Un drame au Labrador

Chapitre 24SUR UN GLAÇON FLOTTANT

Dès les premiers jours de novembre, la neigecommença à tomber, — une neige molle, humide, rayant diagonalementl’atmosphère embrumée par le sempiternel nordêt, chargé devapeurs d’eau refroidies.

On remonta les goélettes jusqu’au fond de labaie, où elles furent dégréées et mises en hivernementdéfinitif.

Le bois de chauffage, les provisions debouche, les engins de pêche, les agrés des barques, tout cela futsoigneusement remisé ou encavé.

Puis, satisfait d’avoir pris toutes lesprécautions voulues, on se disposa à affronter courageusementl’ennui et l’horreur même d’un hiver labradorien.

Si nous disons : l’horreur, c’est unefaçon de parler…

Il est des horreurs sublimes, et les grandsspectacles de la saison hibernale, sur les bords du golfeSaint-Laurent, sont de celles-là !

Ces versants de montagnes drapés de neige, quetrouent ci et là les forêts saupoudrées de blanc et les rochersrougeâtres ; ces cascades coulant sous une carapace decristal, à travers laquelle miroitent les eaux écumantes ; cesponts de glace couvrant les baies et endiguant le fleuve lui-mêmejusqu’à plusieurs arpents du rivage ; le silence qui règnepartout, comme si la terre se taisait pour mieux entendre la grandevoix du fleuve entrechoquant ces banquises flottantes, balançantces icebergs ou démolissant d’un heurt géant quelquechâteau de glace allant au fil de l’eau, — tout cela est bien beauà contempler et ne manque certainement pas de poésie…

Mais c’est de la poésie triste, de la beautéempreinte de mélancolie.

Si l’âme s’élève, le cœur se serre.

L’homme se sent petit en face des grandsspectacles de la nature, et Instinctivement il souhaite lesrapetisser, pour qu’ils conviennent mieux à sa taille.

L’année 1852 se termina par une effroyabletempête de neige, qui sévit sur la côte.

On ne la regretta pas.

Puis les trois mois suivants défilèrentlentement, sans grandes distractions, si ce n’est pour leschasseurs, qui firent une abondante récolte de gibier à poil.

Avril vint enfin et, avec lui, la perspectiveriante d’un des sports les plus émouvants de la région dugolfe : la chasse aux loups-marins.

Dans les conditions d’isolement où setrouvaient les deux seules familles habitant la baie de Kécarpoui,on ne pouvait naturellement, songer à la grande chasse en goélette,à travers les banquises flottantes, — comme la font les Acadiens,les meilleurs marins du golfe.

Il faut, en effet, non seulement de bonsvaisseaux blindés avec de forts madriers de bois dur pour résisterà la pression des glaces en mouvement, mais encore un équipaged’une dizaine d’hommes pour la manœuvre, la tuerie et le dépeçage,quand on veut faire la chasse en grand.

À Kécarpoui, on dut se contenter d’observerles points extrêmes de la baie, et surtout l’Îlot du Large, autourduquel une batture assez étendue se consolidait tous leshivers.

Les Labarou, connaissant depuis de longuesannées les habitudes locales de la faune de cette région, savaientfort bien que les loups-marins avaient fait de laSentinelle un endroit de villégiature fortachalandé.

Aussi les peaux et l’huile de ces utilesanimaux avaient-elles toujours contribué, pour une bonne part, aubien-être relatif dont ils jouissaient.

On se tenait donc aux aguets, des deux côtésde la baie, lorsqu’un matin de la première quinzaine d’avril, Wapwiannonça avec une certaine excitation :

— Loups-Marins !

— Où cela ? demanda Jean Labarou.

— Autour de l’Îlot.

— Beaucoup ?

Pour toute réponse, le petit Abénaki montrases doigts ouverts, montra ses cheveux… et, ne sachant plus quoimontrer, fit de grands gestes avec ses bras ; — ce qui voulaitdire qu’il y en avait tant, tant… que décidément il ne pouvait enindiquer le nombre.

