :

— Laissez-moi voir et tout remettre enplace.

— De grâce, mademoiselle, balbutia Arthurdevenu rouge comme un coquelicot, ne vous donnez pas cettepeine : ce n’est qu’une égratignure que je me suis faitegauchement tout à l’heure.

— Une égratignure ! goguenarda le petitLouis… C’est-à-dire que c’est bel et bien une affreuse entaille,longue de trois ou quatre pouces… Regarde ça, « un peuvoir », Suzanne, si tu en es capable.

Suzanne ne répondit pas.

D’une main fébrile, elle releva la chemise etdéroula le linge, maculé de sang, qui enveloppait le poignetd’Arthur.

Une éraflure très respectable béait àl’extrémité inférieure de l’avant-bras. Il y avait du sang coagulédans la plaie et tout à l’entour. Le pansement n’avait pas été faitavec soin.

C’était laid, mais peu dangereux.

Cependant, Suzanne et sa mère, qui s’étaitaussi approchée, jetèrent les hauts cris.

— Ah ! Seigneur… Mais c’estaffreux !… gémit la tendre Suzanne, en joignant les mains avecune détresse sincère.

— Pauvre jeune homme ! dit à son tour lamère Noël, comment vous êtes-vous abîmé de la sorte !

— Oh ! le plus sottement du monde… J’aidégringolé du haut d’un sapin, et c’est en cherchant à me retenirqu’un coquin de nœud m’a arrangé le poignet de cette façon.

— Vous êtes trop imprudents aussi, mes chersenfants, et vous finirez par vous rompre le cou, avec vos toursd’agilité. Tout de même, puisque vous vous êtes blessé à notreservice, nous allons vous soigner de notre mieux. De la vieilletoile, Suzanne !

— Oh ! madame, ce n’est pas la peine…murmurait Arthur, tout confus.

— Voulez-vous vous taire, méchantentant ! gronda maternellement la bonne dame.

Et tout en lavant délicatement à l’eau tièdela blessure mise à nu, elle continua :

— Voyez-vous mon jeune ami, on n’est pas femmede marin sans connaître un tantinet tous les métiers… Et, tenez,moi qui vous parle je suis un peu médecin, un peu apothicaire etmême assez bonne rebouteuse. Pas vrai, les enfants ?

— Comme le soleil nous éclaire ! ditgravement Thomas.

— Sans compter que maman possède un gros livretout plein de recettes plus merveilleuses les unes que les autres…ajouta Louis avec une parfaite conviction.

— Voilà, qui est bon à savoir ! fitremarquer Gaspard, jusque là, silencieux. S’il arrive malheur àquelqu’un de nous, madame trouvera à exercer son talent.

— Plaise à Dieu que l’occasion ne se présentejamais ou du moins que je n’aie que des bagatelles à guérir !…murmura la veuve, en regardant avec tendresse ses deux fils et safille.

— Puis, un peu honteuse de ce regardcompromettant, où il y avait bien une certaine dose d’égoïsmematernel, — que personne ne songea, à blâmer, d’ailleurs, — elleajouta en terminant le pansement :

— Surtout, mes enfants, ne vous avisez pas decompter trop sur la mère Noël pour réparer les suites de vosimprudences. La vue du sang m’énerve, et je ne sais trop si je nem’évanouirais pas, rien qu’à jeter un coup-d’œil sur une blessurefaite avec une hache ou une arme à feu… Quant aux coups decouteaux, ah ! Jésus ! je n’en puis voir depuis…

— …Depuis le meurtre de notre père, n’est-cepas, maman ? acheva étourdiment le petit Louis.

— Vas-tu finir toi ! gronda Thomas, enregardant son frère avec un froncement sévère de ses sourcils enbroussailles. Tu sais bien, ajouta-t-il, que la mère n’aime pasqu’on rappelle ce souvenir-là !

— Au contraire ! riposta avec énergie legarçon ainsi interpellé. Maman n’a pas oublié que papa a été tuéméchamment et que son meurtrier est peut-être encore de ce monde,se moquant de la justice des hommes, en attendant celle deDieu.

— La paix ! mes enfants, commandaMme Noël. Votre mère n’oublie rien ; mais elle laissefaire la Providence, qui saura bien choisir son heure.

Puis, secouant la tête comme pour chasser unepensée importune, elle détourna brusquement le cours de laconversation, en disant, à son patient, avec une feintesévérité :

— Maintenant, mon jeune ami, vous voilàcondamné au repos pour plusieurs jours…

— Quoi, madame ! vous voulez qu’à causede cette égratignure, je reste là-bas, pendant que ?…

— Votre bras ne pourra frapper coup avant unedizaine de jours, au moins.

— Dix jours, madame ! fit Arthur d’un tonpitoyable… Mais je vas périr d’ennui !… La fièvre va meprendre, c’est sûr.

— Mieux vaut la fièvre que la mort !…murmura Gaspard, entre haut et bas.

— Mais je ne vous oblige pas à rester del’autre côté de la baie, mon jeune ami !… Au contraire, jecompte bien vous avoir tous les jours sous les yeux, ne serait-ceque pour vous empêcher de commettre quelque imprudence…

— À la bonne heure ; fit gaiement Arthur.Ainsi, je…

— Vous viendrez si vous le désirez… Mais ilfaudra vous contenter de regarder faire les autres ou de tenircompagnie à vos nouvelles voisines.

— Oh ! alors la besogne serait bien tropagréable, madame… Il me reste un bras valide, et je saurai bienl’utiliser à votre service.

— Convenu, voisin… approuva Thomas. Nous nenous séparerons plus pendant la construction de ce château qui doitêtre l’ornement de cette baie, un peu solitaire avant nous… Et,tenez, pour qu’on ne vous accuse pas de fainéantise, je vous nommel’architecte de nos travaux. C’est vous qui ferez les plans, etc’est nous qui les exécuterons ».

— Bravo ! fit Suzanne gaiement. Pour unefois que ça t’arrive, Thomas, tu parles comme un sage.

— C’est vrai, appuya Mme Noël :Thomas a résolu la difficulté.

— Hein ! toussa le grand garçon avec unsérieux comique, quand je veux m’en donner la peine, je ne suis pasplus bête qu’un autre, allez !

Chacun rit, — moins toutefois l’austèreGaspard, dont un grand pli coupait transversalement le front,devenu soucieux.

Et l’on se leva de table bruyamment.

Comme il se faisait tard et que le crépusculeenvahissait la baie, malgré la longueur du jour à cette époque del’année, les deux cousins prirent congé des dames et furentreconduits chez eux dans la même embarcation qui les avait emmenés,le matin.

On se dit : Au revoir ! après êtreconvenus ensemble que la chaloupe des Noël ferait de nouveau, lelendemain matin, la navette à travers la baie, pour venir prendreles charpentiers auxiliaires.

Et, pendant que le bruit cadencé des ramesallait s’affaiblissant dans l’ombre du soir, les deux cousins,silencieux, préoccupés, regagnèrent le logis, sans échanger uneseule parole.

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