Un drame au Labrador

Chapitre 17LE DRAME DE LA SENTINELLE

Comme, très probablement, il ne devait pass’écouler plus de deux ou trois jours avant l’arrivée dumissionnaire, on s’employait ferme des deux côtés de la baie.

Les jeunes gens de la rive ouest avaientpromis, pour leur part, des monceaux de gibier à plume.

Aussi, dès l’heure convenue, les deux cousinssont à leur poste.

La nuit s’annonce belle.

À part de grands stratus, allongés tout là-bassur l’horizon de l’est, vers Terreneuve, le ciel est gris, presquebleu, ouaté ci et là de petits nuages transparents au traversdesquels s’entrevoient des étoiles.

Rien à craindre, par conséquent, des capricesde la mer.

Il est vrai que les chutes de la Kécarpouifont un vacarme inaccoutumé et qu’il passe des soufflesintermittents, sur les hauteurs, dans la cime des sapins…

Mais, vers le soir, quand tout se tait dans lanature, le moindre bruit vous a des sonorités siétranges !…

Embarque, embarque donc, matelots etchasseurs !

Les fusils sont déposés avec précaution àl’avant de la chaloupe, les rames mises en place, et vogue lagalère vers l’Îlot du Large !

Cette île minuscule, — appelée aussi laSentinelle, — gît par le travers de l’ouverture de labaie, à quelques encablures en dehors d’une ligne qui passerait parses deux pointes extrêmes.

À marée basse, c’est une agglomération derochers, bordés d’une étroite lisière de sable et n’offrant pasplus que quelque deux cents pieds de développement irrégulier.

Mais la marée haute, surtout quand elle estpoussée par le vent d’est soufflant en rage de l’entonnoir deBelle-Isle, le recouvre quelque fois de plus de douze piedsd’eau.

Il faut donc profiter du baissant, —comme on dit ici pour reflux —, si l’on veut faire un séjour dequelques heures sur la Sentinelle, dans un but de chasseou de pêche.

Or, les deux cousins, marin fort expérimentésdéjà, ne pouvaient ignorer cette circonstance.

Aussi la lune n’avait-elle pas décrit plusd’un tiers de l’arc de sa course nocturne, lorsqu’ilss’embarquèrent.

La mer pouvait avoir cinq heures de baissant,et l’élévation des astres au-dessus de l’horizon septentrionaldisait à l’œil entendu qu’il était entre onze heures et minuit.

Il fallait, en temps ordinaire, une bonnedemi-heure pour gagner l’îlot.

Cette fois, le trajet se fit en une vingtainede minutes.

On ne parlait pas. Mais on nageait ferme.

Une véritable contrainte refoulait, de labouche au cerveau, les pensées des rameurs.

Et il y a mille à parier contre un que la mêmecause agissait chez chacun d’eux.

Donc, à part le claquement cadencé des ramesentre les tolets et le bruit grandissant des chutes de laKécarpoui, aucune parole humaine ne réveillait les échos de la baiesolitaire, dont le fond, enveloppé d’ombre, semblait se reculer decent toises à chaque effort des rameurs.

La belle nuit !

Comme il faisait bon vivre et comme le cœur deces jeunes gens, dans la primeur de la vingtième année, devaitbattre librement en cette soirée de septembre, tout embaumée dessenteurs balsamiques qu’apportait la brise du nord !

Eh bien, non !

Le cœur de ces adolescents, exubérants deforce et de santé, secouait au contraire leur poitrine par sesheurts inégaux.

L’amour, la plus forte des passions, — surtoutà cet âge de la vie — les tenait crispés sous son étreinte…

L’évolution morale inévitable était arrivéepour eux ; le coup de foudre du premier amour, — et du premieramour dans les circonstances particulières d’isolement où ils setrouvaient, — venait de les frapper…

Et la fatalité voulait que ce fût la mêmefemme que les deux cousins convoitassent !…

Qu’allait-il arriver pendant cette nuit grise,où les étoiles scintillaient à peine à travers l’ouate serrée del’atmosphère et où le moindre bruit se répercutait d’une façoninsolite ?…

Ce qui allait arriver ?

C’est le DRAME, — le drame que se racontentencore, autour de l’âtre abrité ou près du feu de campement, lespêcheurs de la côte labradorienne ou les aborigènes des savanesintérieures.

** * *

— Hop ! ça y est. J’ai cru que nousn’arriverions jamais !

— Quelle impatience !… À peine unquart-d’heure ou vingt minutes pour faire deux milles…

— Pas davantage, tu crois ?

— Deviens-tu fou ?… Tu sais bien qu’il nefaut pas plus de temps.

— C’est bon, c’est bon, capitaineGaspard ; vous ne perdrez jamais la boule, vous !

— C’est que je ne suis pas amoureux,moi ! répliqua Gaspard, avec une intonation étrange.

