Un drame au Labrador

Chapitre 13LE GUET-APENS ORGANISÉ

Tout dormait chez les Labarou.

La nuit, faiblement éclairée par un mincecroissant de lune, était sonore, — si l’on peut employer ces deuxmots pour rendre le grand silence de la nature endormie, traverséseulement par le monotone mugissement des cataractes.

Deux heures venaient de sonner.

La fenêtre d’une sorte d’appentis, adossé aumur d’arrière de la maison, s’ouvrit doucement, et une tête brune,coiffée d’une casquette de loup-marin, surgit del’entre-bâillement.

Cette tête tourna à droite, tourna à, gaucheet se dressa même en l’air, inspectant, écoutant, se rendant compteenfin de tout ce qui pouvait tomber sous deux de ses sensprincipaux : la vue et l’ouïe.

Satisfait en apparence de son investigation,le propriétaire de la susdite, — maître Gaspard, s’il vous plaît, —mit un pied sur l’appui de la fenêtre et, fort légèrement, ma foi,sauta au dehors, sur le gazon.

Puis il referma silencieusement la fenêtre ets’éloigna à pas de loup.

Arrivé près d’un hangar, servant de remisepour les agrès, seines à pêche, outils de charpentier, etc., notrehomme y pénétra, pour en sortir aussitôt avec une hache et uneégohine.

Puis jetant un dernier coup-d’œil surl’habitation plongée dans le sommeil, il partit d’un pas relevé,courbant le dos, se faisant petit comme un malfaiteur.

Une fois sous bois, loin de toute oreilleindiscrète, Gaspard se départit un peu de sa rigidité habituelle,ou plutôt il releva son masque.

Dans la forêt, il était chez lui, et lessapins à aspect de saules pleureurs devenaient ses confidents.

-Nom de nom — de nom — d’une vieille baleinemorte de la pituite !… grommelait-il, en voilà une journéepour toi, mon vieux Gaspard !… Tes plans déjoués !… Unvoyage aux Îles pour rien, l’oncle Jean devenu un petit saint auxyeux de la mère Noël, et, par-dessus tout, toi, vieille bête,surpris comme un écolier en flagrant délit de trahison amoureusepar cette infernale Mimie, à qui le diable… ou moi tordrons le couun de ces jours !… Voilà, ton bilan, mon bonhomme !

Et, courbant la tête, Gaspard se remémoraitles désastres subis la veille, en ce jour marqué d’une pierrenoire.

— Oh ! cet Arthur, grommelait-il, quelobstacle dans mon chemin !… S’il n’était pas là, Suzannem’aimerait, peut-être ! Oui, elle finirait par m’aimer, à coupsûr… J’en ferais tant pour elle !… Je braverais les colères duGolfe : le vent, la mer, la foudre, n’importe quoi !…J’irais lui tuer des ours jusqu’à la baie d’Hudson, pour le seulplaisir de lui en offrir les peaux…

Mais il y a Arthur, le fils de mesbienfaiteurs… Mes bienfaiteurs !… Hé ! qu’est-ce qu’ilsont donc tant fait pour moi, après tout, cet oncle et cettetante ?… Est-ce que je ne leur rends pas cent fois, entravail, le pain que je mange à leur table ?

Quant à Arthur, parlons-en de ce mignon, de cepréféré pour qui rien n’est trop bon !… — « Arthur,prends garde à ceci, prends garde à ça !… Ne va pas attraperune fluxion par ce brouillard humide !… Laisse ton cousinporter ce fardeau : c’est trop pesant pour toi !…Gaspard, mon garçon, veille bien sur lui ; il est sidélicat ! »… — Voilà les recommandations que j’entendstous les jours.

J’en ai assez !… J’en ai trop !…L’ai-je un peu rongé, mon frein, depuis des années !… Unorphelin, un enfant sans père ni mère, ça ne compte pas !…Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de faim !…

Et le malheureux, ingrat et lâche, prenaitainsi plaisir à se forger des griefs imaginaires contre ses parentsadoptifs, dans l’espoir d’endormir sa conscience et de colorer deprétextes trompeurs le sinistre projet qu’il allaitaccomplir !

Il marchait toujours, cependant.

Le bruit des chutes grandissait, s’enflant deséchos prolongés qui roulaient dans la vallée de la Kécarpoui.

Bientôt, ce fut un tonnerre ininterrompu ettrès impressionnant, par une nuit comme celle-là.

