Une chasse à courre au Pôle Nord – Chez les esquimaux – Voyages, explorations, aventures – Volume 15

Chapitre 10LES OURS BLANCS

 

Que la jeune fille s’était ennuyée pendantquinze jours, on se l’imagine.

Elle voulut se rattraper.

Elle parla à Taki-Data de chasser l’oursblanc ; mais la vieille cambacérès se récria si fort que lajeune fille vit bien qu’elle ne viendrait pas à bout du refus quel’amazone lui opposait.

Il en fut de même de toutes ses amies qui luirépondaient :

– Attendons !

Vous êtes à peine guérie !

Mais elle s’obstina dans son idée.

Le courage breton est tout particulier ;il est fait d’un calme inimaginable, d’une possession de soicomplète et d’un entêtement qui en arrive à toucher parfois ausublime.

Mlle de Pelhouër résolutdonc d’aller à la chasse à l’ours avec sa seule ordonnance, uneamazone intrépide.

Elle était la fille d’une cambacérès depetit rang.

Un sergent.

Mais ce sergent avait fait merveille dans lagarde de Béhanzin.

À côté d’elle sa fille s’était montréeintrépide.

Elle s’était prise d’une grande amitié pourMlle de Pelhouër et elle avait voulu laservir.

Nadali avait vingt-quatre ans et c’était unebelle fille.

On l’avait demandée en mariage, mais avaitrefusé tous les prétendants.

Elle était très fière, comme toutes lesamazones, de son vœu et voulait montrer qu’elle avait la force decaractère de le tenir.

C’est là un orgueil bien féminin, uneexaltation spéciale.

Le mariage faisait horreur aux vestales et ilest regardé par les religieuses catholiques comme un étatinférieur.

Cette façon de voir était celle des amazonesde Béhanzin.

Une terrible loi militaire existait ets’exécutait sans pitié.

Toute amazone qui manquait à son vœu étaitdécapitée.

D’autre part, les Dahoméens avaient, sousleurs rois, une religion de beaucoup supérieure au grossierfétichisme.

Ils croyaient à un être suprême, à des dieuxinférieurs, à des déesses.

Ainsi, tous les ans, à Widah, on choisissaitune vierge que l’on lançait aux requins dans une piroguetrouée.

C’était un sacrifice humain offert au dieu desEaux-Profondes.

Comme chez les druides, le culte du Serpentexistait chez les Dahoméens.

Et leurs collèges de prêtres et de prêtressesressemblaient extraordinairement aux collèges de druides et dedruidesses ; on sait que ces dernières étaient desvierges.

Or, je mets tous les verbes précédents àl’imparfait, parce que depuis la conquête des Français, le vieuxculte dahoméen s’efface et disparaît.

Nos soldats, nos commerçants ont tant blaguéles Dahoméens à cause de leurs superstitions, que ceux-ci y ontrenoncé.

D’autre part, l’œuvre des missions existait etil se fait beaucoup de catholiques parmi les jeunes gens.

La religion dahoméenne s’en va.

Jamais pareille transformation ne s’est faiteaussi vite.

C’est prodigieux.

Un prêtre dahoméen menace un de sescompatriotes de la colère des dieux.

Celui-ci va chercher un tirailleur sénégalaisde ses amis et l’amène.

Il lui dit :

– Li, grand prêtre du Serpent, faire mangermoi par Grand Python.

Le Sénégalais riant :

– Pas dieu Grand Serpent ?

» Pas Grand Python.

» Si toi, li croire ça, toil’imbécile !

» Moi pas peur Grand Python.

» Si venir Python, li tirer coup defusil.

Et les deux copains s’en vont, laissant leprêtre du Serpent atterré.

D’autres Dahoméens, ceux-là ayant uneprofession religieuse raisonnent autrement.

Un prêtre de Widah reprochait à un converticatholique son apostasie.

Et celui-ci de dire :

– Les blancs sont plus forts que lesnoirs.

» Le dieu des blancs est plus fort queles dieux du Dahomey qui n’ont pu sauver Béhanzin.

» Mieux vaut être avec les forts qu’avecles faibles ; j’ai adopté le dieu des blancs.

Ainsi, au contact des Sénégalais, les unsdeviennent sceptiques, les autres chrétiens.

Mais aucun changement ne s’était produit chezles Dahoméennes de d’Ussonville.