Jean Labarou prit aussitôt une décision.

— Faisons nos préparatifs, dit-il… Nouspartirons dans une heure, Toi, Wapwi, avertis nos voisins, commec’est convenu.

En un clin-d’œil, tout le monde fut àl’œuvre.

Wapwi alluma un grand feu, bien en vue sur larive de la baie, auquel on répondit bientôt, du Chalet.

Puis, les chiens, — au nombre de six, — étantattelés à une sorte de traîneau particulier à la côte du Labrador,on se mit en marche.

Euphémie accompagnait l’expédition,naturellement.

Les deux chasseurs et la jeune chasseresse,bien chaussés de bottes de loups-marins, armés de fusils à balleset de solides bâtons de bois dur, se dirigeaient vers la pointeouest de la baie, où les chaloupes avaient été descendues depuisplusieurs jours, en prévision de la venue des phoques annoncés.

Sur l’autre rive, on s’agitait aussi.

Le signal avait été compris.

On y avait répondu tout de suite, et bientôtun attelage semblable à celui des Labarou quittait, au galop de sixchevaux à griffes, le chalet de la famille Noël.

Arrivées aux chaloupes, les deux petitestroupes arrêtèrent les conventions de la chasse, et l’on se mit endevoir de franchir en silence l’étroit bras de mer libre séparantla batture de terre de celle de l’Îlot.

Les chiens reçurent l’ordre de se coucher làoù ils étaient et de ne pas bouger, — ni japper, surtout.

Ils promirent tout ce qu’on voulut, à leurfaçon, et… tinrent parole.

De même que Mimie, Suzanne avait vouluaccompagner ses frères. On lui avait vanté si souvent les émotionsd’une chasse aux loups-marins, qu’elle n’avait pu résister à latentation d’y aller au moins une fois, — ne serait-ce que poursecouer sa mélancolie et faire plaisir à son frère Louis, quil’avait suppliée de l’accompagner.

Mais, contrairement à sa voisine de l’ouest,elle ne portait ni bâton, ni arme à feu, — étant peu familière avecles « porte cynégétiques » et trop sensible pour frapperun animal quelconque, cet animal ressemblât-il à unpoisson !

Les chaloupes ayant donc été traînées à l’eau,on avançait en silence vers l’îlot sous le vent, — car lesamphibies ont l’oreille fine.

Arrivés à la large batture de glace entourantla Sentinelle, les hommes débarquèrent à petit bruit, puiss’avancèrent avec des précautions infinies vers les loups-marins,dont quelques-uns, inquiets et humant l’air, commençaient às’agiter.

Une décharge générale en coucha bientôt unedemi-douzaine par terre.

Six coups de feu avaient éclaté : — sixphoques étaient blessés à mort.

Aussitôt, le bâton à la main, tout le mondecourut aux autres qui se précipitaient, dans toutes les directions,vers la mer.

C’est la partie la plus excitante de la chasseaux loups-marins.

Chacun trépigne, frappe, saute, court…

On entend de sourdes exclamations :han ! han ! des cris d’appel les plaintes quasi-humainesdes bêtes assommées, les ordres échangés.

Puis, de temps en temps, un coup de fusil tirésur quelque vieux loup-marin rusé, se glissant en tapinois vers lamer.

C’est une cacophonie à rendre sourd un… pot àtabac.

Soudain, au beau milieu de ce tapageincohérent, un cri perçant se fit entendre, — un cri lancé par unevoix de femme.

Tout le monde se retourna.

Euphémie Labarou était là, avec leshommes.

Mais Suzanne, debout sur un glaçon quiplongeait dans l’eau par un de ses bords, était entraînée par lecourant.

Les trépignements des chasseurs avaientfracturé la glace, amincie par un commencement de dégel, et lajeune fille, toute entière au spectacle de la tuerie auquel elleassistait, venait seulement de s’apercevoir qu’elle s’en allait àla dérive, sur un frêle glaçon à demi-submergé.

Une voix forte cria aussitôt, répondant àl’appel strident de la naufragée :

— Ne bougez pas !… Que personne nebouge !…

Et Gaspard, enlevant en deux tours de mainsses lourdes bottes, s’élança, vif comme un écureuil, vers la jeunefille, qu’il saisit tout courant et ramena de même, en sautant d’unglaçon à l’autre.

Cela s’était fait si vite, qu’on ne s’étonnade cet acte de courageuse agilité qu’au moment même où Suzanneétait déposée dans une des chaloupes.

Alors chacun, en voyant danser les fragmentsde glaces où Gaspard avait mit les pieds pour arriver à la jeunetille et revenir à terre, put juger de l’audace du sauveur et dudanger couru par la naufragée.

On était trop habitué, là-bas, aux péripétiesd’une existence aventureuse, pour se mettre la bouche en cœur etentonner un hymne à l’adresse du héros de ce coup de hardievélocité.

Les hommes, la respiration encore coupée parl’émotion, dirent simplement : « Très bien,Gaspard ! »

Mimie, elle, sentit monter à ses tempes deuxjets de sang rapides et brûlants…

Quant à Suzanne, disons à sa louange qu’elleeut un élan tout spontané de reconnaissante admiration…

— Monsieur Gaspard, dit-elle en lui tendantles deux main » merci : je me souviendrai !

Il se pencha vers elle et, bien bas :

— Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet épisode,si vous voulez, mais souvenez-vous d’une seule chose…

— Laquelle ?… fit-elle, ouvrant biengrands ses yeux très doux…

— Que je vous aime… à en mourir acheva lejeune homme, d’une voix qui n’était qu’un souffle.

Suzanne devint fort pale et dissimula sonémotion en s’inclinant.

Mais quelque chose comme une ombre fataleassombrit son front et elle dit aussitôt à haute voix :

— Cet îlot porte malheur… Partons,voulez-vous ?… Il me tarde de revoir ma mère.

On se hâta de la faire embarquer, ainsi que savoisine Euphémie dans une des chaloupes et d’aller déposer cesdames sur la banquise de terre ferme, où les attelages de chien lestransportaient au galop vers leur demeure respective.

Quant aux hommes, ils ramassèrent etembarquèrent leurs loups-marins morts, que l’on se hâta de déposerdans les hangars à dépeçage, où ils devaient être convertis enhuile et en peaux, destinées à la vente.

Cet épisode de chasse devait amener de grandschangements dans les relations, et même les sentiments, dequelques-uns de nos personnages. Thomas, — qui avait du nez, — lepressentit bien.

Aussi put-il dire à son complice, dès qu’il setrouva seul avec lui, — à l’heure du coucher :

— Mon vieux, le diable est décidément pourtoi… Cette petite course d’agrément sur des glaçons en dérive, avecune femme dans les bras, t’a remis à flot… Tu seras le mari deSuzanne !

— Oui… murmura Gaspard, un sourire équivoqueaux lèvres, c’était assez réussi, le coup du glaçon !… Mais,en serons-nous plus avancés si… ?

— Eh bien, achève !

— …Si l’autre revient ?…

— Encore cette lubie !… Nom d’un phoque,que les amoureux sont bêtas !… Il ne reviendra pas, l’autre…On ne revient pas de là où il est.

— Qui sait ?… murmura Gaspard, comme separlant à lui-même.

— Qui ?… Moi, tout le monde, — et toiaussi, parbleu !… Allons, mon vieux, fais un bon somme et rêveque le missionnaire est à l’autel, élevé pour la circonstance aumilieu du feuillage, et que Thomas Noël y conduit sa sœur versl’heureux gaillard que tu es… Ça te refera de bon sang.

— Je ne demande pus mieux. Mais !…Allons, bonsoir.

— Bonne nuit.

— Et les deux compères s’endormirent, heureuxcomme de braves garçons qui ont fait une bonne journée.

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