Un drame au Labrador

Chapitre 3UN REPAS DE GIGOT D’OURS

Gaspard, qui arrivait, précédé d’Arthur, neput s’empêcher de dire, malgré son flegme :

— Triste !

Quant à Arthur, il prit doucement l’enfantdans ses bras, tout comme l’aurait fait une mère, et l’arracher àson étreinte pour le transporter plus loin.

Il lui disait, tout en le câlinant :

— Ne pleure pas, petit… Nous aurons bien soinde toi… Il y a encore de là place pour un chez le papa Labarou… Tuvas venir avec nous… Tu seras de la famille…

L’enfant, adossé à une souche, ne répondaitpas.

Seulement, il souleva un instant ses paupièreset fixa ses prunelles, très noires et très lumineuses, sur Arthur,comme pour s’assurer s’il avait affaire à un ami ou à unennemi.

Puis il courba de nouveau le front, gardant unsilence farouche.

Sans se décourager, le jeune Labarou luireleva doucement la tête, la forçant ainsi à le regarder.

Puis, d’une voix engageante :

— Tu me comprends, dis ?

L’enfant fit un signe affirmatif.

— Tu n’as pas peur de nous, n’est-cepas ?

Mouvement de tête négatif.

— Alors. pourquoi ne parles tu pas ?

Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche,fit mine de le mâchonner, puis dit enfin :

— Manger !

— Tu as faim, petit ? s’écria Arthur.

— Moi aussi ! dit Gaspard, jusque làspectateur muet.

— Ah ! ah ! je m’explique, … fit enriant le plus jeune des Labarou. Ce garçon-là ne veut pas fairementir le proverbe : « Ventre affamé n’a pointd’oreilles ! » Eh bien, puisque c’est comme ça, mangeonsun morceau… Seulement, pour manger un morceau, il faut l’avoir sousla main.

— L’ours ! fit laconiquement Gaspard.

— Tu deviens fou !… On ne mange pas de cegibier-là ! se récria Arthur.

— Demande à ce moricaud, ton nouvel ami.

L’enfant, sans attendre la question, réponditaussitôt :

— Bon, bon, l’ours.

Puis il se prit à mâcher à vide, de façon sidrôle, que les deux cousins eurent une folle envie de rire.

Ce que voyant, le petit sauvage sourit à sontour et se leva.

Alors, s’armant de son couteau-poignard, aveclequel il s’était si bien escrimé tout à l’heure, il s’approcha del’ours et se mit en frais de lui fendre le ventre.

Gaspard ouvrait la bouche pour l’arrêter, dansla crainte qu’il n’abîmât la peau, mais il se rassura aussitôt envoyant avec quelle dextérité le garçonnet opérait.

Il se contenta de lui venir en aide, afin quela besogne fût plus vite expédiée.

Arthur, lui, profita d’un moment où l’enfant,tout occupé à son travail, lui tournait le dos, pour enleverprestement le corps du père et le dissimuler, quelques pas plusloin, derrière une touffe de bruyère.

Le brave garçon avait agi spontanément, sanscalcul ni réflexion, mû par un sentiment de pudeur filiale, enprésence de cet enfant qu’un drame terrible venait de rendreorphelin.

Mais le petit peau-rouge, sans détourner latête, avait pourtant vu… ou deviné, car il murmura à l’oreille dujeune Labarou, quand celui-ci l’eut rejoint :

— Bien fait, ça… Toi, bon ami.

Et il se reprit à écorcher l’assassin de sonpère, sans manifester plus d’émotion.

Au bout d’un quart-d’heure, maître Martin,dépouillé de sa peau, n’était plus reconnaissable. Il ressemblaitaussi bien à un honnête veau, apprêté dans l’étal d’un boucher,qu’à une bête féroce, réputée immangeable.

Cette métamorphose avantageuse réveilla lesestomacs assoupis et fit taire toutes les répugnances.

On se mit résolument à l’œuvre pour organiserun repas sérieux.

Mais, ici, une difficulté imprévue seprésenta : Comment faire du feu !

Personne n’avait d’allumette ni de pierre àfusil.

D’ailleurs, en supposant même qu’on pût seprocurer du feu, de quelle façon l’utiliser pour cuire le morceaude venaison destiné au festin ?…

Ce fut encore le petit sauvage qui tira nosamis d’embarras.

