Un drame au Labrador

Chapitre 23CHASSÉ ET MAUDIT

Quand la goélette de Noël reparut dans la baiede Kécarpoui, au commencement du mois d’octobre, après une absenced’un peu plus de deux semaines, un voile de deuil planait sur lapetite colonie.

Depuis une dizaine de jours, on était entrédans cette longue période d’isolement qui, là-bas, ne se terminequ’à la réouverture de la navigation, en mai.

Le missionnaire était bien venu, commed’habitude, donner aux pêcheurs de ce lieu solitaire l’opportunitéd’accomplir leurs devoirs religieux… Mais, loin d’avoir à bénirl’union de deux jeunes gens pleins d’amour et d’espoir, il avaitdû, hélas ! prodiguer des consolations à une famille plongéedans une douleur mortelle, par la disparition d’un de ses membres,et présenter à une fiancée dont le cœur saignait, au lieu d’unecouronne de fleurs d’oranger, la couronne d’épines de larésignation chrétienne…

Il va sans dire que ce messager de paix, saisidu différend qui existait entre les deux familles, n’avait pas eugrande peine à faire disparaître les hésitations de madame Noël àpropos de la mort sanglante de son mari.

Une déclaration écrite du mourant, attestantla complète innocence de Jean Labarou et corroborant le récitcirconstancié de celui-ci, ne contribua pas peu à cerésultat ; et le missionnaire eut au moins la consolation, enpartant, de voir les chefs des deux seuls établissements de la baieunir fraternellement leurs mains, en signe de pardon etd’oubli.

Le retour de la Saint-Malo, —désormais le Marsouin, de par le caprice de maître Thomas,— raviva pourtant la plaie encore saignante de la disparitiond’Arthur.

Mais on ne put tout de même s’empêcher, — àl’est de la baie ; du moins, — de reconnaître le dévouementdes deux marins qui venaient de faire une si rude croisière à larecherche de leur malheureux ami.

Toutefois, — en dépit de la meilleure volontédu monde, — la famille Labarou ne réussit pas à dissimulerl’horreur instinctive que lui inspirait Gaspard depuis lacatastrophe.

À peine arrivé dans la baie, ce modèle desfils adoptifs s’était empressé, naturellement, d’aller rendrecompte à ses parents du résultat négatif de ses recherches.

Il avait, d’ailleurs, pris la peine d’étudierà fond le rôle qu’il allait jouer avant de risquer cette démarchedécisive.

Figure morne, fatiguée, triste ; pâleurmaladive ; regard fatal, inconsolable ; tel était sonmasque.

Mais toute cette mise en scène ne put fondrela glace qui le séparait désormais de cette famille où il avaitgrandi, choyé à l’égal du fils de la maison.

La mère Hélène, à sa vue, eut une crise delarmes qui pensa lui causer une rechute.

Jean Labarou, lui, pâle comme un mort, laissason neveu s’empêtrer dans le récit de ses exploits et de ses actesde dévouement fraternel.

Puis, quand ce fut fini, il se contenta dedire froidement, mais avec un geste d’une terriblesolennité :

— Arthur est mort, — et je n’espère plus… QueDieu ait pitié du pauvre enfant !… Mais si tu es pour quelquechose dans cette fatalité épouvantable ; si, par ta faute, unemère a été privée, sur ses vieux jours, d’un fils adoré ; sita cousine, par ton fait, se trouve seule au monde, sans appuiquand nous n’y serons plus ; moi ton second père, au déclin dema vie, courbé par l’âge et l’incurable chagrin que je sens là (etle vieillard touchait son front ridé), je finis par succomber avantle terme assigné par la divine Providence ; si cela est,eh ! bien, je te maudis !

— Mon oncle !… voulut répliquer Gaspard,épouvanté.

— Va-t-en !… fut la seule réponse de JeanLabarou, montrant la porte, de son bras tendu.

Et, comme le misérable, en passant le seuil,regardait sa tante, celle-ci lui dit, dans un sanglot :

— Rends-moi mon fils !

Alors il se tourna vers Mimie, comptant bientrouver chez elle une ombre de sympathie.

Mais il regretta aussitôt ce mouvement…

Blanche comme une cire, la tête haute, lesprunelles fulgurantes, la jeune fille étendit vers lui sa main fineet nerveuse :

— Caïn ! dit-elle.

Puis, montrant elle aussi la porte :

— Va où la destinée t’appelle,fratricide !… Mais, où que tu ailles, je serai sur ton cheminau jour de la rétribution !

Puis, hautaine et grave, elle alla baiser samère au front.