Gaspard, après avoir gravi diagonalement lapente douce des premiers contreforts de la masse montagneuse,venait de déboucher sur la rive droite de la Kécarpoui.

Devant lui, mais bien plus bas, le troncd’arbre servant de passerelle laissait traîner dans l’eautourbillonnante l’extrémité des branches de sa face inférieure…

Au-delà du torrent, le cap du Rendez-Vous, —ainsi baptisé par l’amoureux jaloux lui-même, — dressait ses hautesassises, hérissés de buissons de sapins et couronné de conifèresépais.

Le premier regard du nocturne visiteur futpour la passerelle ; le second pour le plateau.

— C’est là qu’ils viendront, au petit-jour, —se dit-il avec rage, — se moquer de ce pauvre Gaspard, enlevé hierpar une jeune fille contrefaite Car elle l’est, Contrefaite, cetteinfernale Mimie, en dépit de son beau visage !… Quellehumiliation, tonnerre de Brest !… et comme j’ai dû paraîtresot aux yeux de la fière Suzanne !… Ah ! mademoiselleMimie, que vous allez donc me payer cher ce triomphe d’une heure etcet ascendant, aussi ridicule qu’inexplicable, qui fait de GaspardLabarou un petit garçon craintif quand vous êtes là !…Aujourd’hui, fière Mimie, — que dis-je ? dans quelques heures,— « vos beaux yeux vont pleurer », comme dit la chansonde Malbrough ; le cadavre de votre frère, broyé dans leschutes, ira peut-être s’échouer devant votre porte, à moins que cene soit en face du chalet de sa fiancée !…

Ici, Gaspard, tout en se disposant à s’engagersur la passerelle, parut avoir réellement sous les yeux lespectacle des deux femmes au désespoir contemplant un corps sansvie.

Et cette vision au lieu de le faire revenirsur une décision infernale, l’affermit au contraire dans sonprojet.

— Allons ! fit-il avec une sombrerésolution, c’est dit !… Un quartier de roc, comme j’en voisun, là, dans le lit de la rivière, aura roulé du haut du cap etfêlé le tronc d’arbre, pendant la nuit. Ce sera un accident, dureste. À l’œuvre, Gaspard : il ne faut pas que la belleSuzanne appartienne à un autre que toi. Non, cela… Plutôt lamort !

Et, résolument, il gagna le milieu de lapasserelle.

Arrivé là, il déroula de sa ceinture unelongue ficelle, armée d’un plomb de sonde à l’une de sesextrémités.

Laissant tomber le plomb dans un remous, oùl’eau ne faisait que tourner en cercle, il mesura exactement ladistance entre le fond solide et la passerelle.

Puis, faisant un nœud à la ficelle, il revintsur ses pas.

Cherchant alors des yeux autour de lui, ilavisa bientôt une jeune et mince épinette, haute d’une vingtaine depieds, qu’il abattit et ébrancha avec sa hache.

Il la coupa à la longueur voulue, après avoirpris ses mesures sur sa ficelle.

Puis il regagna le milieu du troncd’arbre.

Plongeant alors un des bouts de la perche,préparée un instant auparavant, dans l’eau du torrent, ilassujettit l’autre sous la passerelle, comme un pilotis.

— Comme cela, dit-il, je ne serai pas exposé àce que ce maudit pont se rompre sous mon propre poids, pendant queje serai à la besogne.

Enfin commença l’œuvre infernale.

Couché à plat-ventre, Gaspard scia avec sonégohine la face de la passerelle regardant l’eau, nelaissant intacte qu’une épaisseur suffisante pour empêcher l’arbrede se rompre par son seul poids.

Puis, revenant en arrière, il contempla sontravail.

Rien n’était visible, naturellement.

Le mince trait de scie disparaissaitcomplètement aux regards, à quelques pieds de distance.

Quant au pilotis protecteur, il avait disparudans le cousant aussitôt que le poids du sinistre ouvrier eut cesséde faire peser la passerelle sur lui.

Tout allait bien.

Le guet-apens était supérieurementorganisé.

L’œuvre de mort allait réussir !

Gaspard Labarou eut un sourire de démon etreprit le chemin de son lit, disant :

— Maintenant, mon tourtereau, tu peux allerrejoindre, ta tourterelle. Seulement, tu n’en reviendraspas !

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