Un drame au Labrador

Chapitre 14DANS LE TORRENT

Au petit jour, — c’est-à-dire vers six heuresenviron, — un jeune homme à l’air éveillé, à la mine joyeuse, suivid’un gamin d’une quinzaine d’années, escaladait les pentesrocheuses et maigrement boisées qui servent d’arrière-plan à labaie de Kécarpoui.

Les deux promeneurs se dirigeaient vers lapasserelle.

C’était Arthur Labarou, flanqué del’inséparable Wapwi.

Tous deux paraissaient de fort bonne humeur etdevisaient gaiement.

La matinée était belle ; les oiseauxchantaient ; le soleil, d’un beau rouge-feu, répandait sur lepaysage cette clarté douce des premières heures du jour, tiédissantà peine la fraîcheur balsamique émanée, pendant la nuit, des arbresrésineux de la forêt.

— Petit, la vie est bien belle parfois !disait Arthur.

— Oui, oui, bonne, la vie, le matin, quand ilfait soleil !… répliquait l’innocent Wapwi.

— Enfant !… tu ne vois, toi, que par lesyeux de la tête. Mais, moi, c’est par les yeux du cœur que jeregarde en ce moment, et je vois de bien jolies choses,va !

Wapwi, un peu étonné, promenait sa vueperçante tout autour de lui : sur les croupes des collinesmouchetées de verdure, sur le vaste golfe où le roi de la lumièrejetait une poussière d’or et jusque dans les gorges sinueuses de larivière, d’où montaient lentement des brouillards irisés.

Il n’apercevait que le panorama accoutumé, quivalait certes bien la peine d’être admiré, mais qui ne l’émouvaitpas autrement, l’ayant eu tant de fois sous les yeux.

De guerre lasse, il se résigna à garder lesilence et à s’avouer que « petit père » Arthur étaitbien mieux doué qu’un enfant abénaki, puisqu’il possédait deux jeuxd’organes visuels : l’un en dehors, l’autre en dedans.

Le jeune Labarou observait, en souriant, letravail d’esprit auquel se livrait son compagnon.

Voyant que celui-ci n’arrivait à aucunrésultat et ne comprenait toujours pas, il lui dit, en lui tapantlégèrement sur la joue :

— C’est inutile, petit, ne cherche plus :tu ne trouveras rien, étant trop jeune pour avoir éprouvé lesentiment qui me fait voir tout en beau grâce aux yeux de moncœur : cela s’appelle l’amour !

— L’amour ! l’amour ! répétal’enfant. C’est donc ça, petit père, que tu as dans le cœur pourpetite mère ?

— Justement, mon fils ! Tu y es !s’écria Arthur, riant cette fois tout de bon.

— Wapwi aussi l’aime bien, mère Suzanne !dit entre haut et bas l’enfant : elle a mis sa bouche couleurde rosé sur les joues d’un petit sauvage… Bonne, bonne, petite mèreSuzanne !

— Oh ! oui, va ! fit chaleureusementl’amoureux Arthur : bonne autant que belle !

Puis il ajouta, songeur :

— C’est drôle, tout de même… Cet enfant aimeréellement Suzanne autant que je l’aime moi-même… Seulement, cen’est pas comme moi !

Ainsi devisant, les deux promeneurs arrivèrentà la passerelle.

Tout y était en ordre ou, du moins, paraissaittel.

Mais, au-dessous, le torrent, grossi par lespluies de quelques jours auparavant, avait les allures désordonnéesd’une véritable cataracte.

Les basses branches du tronc de sapin couchéen travers trempaient dans le courant, qui leur imprimait unmouvement de va-et-vient régulier, quoique assez inquiétant.

Pour le quart-d’heure, Arthur se moquait biende ces oscillations !

Ayant levé les yeux vers la cime du cap, enface, il avait entrevu un mouchoir blanc agité par une main defemme…

En avant donc !

Il s’élança…

Mais il n’avait pas fait la moitié du trajet,que la passerelle se rompit par le milieu et s’abîma dans letorrent.

Deux cris dominèrent un instant le tapage deseaux heurtées : l’un poussé par une voix de femme, — cri deterreur ! l’autre par un organe masculin, — clameurd’agonie !

Puis… l’éternelle chanson deschutes !

Les voix humaines s’étaient tues.

Le gouffre entraînait sa victime.

Où était donc Wapwi, le dévoué enfant desbois ?

Allait-il laisser, périr son maître, sanstenter un effort pour le sauver !

Nous allons bien voir…

Wapwi avait reçu l’ordre d’attendre, sur larive droite, le retour de son compagnon.

Il était donc là, le suivant des yeux, aumoment où la passerelle « ‘effondra, et, chose singulière, àl’instant précis de la catastrophe, il pensait justement à lapossibilité d’un accident de cette nature.