Tremblant, hagard, la sueur de l’agonie auxtempes, Gaspard Labarou quitta la maison où s’était écoulée sonadolescence, chancelant comme un homme ivre et sentant peser surses épaules le poids terrible de la malédiction paternelle…

Dans l’esprit de Jean Labarou, cettemalédiction n’était que conditionnelle, il est vrai.

Mais Gaspard, au fond de son âme, sentait bienque cette malédiction d’un père serait ratifiée dans le ciel ;et, quoi qu’il en eût, en dépit de son scepticisme farouche, il enéprouvait une sensation de malaise allant jusqu’à la peur.

Avait-il donc besoin, ce vieillard, sansl’ombre d’une preuve de culpabilité, d’appeler sur la tête de sonneveu la vengeance céleste !

Pour se donner du cœur, quand il fut hors devue, le misérable montra le poing à la maison, disant :

— Vieux fou !… Je me moque de tes foudresde fer-blanc et je te ferai voir bientôt de quel bois je mechauffe… Ah ! Ah ! tu me maudis et ta fille m’appelleCaïn… Mais prenez garde de regretter amèrement, un jour, lasatisfaction de m’avoir mis à la porte !

Ayant ainsi évacué un peu de sa bile, ilreprit le chemin du Chalet, de l’autre côté de la baie.

Tout en pagayant son canot, il monologuait dela sorte :

— Il est clair comme le jour que, pour ce quiregarde mes chers parents et leur virago de fille, mon chien,est mort…

« Plus rien à espérer de ce côté.

« Mais je m’en moque, comme un poissond’une pomme.

« Ce qu’il me reste à faire, c’estd’amadouer et d’engluer si bien les Noël, de me rendre tellementindispensable, que la belle Suzanne, en dépit de son ridiculechagrin, cesse de penser jour et nuit à un mort, pour s’apercevoirenfin qu’il existe un bon vivant dans son entourage, prêt à medévouer pour son bonheur.

« D’ailleurs, dans ce siège en règle queje vais entreprendre, j’aurai un précieux auxiliaire : Thomas,qui m’est dévoué.

« Quant à la mère, bien que, réconciliéeavec l’oncle Jean, je parie qu’il lui reste, en dépit de tout, unvieux levain de rancune qui ne demanderait qu’à fermenter, si l’ons’y prenait habilement.

« Reste le petit Louis, — qui n’est plusun enfant, malgré son qualificatif.

« Celui-là, j’en ai peur, me donnera dufil à retordre.

« Il est toujours avec ce moricaud deWapwi, d’un côté ou de l’autre, et je le soupçonne d’avoir un fortbéguin pour ma belle et tyrannique cousine, Euphémie.

« Qu’il me succède dans le cœur de lafille à mon oncle, — je ne demande pas mieux… Mais qu’ilne s’avise pas de se liguer avec elle pour me jouer quelque mauvaistour, — car ça ne serait pas bien du tout de la part d’unbeau-frère !…

« Au reste, nous veillerons, Thomas etmoi.

« Thomas Noël !… En voilà unvéritable ami, par exemple, qui n’a pas peur de mettre les mains àla pâte, lorsqu’il s’agit de tirer un copain du pétrin !…

« Vive le capitaine Thomas et sonlieutenant, Gaspard ! »

S’étant ainsi mis dans un état de feinteexcitation pour chasser de son esprit la mauvaise impression qu’ilremportait de sa visite, — à l’instar des gens peureux quichantent, la nuit, quand ils cheminent seuls dans le voisinage d’uncimetière, — maître Gaspard hâtait sa marche vers le chalet de lafamille Noël, sa nouvelle résidence.

À mesure qu’il approchait, sa figure subissaitune transformation singulière.

De sombre et dure, qui était son caractèrehabituel, elle devenait insensiblement mélancolique et…touchante.

Ce gaillard là, orné de toutes les passionsqui rendent un homme redoutable au sein des sociétés organisées,était devenu un véritable comédien tout seul, sans études, enpleine solitude du Labrador.

Il était absolument maître de ses sens, et ilavait la tête froide d’un chef de bandits.

À peine entré dans le chalet, où la familleNoël se trouvait réunie pour dîner il se laissa choir sur unechaise, la tête basse, les bras ballants.

— Oh ! oh ! il paraît qu’on t’a malreçu, chez l’oncle Jean… fit remarquer Thomas, d’un tongoguenard.

Gaspard ne répondit qu’en baissant davantagela tête.

— Serait-ce possible ? dit madame Noël,prompte à s’apitoyer.

— On m’a, chassé, madame ! murmuraGaspard, d’une voix sépulcrale.

— Chassé ?… s’écria la bonne dame, enjoignant les mains.

— Et maudit !… ajouta lugubrement lejeune homme.