Il se mit à fouiller partout, dans lesenvirons, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un éclat de bois de cèdre,dans le centre duquel il pratiqua un trou, avec la pointe de soncouteau. Partant de ce trou, il creusa une petite rainure, qui s’enéloignait de quelques pouces et qu’il bourra de mousse, bien sèche,saupoudrée de charbon de bois écrasé, emprunté à une souche duvoisinage.

Ayant alors confectionné une légère baguettede cèdre, effilée à l’un de ses bouts, il en introduisit la pointedans le trou qu’il venait de faire et se mit à la tourner aussirapidement que possible entre les paumes de ses mains…

Quelques étincelles jaillirent bientôt, quienflammèrent la mousse et le charbon…

On avait du feu !

Restait à confectionner le fourneau où serôtirait la pièce de résistance du festin en perspective.

Gaspard s’en chargea.

Il mit de champ deux pierres plates, pourformer les parois latérales, puis les couvrit d’une troisième, plusmince et plus large, destinée dans son esprit à servir de…lèchefrite.

Alors, fort satisfait de son fourneau, ilalluma aussitôt au-dessous un bon feu de branchages.

Pendant que ce chef-d’œuvre d’architecture…culinaire s’édifiait, il va sans dire que le petit sauvage nedemeurait pas inactif.

Il avait détaché de l’ours un cuissot des plusrespectables et, après l’avoir enveloppé d’herbes, paraissaitattendre que l’appareil de Gaspard fût prêt à fonctionner.

De son côté, celui-ci trouvait le nouveaumarmiton bien lent à apporter au fourneau la « pièce derésistance » du futur dîner.

De sorte que tous deux se regardèrent d’un airassez drôle, qui voulait dire clairement : « Eh bien,qu’est-ce que tu attends ? »

De toute évidence, nos deux taciturnes ne secomprenaient pas du tout.

Heureusement, Arthur, — qui n’avait pas, lui,la langue dans sa poche, — intervint :

— Alors, gamin, demanda-t-il à l’enfant, quefais-tu là ?… Te manque-t-il quelque chose ?

— Cailloux ! répondit le marmitonimprovisé, en déposant son jambon par terre et, désignant lefeu :

— Des cailloux dans le feu ! se récriaArthur. Pourquoi faire ? Les cailloux de ce pays-ciseraient-ils du charbon de… pierre, par hasard ?

Mais Gaspard, lui, avait fini parcomprendre.

— J’y suis ! dit-il… Des cailloux rougisau feu, un trou dans la terre… Nous dînerons avec du jambon d’ourscuit à l’étouffée.

— Tiens ! c’est vrai… j’ai entendu parlerde cette cuisine de voyage… Laissons notre petit ami préparer lachose à sa guise, et agissons. Moi, je vais chercher des cailloux.Toi, creuse un trou comme tu pourras.

En un clin-d’œil, Arthur eut rempli sonchapeau de ces pierres arrondies, à nuances variées, qui abondentdans ces parages.

Il les disposa adroitement entre les tisons dufoyer et se chargea d’entretenir le feu.

Gaspard, de son côté, creusait une fosse dansle sable, se servant, en guise de pioche, d’un bout de branchepointue et, à défaut de bêche, de ses mains, pour rejeter la terreau dehors.

Bref, nos trois affamés y mettant chacun dusien, un lit de cailloux brûlants fut étendu au fond de cettefosse, puis recouvert d’une couche d’herbes sur lesquelles lecuissot fut déposé. Par-dessus, on ajouta une nouvelle couched’herbes ; puis on remplit la fosse de terre autour d’un bâtonmaintenu verticalement au centre, de façon qu’en le retirant avecprécaution, il restât une sorte de cheminée communiquant avecl’extérieur.

Ces deux opérations terminées, les deuxcousins crurent, cette fois, qu’il n’y avait plus qu’à laisserfaire et prirent une posture aisée pour fumer une bonne« pipe » de tabac — histoire de tromper la faim caninequi les travaillait.

Mais le petit sauvage, lui, songeait bien aurepos, vraiment !

Il furetait du regard autour de lui, ayantl’air de chercher quelque chose.

Tout à coup, il partit comme un trait etdisparut dans les broussailles.

— Qu’est-ce qui le prend ? se demandaArthur, qui le suivait des yeux avec étonnement.

Ce petit bonhomme l’intéressait décidément. Illui trouvait de ces allures, à la fois farouches et gentilles,qu’ont les jeunes chats qui commencent à s’apprivoiser.

