Un drame au Labrador

Chapitre 15OÙ WAPWI COMMENCE À AVOIR LA PUCE À L’OREILLE

Comme on le pense bien, la chose fit du bruitdans Landerneau, — nous voulons dire dans Kécarpoui.

Bien que le naufragé lui-même se montrât trèssobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n’enconstruisit pas moins, grâce à l’imagination des femmes, un dramedes plus noirs où les pauvres sauvages de la côte jouaient levilain rôle.

C’est Gaspard qui émit le premier cetteidée…

N’avait-il pas, les jours précédents,découvert des pièges et des trappes, tendues ci et là dans lasavane, par des mains inconnues ?

Qui donc venaient chasser si près des deuxseules familles blanches de la baie, sinon les Micmacs du détroitde Belle-Isle ?

Et, d’ailleurs, à l’appui de cette thèse, nepouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrités del’enlèvement de leur petit compatriote, rôdaient autour del’établissement français, dans le but de reprendre leurbien ?…

À cela Arthur répondait, en haussant lesépaules :

— Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec teshistoires !… Tu sais bien que Wapwi n’a pas de parentémicmaque, puisqu’il est Abénaki et vient du sud !…

— D’accord ; mais il y a sa belle-mère, —sa belle-mère inconsolable !

Et Gaspard riait d’un petit rire sonnantfaux.

— Oh ! là ! là !… cette grandeguenon qui battait son beau-fils à coup de trique, comme s’il eûtété un simple mari ?… En voilà une femme pour se faire dumauvais sang à cause qu’il est parti !

— Hé ! bon Dieu, c’est peut-être leurfaçon d’aimer, à ces brigands-là !

— Les vraies mères, je ne dis pas… Mais laveuve du pauvre vieux que nous avons ensablé là-haut, dans lasavane, doit avoir d’autres soucis que de courir après un enfantqu’elle haïssait comme peste.

— Alors, c’est par pure méchanceté qu’ils ontfait le coup, — si toutefois quelqu’un a touché à lapasserelle.

— Pas méchants, pas méchants sans raison, lessauvages !… murmura Wapwi.

Gaspard regarda l’enfant avec des yeuxmauvais :

— Toi, silence, petite vermine !… Neviens pas défendre tes amis.

— Gaspard ! fit Arthur, élevant leton.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

— Laisse cet enfant : tu n’as que desmots durs pour lui.

— Faut-il donc se mettre la bouche en cœurpour lui parler ?

— Il a sauvé ma vie, Gaspard !

— La belle affaire !… Puisqu’il setrouvait là, à point nommé.

— Quand tu y aurais été toi-même, je pariebien que tu ne serais pas arrivé à temps pour me harponner aupassage, comme il l’a fait.

— Peut-être !… On ne sait pas…

Et le cousin ajoutait en lui-même :« Ah ! mais non, par exemple. Pas sibête ! »

Ces propos s’échangeaient sous l’auvent duhangar où se serraient les articles nécessaires à la pêche et où sepréparait le poisson destiné à être encaqué.

Ce hangar, assez vaste, était divisé en deuxcompartiments ; l’un où se faisait la salaison, l’autreservant d’atelier de tonnellerie.

Une petite forge, munie de sa large cheminée,y était attenante.

C’est dans cette dernière partie de l’édificeque se tenait le plus souvent Wapwi, en qualité de souffleur dupère Labarou, le maître-forgeron.

Quant il n’était pas à son soufflet, Wapwi nequittait guère Arthur, à moins que ce ne fût pour aider les deuxfemmes.

Car il ne se ménageait point, l’agile enfant,et faisait tout en son pouvoir pour se rendre utile.

Aussi il fallait voir comme tout le mondel’aimait dans la famille, à l’exception toutefois de Gaspard, quine perdait jamais une occasion de lui témoigner son aversion.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis lacatastrophe de la passerelle.

Peu à peu, le souvenir de cet étrange accidents’affaiblissait dans l’esprit des intéressés.

Arthur lui-même n’y pensait plus, ou du moinssemblait n’y plus penser.

Seul, un membre de la petite colonie en avaitl’esprit occupé.

Et c’était… Wapwi.

Diable !… Pourquoi donc l’enfant semartelait-il la tête avec un accident vieux de deuxsemaines ?

Nous sommes forcé de faire ici un aveu, unbien pénible aveu…

Wapwi — ce modèle de gratitude, ce vasecontenant la quintessence de l’affection filiale, — Wapwi avait undéfaut, un grand défaut :

Il était chauvin !

On avait accusé, après l’accident de larivière, ses compatriotes cuivrés d’avoir organisé ce guet-apensodieux, en faisant tomber un énorme caillou, arraché des flancs ducap…

Wapwi voulait prouver la fausseté de cesoupçon en retrouvant les deux ou du moins l’un des bouts de ladite passerelle. Une fois en possession de cette piècejustificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc de l’arbreavait été scié ou s’il s’était rompu sous un choc pesant.

Qu’il réussît à mettre la main sur ce simplemorceau de sapin, et tout de suite les soupçons étaient détournéspour se voir reporter sur le véritable coupable, que Wapwi neserait pas en peine de désigner, le cas échéant.

Voilà à quoi, le jour et la nuit, songeaitl’enfant.

Il avait bien fait des recherches des deuxcôtés de la baie, le long du rivage.

Mais, sans doute, le courant de la rivièreavait entraîné au large les deux bouts du tronc d’arbre encoregarni d’une partie de ses branches, car il n’avait rien trouvé.

— Ils seront descendus jusqu’à Belle-Isle… sedisait Wapwi, ou bien ils sont allé s’échouer sur le rivage deTerre-Neuve… Il faudra que j’aille par là, l’un de ces jours.

« Si je retrouve le sapin avec unecassure ordinaire, les sauvages ont fait le coup.

« Mais s’il y a un trait de scie àl’endroit de la rupture, le coupable… c’est… l’oncleGaspard !

« Les sauvages ne traînent pas de scieavec eux, quand ils vont en expédition.

« Au reste, il n’y a dans les bois,autour d’ici, ni Micmacs, ni Abénakis, ni Montagnais. Les trappesque l’oncle Gaspard dit avoir découvertes près de la rivière, Wapwisait mieux que personne qui les a tendues, puisque c’estlui-même… :

« Il faut bien que la marmite de la mèreLabarou soit fournie du gibier ! »

Et, sur ce raisonnement très juste, commecanevas, Wapwi brodait les plus fantastiques fioritures.

Pour légende à ce travail d’imaginationenfantine, il y avait ces mots : je veillerai !

De l’autre côté de la baie, chez les Noël, leschoses continuaient aussi d’aller leur train ordinaire.

L’accident de la passerelle avait, sans doute,causé une vive alerte, surtout dans l’esprit de Suzanne ; maison avait attribué la rupture à une cause toute fortuite, comme lachute d’un caillou pesant plusieurs tonnes.

Ainsi l’expliquait, du moins, Thomas, le chefde la petite colonie.

Quant à ce qui avait fait choir ce caillou,les avis étaient partagés…

Étaient-ce les pluies torrentielles des joursprécédant la catastrophe ou la main criminelle dessauvages ?

Thomas accusait ces derniers, tout comme lefaisait Gaspard.

Les autres opinaient pour une dégringoladeaccidentelle.

Personne, on le voit, — pas plus à l’est qu’àl’ouest de la baie, — ne soupçonnait que la passerelle eût étésciée malicieusement.

Telle était la situation dans les premiersjours de septembre.

Ajoutons cependant qu’à l’est comme à l’ouest,chez les Noël, comme chez les Labarou, certains remue-ménageinusités, un branle bas général de nettoyage, divers travaux decouture et autres préparatifs ayant une signification énigmatique…laissaient prévoir que quelque événement mémorable devait se passersous peu.

En effet, le 15 septembre, — c’est-à-dire dansune dizaine de jours au plus, une grande visite était attendue…

Celle du missionnaire !

Or, à l’occasion de cette visite bisannuelle,le premier mariage entre gens de race blanche serait célébré àKécarpoui…

Celui d’Arthur Labarou et de SuzanneNoël !

Il avait bien aussi été question d’unirGaspard et Mimie.

Mais les deux fiancés, d’un commun accord, —ou plutôt désaccord, — avaient remis la partie au printempssuivant.

Jusque là, il pouvait couler joliment de l’eausous les ponts.

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