Puis il ajouta, d’une voix blanche :

— Qui donc aimerait Gaspard Labarou sur cettecôte maudite ?

— Qui ? dit aussitôt Arthur, en haussantles épaules ; mais ma sœur Euphémie, parbleu !… D’oùsors-tu donc ce soir ?

— Mimie !… Oh ! la bonnefarce !… Ah ! ah ! Mimie Labarou, ma cousine ouplutôt ma sœur !… Mimie, ah !

— Quoi !… Qu’y a-t-il de si drôle dans cenom-là ?… Il me semble que tu ne faisais pas tant la petitebouche, il y a quelques semaines, et que tu n’étais pas sidédaigneux à l’endroit de ma sœur ! Est-ce que l’arrivée denos voisines auraient déjà éteint ton beau feu ?

— Fi…-moi la paix, entends-tu ! grondaGaspard, d’un ton rogue ; et, surtout, que je n’entende plusle nom de ta sœur, cette nuit. Ça m’agace, oh ! là,là !

Et Gaspard accompagna cette onomatopée d’ungeste si menaçant, qu’Arthur, tout ahuri, ne putqu’ajouter :

— Tiens ! tiens !… Je m’en doutaisbien un peu ; mais me voici éclairé tout de bon… Ah ! lesournois !

Et la figure un peu efféminée du frère deMimie blanchit sous son hâle.

Gaspard fit un geste vague, mais ne réponditpas.

La chaloupe abordait, du reste.

Une toute petite crique s’échancrait dans lamasse rocheuse, du côté ouest, havre minuscule ayant un bon fond desable et enserré entre deux caps jumeaux.

C’est là qu’on atterrit.

Le grappin fut aussitôt jeté par-dessus bordet transporté vers le fond de l’anse, jusqu’à l’extrémité de sachaîne.

La mer monte si vite en ces parages, que cetteprécaution n’était pas inutile, si l’on voulait s’éviter ledésagrément de se jeter à la nage pour reprendre la chaloupe, quandil s’agirait de retourner à terre.

Puis chacun de nos chasseurs se munit de soncapot de marin, du fusil destiné à l’hécatombe qui se préparait etde quelques provisions de bouche…

Et les deux cousins gagnèrent aussitôt leurspostes, sortes de niches dominant la grève en hémicycle où venaients’ébattre à marée basse les palmipèdes de la régionavoisinante.

Des hauteurs où ils étaient installés, à unecinquantaine de pieds tout au plus l’un de l’autre, les chasseurs,en croisant leurs feux, pouvaient balayer toute la grève.

Gare aux outardes, canards et autres oiseauxaquatiques qui oseraient s’y aventurer !… Ce serait bienmiracle s’il en réchappait quelques-uns sans blessures.

Quand tous ces préparatifs furent terminés,minuit avait dû sonner au cadran céleste.

La mer était tout à fait basse.

Le gibier, suivant ses habitudes locales,n’allait pas tarder à surgir de tous côtés pour faire, avant leretour du flot, sa cueillette de mollusques et de graviers.

Déjà même, de divers points de l’horizonembrumé par quelques buées nocturnes, se faisait entendre descouin ! couin ! d’appel, sorte de diane sonnée trop tôtpar quelque palmipède affamé.

Les chasseurs, le fusil chargé, l’œil etl’oreille aux aguets, attendaient, en soufflant mot.

Soudain Gaspard, s’étant retourné vers le fondde la baie, s’écria :

— Hein ! qu’est-ce que c’est queça ?

— Quoi donc ? fit Arthur, faisant luiaussi volte-face.

— Une lumière chez nos voisins !

— C’est un fanal… Ça se déplace.

— On dirait un signal ; la lumière esttournée en cercle, à bout de bras.

— C’est vrai. À qui s’adressent cesappels ?… C’est ce que nous ne pouvons savoir.

— Peut-être bien !…

Et Gaspard, en articulant ces trois mots d’unton singulier, plongeait ses prunelles sombres au sein desdemi-ténèbres flottant sur la baie.

Puis il ajouta d’une voix amère :

— Que le diable emporte le fou ou… la follequi se démène ainsi dans la nuit, au lieu de dormir honnêtementdans son lit !

— La folle, dis-tu ! fit Arthur avec unhaussement d’épaules. Quelle femme se hasarderait sur la grève, aubeau milieu de la nuit ?

— Une amoureuse, parbleu !

— Oh ! oh ! la bonneplaisanterie ! Et qu’irait faire une amoureuse, à pareilleheure, sur la rive de la Kécarpoui ?

— Des signaux à son amant ! répliquaGaspard avec une rage concentrée.

Puis il ajouta à mi-voix, comme s’il se futparlé à lui-même :

— La gueuse ! Malheur à elle !malheur !…

— Tu es fou et jaloux ! ricana Arthur, ense levant pour mieux entendre un bruit étrange, grandissant, quisemblait venir du fleuve, à l’orient, répercuté par les mille échosde la baie.