Dire qu’il n’eut pas une seconde d’émotionterrible serait contraire à la vérité.

Affirmer absolument aussi qu’il fut pris parsurprise, en voyant le tronc d’arbre se rompre, ne rendrait pas,non plus, exactement son état d’âme…

Nous dirions presque qu’il s’y attendait, — oùdu moins que son instinct de sauvage l’avertissait que quelqueévénement imprévu allait arriver, — si nous pouvions analyser unesensation aussi vague, un pressentiment aussi rapide, que celui quil’étreignit soudain au moment où Arthur mettait le pied sur lamaudite passerelle.

Dominé par ce singulier pressentiment, ilavait jeté un rapide coup d’œil en aval, dans la direction de laplus prochaine chute, à deux arpents au plus de distance.

Et c’est justement à ce qu’il pourrait faire,en cas d’accident, que pensait le jeune Abénaki, lorsquel’événement redouté eut lieu.

Sans même pousser un cri, il prit sa course ducôté de la chute, cassa en un tour de main une longue gaule defrêne, dévala sur le flanc escarpé de la rive et se trouva, — Dieusait par quel miracle d’adresse ! — sur une étroite corniche àfleur d’eau, saillant de quelques pouces en dehors de la muraille àpeine déclive qui endiguait le torrent, un peu en haut de la courbeformée par la nappe d’eau tombante.

La rivière, en cet endroit, avait bien unecinquantaine de pieds de largeur ; mais, comme elle faisait unléger coude vers l’est, le courant portait naturellement du côté oùse tenait Wapwi, et l’enfant pouvait espérer que son maîtrepasserait à portée d’être secouru.

C’est, en effet, ce qui arriva.

Retardé dans sa marche par ses branches quigrattaient le lit du torrent, le tronçon d’arbre, qu’heureusementArthur avait pu saisir en tombant, n’avançait que par bonds et enexécutant une série de mouvements giratoires, qui rapprochaient lenaufragé tantôt d’une rive, tantôt de l’autre.

À une dizaine de pieds de la corniche où setenait Wapwi, Arthur se trouva, pendant quelques secondes, à portéede saisir la perche tendue à bout de bras…

— Prends, petit père ! cria Wapwi, et netire pas trop fort, si tu ne veux pas m’entraîner à l’eau.

Arthur saisit machinalement la perche et selaissa glisser de son épave…

Dix secondes après, il était dans les bras deWapwi, sur l’étroite corniche.

Au même instant, ce qui restait de lapasserelle s’abîmait dans la chute…

La première pensée du jeune Labarou fut dejeter vers le ciel un regard de reconnaissance ; mais saseconde, assurément, fut pour son jeune sauveur.

Il le serra dans ses bras, comme une mère eûtfait pour son enfant.

— Mon petit Wapwi, lui dit-il en même temps,tu m’as sauvé la vie !… Sans toi, sans ton courageintelligent, je serais là, dans l’abîme creusé par la chute !…Désormais, c’est entre nous à la vie à la mort, — souviens-toi decela !

Wapwi, les yeux étincelants de plaisir, frottason front sur les mains du « petit père ».

Cette naïve caresse exprimait, dans l’idée dupetit Abénaki, le comble du bonheur.

Mais, soudain, la figure de Wapwi changead’expression… Ses yeux s’agrandirent… Son bras se dirigea du côtéde l’est…

— Petite mère Suzanne ! dit-il.

Arthur regarda.

Dominant d’une vingtaine de pieds le torrentdéchaîné, un énorme rocher se dressait à pic sur la rive gauche, enface ; et, sur ce socle géant, une blanche statue de femme,les bras et les yeux levés vers le ciel, semblait lui adresser unefervente action de grâce.

Nous disons : statue !… Etelle en avait bien l’air, cette jeune fille agenouillée dans uneimmobilité en quelque sorte hiératique, les cheveux en désordre etpâle comme une morte, laissant monter, elle, la vierge mortelle,l’ardente reconnaissance de son cœur jusqu’aux pieds de la Viergeimmortelle !…

Très ému le jeune homme la contemplait,n’osant parler, comme s’il eût craint de troubler quelque mystiqueincantation.

Suzanne s’étant relevée, il luicria :

— Merci, merci, Suzanne !… Mais ne restezpas là !… Je tremble pour vous !… Retournezlà-bas !

Et il lui indiquait la direction duChalet.

La « statue » s’anima, et un blancmouchoir s’agita dans ses mains. Mais ses paroles n’arrivèrentpoint jusqu’aux naufragés, à cause du fracas des eaux.

Elle fit un dernier geste d’adieu et disparutau milieu des sapins.

Quant à Arthur et son sauveur, ilsescaladèrent, non sans peine, la berge à pic et reprirent, euxaussi, le chemin de la maison paternelle.

Le guet-apens avait raté !

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