Pour le coup, la veuve se trouva debout, lesmains levées.

— Pauvre enfant !… Mais c’estinsensé ! dit-elle.

— Madame, vous m’en voyez atterré et malade…Mais qu’y puis-je faire ?

— Oh ! je parlerai à ces bonnes gens… Ilest impossible que cette famille, qui vous a élevé et où vous avezgrandi comme un fils vous garde rancune pour un accident où vousavez vous-même failli perdre la vie…

— Cela est pourtant, madame. Mais, si vousvoulez m’en croire, attendez, pour une telle démarche, que le tempsait un peu amorti la force du coup et engourdi leur douleur. À monavis, toute tentative de rapprochement, d’ici à quelques jours, neferait qu’envenimer nos relations.

— Soit. Vous avez probablement raison. Quandils seront plus calmes, nous n’aurons pas de peine à leur fairecomprendre qu’ils ont manqué, non seulement de charité chrétienne,mais encore et surtout de justice. En attendant, mon cher enfant,vous ferez partie de ma famille et vous partagerez, commed’habitude, la chambre de Thomas.

— Madame, j’ai déjà eu deux mères, — et unelarme de crocodile tomba sur la joue de Gaspard ; vous serezla troisième.

Et l’habile comédien salua profondément madameNoël.

— C’est dit… Allons, mes enfants, àtable !

Le repas fut pris au milieu d’un silencepresque général

La mère, en dépit de ses efforts, semblaitpréoccupée.

Louis, d’ordinaire gai comme un pinson, avaitl’air rêveur d’un amoureux dont le cœur est pris sérieusement.

Suzanne, elle, n’avait consenti à se mettre àtable que sur les instances de sa mère, qui n’aimait pas à la voirpasser ses jours seule dans sa chambre ou errant dans le bois,retournant sans cesse le glaive dans la blessure de son cœur.

Elle ne mangeait guère, la pauvre fille,depuis la catastrophe qui lui avait enlevé son fiancé. Un cercle debistre entourait ses yeux, qui semblaient agrandis et où brillaientparfois des rayons ophéliens.

Pour tout dire en un mot, Suzanne faisaitpenser à un jeune arbre frappé de la foudre en pleine sève.

Qu’allait-il arriver ?…

L’arbre allait-il mourir ?… Ou bien lasève vigoureuse de la jeunesse, un instant arrêtée dans sa marche,reprendrait-elle ses fonctions vivifiantes, faisant reverdir lesrameaux affaissés et mollissants ?…

Voilà ce qu’on pouvait se demander en voyantcette jeune fille à la démarche languissante, au regard atone.

C’est que le coup dont elle souffrait avaitété aussi rude qu’inattendu…

Songez donc !

Lorsque quelques heures à peine la séparaientdu moment où elle allait être unie à l’élu de son cœur, la plusterrible des catastrophes était venue anéantir cet espoir, briserce rêve !…

Et cela, du jour au lendemain, en pleinefièvre de préparatifs matrimoniaux, … comme un grand coup de foudredans un ciel clair !

Près de trois semaines s’étaient écouléesdepuis la sinistre disparition de son fiancé, et c’est à peine sila pauvre Suzanne parvenait à réaliser sa situation de veuve avantd’avoir été mariée.

Il convient d’ajouter que tout le monde, auChalet, lui montrait une sympathie émue, — Louis surtout, quiadorait sa sœur.

Combien de fois le jeune homme n’avait-il pastraversé la baie pour aller aux informations et porter aux parentsdu pauvre Arthur les condoléances de la fiancée, trop faible encorepour s’y rendre elle-même !

Bref, Suzanne avait été très malade et pouvaitêtre considérée, après deux semaines de crises nerveuses et delarmes, comme une convalescente à sa première sortie.

On s’abstenait donc, en sa présence, de touteallusion au drame de l’Îlot, et le mot d’ordre était de n’avoir pasl’air d’être sous le coup d’une des plus fortes émotions qu’eûtencore éprouvée la petite colonie.

La conversation, toutefois, ne pouvait êtrebien animée ; et, aussitôt le repas terminé, chacun seretirait pour vaquer à ses occupations.

Il en fut ainsi pendant quelques semaines…

Puis le temps, qui affaiblit les tons crus detoute douleur humaine, en y étendant sa patine grisâtre, amena unedétente dans les esprits, une sorte d’apaisement dans lescœurs…

Et c’est dans ces conditions de tranquillitémorale relative que la petite colonie de Kécarpoui entra dans cettepériode d’isolement, absolu, ressemblant un peu à un emprisonnementau milieu des glaces polaires, et qui s’appelle : Un hiverau Labrador…

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