C’était la brise de l’est qui s’élevait, lefameux nordet, lequel, après s’être reposé vingt-quatre heures,revenait à la charge avec des forces nouvelles.

Gaspard, que cette interruption des élémentsavait, fort à propos, empêché de répondre, écouta lui aussi cesouffle fraîchissant de seconde en seconde, et il parut se calmercomme par enchantement.

Un étrange sourire arqua ses minces lèvres etil dit d’un ton dégagé, qui contrastait singulièrement avec sa voixmenaçante d’un instant auparavant :

— Une petite brise de nord-est ?…Bravo ! c’est ça qui va nous amener les canards.

Comme si elle n’eût attendu que cetteréflexion, une forte volée de palmipèdes parut à quelquesencablures vers l’est, faisant retentir les échos de couin !Couin ! assourdissants.

L’instinct du chasseur se réveilla aussitôtchez les deux rivaux, et chacun se tapit dans sa niche.

Cependant, les canards s’étaient abattus avecgrand fracas sur la petite baie et se déhanchaient dans unméli-mélo de contremarches pesantes, tout en fouillant le sable deleurs longues et larges mandibules.

Tout à coup, sur un signal : Pan !pan ! !… Pan ! pan ! !… quatre coups defeu éclatent dans la nuit.

Que de couin ! couin !… grand saintHubert !… Et quels bruits d’ailes ! !

Une nuée de volatiles s’élève dans les airs,tournoie, s’éloigne un peu, tournoie encore, hésite pendantquelques secondes, puis revient stupidement s’abattre sur la plageabandonnée un instant auparavant.

Les chasseurs alertes avaient eu le temps dedescendre de leur embuscade, de ramasser les blessés et les mortset de les jeter dans leur embarcation.

Ils rechargeaient leurs armes.

Puis quatre nouveaux coups des fusils à doublecanon firent encore déguerpir la volée babillarde, diminuée deplusieurs innocentes victimes, que l’on envoya rejoindre leursconfrères morts, dans la chaloupe.

Bref, ce manège se renouvela deux heuresdurant, les bandes succédant aux bandes, aussi stupides les unesque les autres.

Trois heures du matin allaient sonner aufirmament.

Il fallait songer au retour.

Du reste, la mer montait depuislongtemps ; la plage était submergée, et la chaloupe, retenuepar son grappin, dansait ; d’une façon inquiétante, sur lesvagues, faisant ressac derrière l’îlot.

Arthur était rayonnant.

Cette chasse l’avait grisé.

Toute sa bonne humeur lui était revenue, et ilchantonnant gaiement, tout en faisant ses apprêts de départ.

Gaspard, lui, avait une figure drôle.

Très pâle, la mine sournoise, l’œil méchant,il avait l’air de quelqu’un en train de se décider à faire unmauvais coup, mais hésitant à franchir le Rubicon qui le sépare ducrime.

Si Arthur, moins affairé, eût pu l’observer,il aurait certes été forcé de remarquer son attitude étrange, sesyeux flamboyants, ses poings crispés…

Qui sait !…

Peut-être aurait-il pu éviter la catastropheque l’autre organisait à son intention.

Mais il songeait bien à cela,vraiment !

Sa pensée, jeune et chaude, s’élançait pardelà la baie, franchissait le seuil du chalet blanc, traversait lagrande cuisine et s’arrêtait dans une chambre assombrie par lanuit, où reposait à cette heure même la pure jeune fille qu’ilaimait.

Enfin, tout étant paré, Gaspard, quiretenait l’embarcation prête à quitter le rivage, dit à son cousin,occupé à fureter encore ci et là :

— Ah ! ça ! Arthur… Et ton capotciré, vas-tu le laisser ici, par hasard ?

— Il n’est pas dans la chaloupe ?

— Mais non, te dis-je… Monte vite là-haut. Tul’as oublié… Surtout, ne flâne pas.

Ce disant, sans même se retourner, lemisérable donna une vigoureuse poussée à l’embarcation et sautadedans.

Quand Arthur, entendant un bruit de ramesheurtées, se retourna, la chaloupe se trouvait déjà à un arpent del’îlot, entraînée par la tourmente qui se déchaînait dans toute safureur.

Le pauvre garçon ne put que lever vers le cielses bras impuissants, pendant que sa voix gémissait dans unsanglot :

— Gaspard, mon frère !…

— Ne te désole pas ! lui cria Gaspard,ricanant comme Méphisto. Je cours voir quelle est la bellesomnambule qui te fait des signaux la nuit… Adieu, mon très chercousin !

— Gaspard ! Gaspard ! ! apportaencore aux oreilles du fratricide la brise vengeresse…

Puis ce fut tout.

L’îlot disparut dans la brume, et les crisdans le fracas de la tourmente.

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