Cependant le petit bonhomme revint bientôt,toujours courant. Il tenait à la main une large écorce, qu’ilvenait de détacher d’un bouleau et qu’il façonnait à l’aide de sonpoignard, — sans s’arrêter, du reste.

En un tour de main, il eut fabriqué un de cesrécipients que nos sucriers canadiens appellent cassots et qu’ilsdestinent à recueillir la sève de l’érable à sucre.

Un ruisseau coulait non loin de là. Le cassoty fut empli et rapporté à bras tendus.

Tout cela dans le temps de le dire.

C’est alors que les Labarou eurentl’explication de l’utilité du bâtonnet fiché dans la terrerecouvrant le jambon.

De temps en temps, en effet, le petit sauvageavait le soin de retirer ce bâtonnet pour vider un peu d’eau dansle trou qu’il laissait.

Et, chaque fois, un jet de vapeur montait àl’orifice :

— Bravo, garçon !… s’écriait Arthur, toutà fait enchanté de son protégé.

Puis à Gaspard, toujours calme etfroid :

— Quel luxe, cousin !… Une cuisine àvapeur dans les savanes du Labrador !

— Tout cela prend bien du temps… murmurait cedernier, une main sur l’estomac.

Mais non !… Il se trompait, lecousin ; car, en moins d’une demi-heure, le gigot fut retirédu trou et servi sur une belle écorce de bouleau.

L’appétit aidant, sans doute, il fut trouvémangeable par les Français, qui lui firent honneur.

Quand au « sauvagillon », il enavait la figure toute irradiée.

— Ah ! mes amis, conclut Arthur en selevant de table, si, pendant la dernière quinzaine, ce jambon, aulieu de courir la savane, se fût tranquillement reposé dans unebonne saumure, il serait superbe !

— Il ne lui manque, en effet, qu’une chose,appuya Gaspard : du sel.

— Nous salerons ceux qui restent, aussitôtarrivés : — car nous les emportons, tu sais !…

— Et la peau ?

— Moi porter la peau, dit l’enfant.

— Non pas ; c’est trop pesant pour toi,protesta Arthur. Je m’en charge. Vous deux, prenez chacun un gigot,et en route !… voici le soleil qui baisse.

Avant de partir, toutefois, les jeunesFrançais voulurent donner une sépulture sommaire au vieux sauvage,qui gisait là, près d’eux.

Mais l’enfant les gênait.

Comment l’éloigner ?

Ce fut lui-même qui coupa court à l’hésitationde ses nouveaux amis, en allant droit au cadavre et en cherchant duregard un endroit où il pourrait l’enfouir.

Dès lors, les autres mirent de côté leursscrupules.

Le corps fut transporté au pied d’un monticulede sable, qui se trouva d’aventure à un arpent de là, et que l’onégrena sur lui.

Deux bâtons croisés, figurant tant bien quemal le signe de la Rédemption, furent dressés sur ce tumulus, quel’on recouvrit par mesure de précaution, de cailloux pesants…

Puis, après avoir adressé mentalement unecourte prière au Tout-Puissant à l’intention du pauvre Abénaki, quiattendrait là le jugement dernier, les trois jeunes gens, trèsimpressionnés, se chargèrent des dépouilles de l’ours et quittèrentla savane, se dirigeant vers le fleuve.

Inutile d’ajouter que le petit sauvage s’étaitemparé de l’attirail de chasse de son défunt père, et qu’ilportait, lui aussi, outre sa part de venaison, le fusil surl’épaule…

Sa démarche conquérante le disaitassez !

Songez donc… Un fusil à lui !

Le rêve je son adolescence réalisé !

Il y avait bien de quoi rendre un peu fat,même un garçon de Quimper, au vieux pays.

En moins de deux heures, on atteignit laplage.

La barque, couchée sur le flanc, était à sec.Mais, comme la mer montait, il n’y avait pas lieu de maugréercontre cet élément.

Toutefois les voyageurs, impatients de rentrerchez eux, ne voulurent pas attendre.

Ils glissèrent sous la quille de leurembarcation des rouleaux de bois flotté, très abondant partout surla grève, et réussirent en peu de temps à la remettre à flot.

Puis les voiles furent livrées à une brise de« nordêt », qui soufflait ferme…

Et vogue la galère vers Kécarpoui !

Seulement la « galère », outre sonéquipage habituel des Français, avait, cette fois-ci, un passagerbien inattendu ; un descendant direct des aborigènes du golfeSaint-Laurent.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer