Un drame au Labrador

Chapitre 9WAPWI SUR LE SENTIER DE… L’AMOUR

Deux mois se sont écoulés depuisl’installation de la famille Noël sur la rive orientale de labaie.

La maison construite par les jeunes gens de lapetite colonie, bien que ne présentant certes pas l’apparence d’unede ces coûteuses bonbonnières que l’on admire aux places d’eaux envogue, offre cependant un assez joli coup d’œil. Avec ses chevronsdépassant de plusieurs pieds l’alignement du carré, elle vous a uncertain air de coquetterie agreste dont ne s’enorgueillissent pasmédiocrement les ouvriers improvisés qui l’ont bâtie.

Si nous ajoutons que de ce larmier très largepartent d’élégantes colonnes de fines épinettes bien écorcées, maispas autrement travaillées, qui vont s’appuyer sur le trottoirentourant la maison, nous aurons une idée de ce que peuvent fairequatre hommes de bonne volonté, lorsque la nécessité et l’isolementleur tiennent lieu d’expérience.

Aussi n’étonnerons-nous personne en disant queles jeunesses de la colonie Kécarpouienne ont l’intime convictiond’avoir édifié un palais.

Tout est relatif en ce monde.

Aussi l’ont-ils baptisé le Chalet,sans épithète comme s’il ne pouvait en exister d’autre dans lemonde entier.

Les travaux sont donc finis…

Finie aussi, hélas ! — ou, du moins, bienentravée, — cette promiscuité de toutes les heures du jour, cescoups-d’œil échangés furtivement, ces chaudes poignées du mainsdonnées et reçues, ces rencontres fortuites… qui sont le menu dufestin des amoureux !…

Ainsi le pense du moins, en son âme attristée,notre jeune ami Arthur Labarou, au moment où nous leretrouvons.

Il est en compagnie de son protégé, — ouplutôt de son fils adoptif, — le petit sauvage Wapwi.

Wapwi a aujourd’hui près de quinze ans.

Il est souple, élancé, grand pour son âge, etsurtout très intelligent.

Quant à son dévouement pour petit père, —comme il appelle Arthur, — c’est du fétichisme tout pur.

Nous sommes dans la première quinzaine du moisd’août.

C’est le matin.

Il est à peine six heures.

Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier deroc dominant la rive droite, très escarpée à cet endroit, de larivière Kécarpoui.

En face d’eux, une grande épinette, à peineébranchée sur un de ses côtés et jetée en travers du torrent, sertde pont pour communiquer entre les deux bords.

Vers la droite, à une couple d’arpents dedistance, une buée de vapeurs blanches monte de l’abîme où seprécipite la rivière, dans sa dernière chute, avant de mêler seseaux à celles de la baie.

Le soleil du matin irise cette vapeur et luiprête tour à tour les nuances diverses de l’arc-en-ciel.

— Écoute, petit, et surtout comprends-moibien… dit Arthur à, son compagnon, penché vers lui.

Wapwi ne répond rien ; mais il s’approchedavantage, et ses yeux noirs, intelligents, se fixent sur son« père » adoptif.

Celui-ci reprend, en baissant encore lavoix :

— Tu vas traverser la rivière sur lapasserelle et te diriger sous bois vers le Chalet. Si tu nerencontres pas Suzanne en chemin et que les jeunes Noël ne soientpas dans les environs, approche-toi de la maison et fais en sorteque la jeune fille te voie. Comprends-tu ?

Au lieu de répondre, Wapwi s’éloigne vivement,courbé en deux, fait mine de se couler au milieu du feuillage, sedissimule derrière chaque obstacle ; rocher ou arbuste, et selivre à une pantomime des plus réjouissantes, s’adressant à un êtreimaginaire.

Puis, il revient sans, bruit, riantsilencieusement.

Arthur aussi rit de bon cœur, tout en évitantd’éclater…

— Très bien, mon fils ! dit-il. Mais cen’est pas tout…

Wapwi redevient soudain sérieux comme unmanitou.

— Quand tu seras parvenu à t’approcher d’elle,tu lui diras : « Petite mère Suzanne, petit père Arthurvous attend. C’est, pressé. Rejoignez-le sur le bord de la rivière,en face de la passerelle. Il sera là sur le plateau que vousconnaissez, tout en haut, au milieu des rocher ». Tu vois celad’ici, tout droit.

Et le jeune Labarou montre de la main, surl’autre rive, un escarpement assez élevé, couronné par un plateauoù verdissent des masses de sapins touffus.

Wapwi fait signe qu’il a compris et n’ajoutequ’un mot :

— C’est tout ?

— Oui… N’oublie pas ce qu’elle terépondra.

— Petit père sera content.

Et l’enfant, léger comme un papillon, s’élancesur la passerelle tremblante, sans éprouver l’ombre d’un vertige àl’aspect du torrent qui bondit à vingt pieds au-dessous.

Arthur demeure un instant songeur ; puis,s’emparant de son fusil, compagnon inséparable de ses coursesmatinales dans la forêt, il traverse à son tour la passerelle et sedirige vers le rendez-vous assigné.

À peine a-t-il disparu, qu’une tête émerged’un fouillis de broussailles masquant une anfractuosité de la riveà pic, à quelques pieds de l’endroit où s’est tenue la conversionrapportée plus haut.

Cette tête, livide et haineuse, est suivied’un corps musculeux et, trapu, — le tout appartenant à GaspardLabarou.

— Ah ! c’est comme ça !…murmure-t-il avec un ricanement amer On verra bien si la fille dela victime va faire des mamours au fils de l’assassin… Malheur àeux si !…

Le reste de la phrase est ponctué par un gestesinistre.

Et Gaspard s’élance dans la direction du nord,ne s’écartant pas toutefois de la rivière, qu’il a sans doutel’intention de franchir à gué dans quelque endroit connu de luiseul.

En effet, une dizaine d’arpents plus haut, ilrencontre une mince épinette penchée au-dessus d’un endroit où laKécarpoui, profonde et rétrécie, coule avec la rapidité d’untorrent.

Agile et fort, le sombre personnage, mettantson fusil en bandoulière, grimpe comme un chat jusqu’aux deux-tiersde sa hauteur.

L’arbre, mince et flexible, se courbe, sepenche…

Gaspard, suspendu par les mains, lâcheprise…

Il est sur l’autre rive.

Alors, il redescend vers la passerelle, maiscette fois en s’écartant légèrement de la rivière.

Arrivé au pied du cap, couronné d’un plateauboisé, où doivent se rencontrer les amoureux, Gaspard s’arrête.

Il est en nage.

Ses tempes battent la chamade. Le vertige lemenace.

Il paraît chercher à reconquérir son calme etfait mine même de cacher là son fusil…

Ses mains à plat pressent son frontbrûlant…

Mais bientôt un éclair de rage froide passedans ses yeux durs et, remettant son fusil en bandoulière, ilcommence l’ascension du cap !

C’est comme un sauvage, avec des précautionsinfinies, qu’il met un pied devant l’autre.

Pas une pierre ne roule.

Pas une motte de terre ne s’égrène.

Parvenu au niveau du plateau supérieur,Gaspard risque un coup-d’œil à travers les rameaux épais.

Arthur est là, écartant le feuillage etinterrogeant le versant adouci de son observatoire qui regarde lamer.

Se trouvant posté à, sa convenance là où ilest, Gaspard ne bouge plus et attend.

Une demi-heure se passe.

Puis une heure.

Le soleil monte. L’ombre décroît.

Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n’estla rumeur éternelle des chutes et le vol rapide des oiseaux.

Soudain, à deux pas d’Arthur, le feuillages’entr’ouvre et Wapwi paraît.

— Petit diable ! fait le guetteur ensursautant, je ne t’ai pas entendu venir… Eh bien, l’as-tuvue ?

— Elle vient !… répondit l’enfant. Wapwia couru fort, fort… pour avertir petit père, qui sera content.

Oui, oui, bien content… Merci !Maintenant, laisse-nous, petit. Retraverse la passerelle et vam’attendre de l’autre côté de la rivière. Si tu vois quelque chosede suspect, imite le chant du merle tu sais !

— Wapwi veillera et sifflera…

Et, dévalant avec une adresse de singe par lapente qu’il venait de gravir, le jeune Abénaki disparut en unclin-d’œil.

Eût-il pris la direction opposée qu’il se fûtheurté à Gaspard !

Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs,probablement.

L’espion, remis de cette alerte, se dit àlui-même :

— Décidément, le diable est pour moi. Tenonsbon !

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