Celui-ci avait fait défense expresse à tous età toutes d’entamer des discussions religieuses.

« C’est, avait-il dit, la ruine de labonne entente parmi les membres d’une expédition. »

Tout le monde le sentait.

Du reste, chacun se respectait et respectaitles autres parmi ces hommes et ces femmes de grande valeur centfois prouvée.

Cependant Nadali avait voulu connaîtrel’histoire de Jésus et de la Vierge.

Mlle de Pelhouër la luiavait contée.

Et Nadali l’avait trouvée très belle.

Dans sa naïveté, elle avait ajouté lecambacérès (Notre-Seigneur) Jésus au panthéondahoméen.

Mais elle n’avait nullement renoncé au cultedes autres dieux.

Très originale, cette Nadali.

La perle des servantes.

Mais, comme beaucoup d’anciennes amazones,elle éprouvait périodiquement, environ tous les dix jours, lebesoin de se griser.

Ceci provenait des habitudes des amazones dela garde de Béhanzin.

Trois fois par mois, à titre de gratification,les lois du Dahomey faisaient distribuer du rhum largement à leursamazones.

Alors, il y avait fête, danses, immense joiedébordante et exubérante.

Toutes les ordonnances, tous les dix jours,réclamaient le rhum et on leur en donnait un quart delitre à chacune ; elles s’éloignaient et bientôt on entendaitle son du tambourin dahoméen.

Mais défense d’aller voir ce qui sepassait ; une fois le « bal commencé », ellesauraient écharpé l’homme qui se serait approché.

D’Ussonville tolérait ces espèces d’orgiespériodiques qui n’entraînaient aucunes fâcheuses conséquences etqui lui semblaient nécessaires.

Il avait eu un mot brutal.

– C’est, avait-il dit, un exutoire.

Un philosophe !

Il voyait les choses, sans préjugés.

En somme, malgré ce rhum du dixièmejour, Nadali faisait admirablement son service ; elleétait adroite, zélée sans bruit, dévouée sans ostentation et trèsintelligente.

Mlle de Pelhouër y tenaitbeaucoup.

Quand elle lui proposa de chasser l’ours,Nadali manifesta ses craintes.

– Et si tu étais tuée !

– Tu me vengerais.

» On n’aurait rien à dire.

» Mais il est probable que nous serionstuées par les ours toutes les deux.

» Qui reproche rien à unemorte ?

Et Nadali, frappée par cette réflexion, des’écrier naïvement :

– C’est vrai !

» Moi morte aussi, commandant pas pouvoirme gronder.

Sur ce, elles s’étaient préparées.

Et, avant le réveil, elles avaient quitté lecamp sans bruit.

On ne les avait pas vues partir.

Les voilà en route !

Mlle de Pelhouërenchantée de son escapade et en riant.

Nadali un peu préoccupée.

Mais Mlle de Pelhouërplaisanta tant et tant que l’amazone finit par rire aussi.

Elles allaient toutes deux, le fusil américainsur l’épaule, les revolvers à la ceinture et le couteau de chassesur le côté gauche.

Elles firent ainsi une demi-lieue à peine,quant au sommet d’un hummack, elles aperçurent des ours quilittéralement s’amusaient.

L’ours adore jouer.

Quelle que soit sa couleur, il s’amuse àlutter à mains-plates avec un camarade, il fait des niches auxautres ; il y a des fuites et des poursuites très folâtres,très gaies.

Les deux jeunes femmes comptèrent leursadversaires ; treize grands ours.

Plusieurs oursins.

Nadali regarda sa maîtresse.

Cela voulait dire :

Ils sont beaucoup !

– En huit secondes, ditMlle de Pelhouër, nous les auronsfoudroyés.

Tournons le hummack[1] !

Il faut leur couper la retraite.

Tu commenceras le feu.

Il y en a qui voudront peut-être fuir et jeles tuerai.

– Bien ! dit Nadali.

Elle se mit en marche.

Les ours continuaient à jouer, C’était fortdrôle.

Mlle de Pelhouër riaitdes bons tours qu’ils se jouaient.

Ainsi quand deux d’entre eux se dressaient surleurs pattes de derrière pour s’empoigner, deux autres les tiraientpar les pattes de derrière et les culbutaient l’un sur l’autre.

Ou bien encore à l’un d’eux assis sur son culet regardant une lutte, un autre enveloppait le cou par derrière,tirait à lui et faisait tomber sur le dos ce paisiblespectateur.

Puis c’étaient de grands coups de pattes surles fesses et des combats à coups de cailloux au point que l’on eutdit une bande d’écoliers.

Si tous les explorateurs ne racontaient pasces scènes, on ne pourrait croire les ours si folâtres.

Toujours est-il que les gais compagnons furenttout à coup salués par une fusillade que tirait Nadali, et que,surpris, effrayés de la chute de trois d’entre eux, ils prirent lafuite.

Mlle de Pelhouër voulutouvrir le feu à son tour ; mais impossible.

Son fusil ne partit pas…

Le mécanisme dérangé ne fonctionnait pas…

Et les ours qui avaient comme conscience deson impuissance, se précipitèrent sur elle.

Elle prit son revolver et tira.

Elle abattit trois ours et les survivantsfuyaient, quand, tout à coup, elle eut le sentiment qu’un animalétait derrière.

Elle se retourna et, dans ce brusquemouvement, en raison de la faiblesse de sa jambe blessée, elletomba, lâchant son revolver.

Mais avec une prestesse incroyable, elle sereleva, tira son couteau de chasse et le plongeant dans lebas-ventre de l’ours, le remonta jusqu’au sternum d’un coupsuperbe.

L’animal étripé, ses intestins vidés etdécoupés, tomba à terre sur la jeune fille qu’il renversa ;mais heureusement, en se débattant contre la mort, il ladécouvrit.

Elle se releva furieuse et l’acheva d’un coupde revolver dans l’oreille.

Nadali, qui avait escaladé le hummack, vittoute la scène en courant.

– Toi n’avoir rien, maîtresse ?

– Rien, Nadali.

Montrant l’ours :

– Tu vois, je lui ai fait le coup desRusses ; mais pour qu’il soit réussi, il faut quel’éventrement soit complet.

Puis elle ajouta :

– Mieux vaut le couteau manié à la russe quela baïonnette pour une fille comme moi, qui n’est pas trèsforte.

» L’éventrement met l’animal hors decombat immédiatement.

» Il ne peut plus vous étouffer dans sesbras, ni vous mordre.

» Tu vois qu’il est utile de lire.

» J’ai bien étudié tout ce qui a étéécrit sur les chasses à l’ours.

» Je connais le coup pyrénéen.

» Le coup savoyard.

» Le coup samoyède.

» Enfin ce coup russe qui m’a servi.

– Tu es bien heureuse de savoir lire.

» Moi, pas savoir.

– Je t’ai offert d’apprendre.

– Pas pouvoir.

» Tête dure.

On entendit des abois de chiens.

Bientôt d’Ussonville se montra en voiture avecSantarelli.

D’autres voitures suivaient.

D’Ussonville avait envoyé chercherMlle de Pelhouër qui n’arrivait pas pourprendre le café du matin, après la diane.

Point de nièce.

Point d’ordonnance.

Il était allé dans la tente lui-même.

Plus de fusils américains.

Plus de revolvers.

Plus de couteau de chasse.

Il devina.

– Par le diable, dit-il, elle doit être partieà la chasse.

– À la chasse à l’ours blanc ! dirent lesTaki qui l’avaient accompagné.

– À l’ours blanc ?

Elle est à peine guérie !

– Elle voulait nous y emmener.

» Je l’ai grondée.

» Mais gronder ta nièce, c’est perdre sesparoles en vain.

» Autant gronder une pierre.

– Un granit breton ! ditd’Ussonville.

– Toi, tu la gronderas.

Il haussa les épaules.

– À quoi bon ! fit-il.

» Tant va la cruche à l’eau qu’à la finelle se casse.

» Fatalement elle se fera tuer un jour oul’autre ; c’est écrit, comme disent les Arabes, et je n’y peuxrien que m’y résigner.

» J’en ai fait mon deuil.

Taki-Data, gravement :

– Et si je la battais !

– Elle te tuerait, quitte à se tuer après, mapauvre Taki.

» Prenons vivement le café pendant quel’on attellera les chiens.

Nous irons voir ce qu’elle est devenue.

– Heureusement, Nadali est avec elle.

» Très brave, Nadali.

– Oui… mais… pas d’autorité surMlle de Pelhouër.

Et voilà comment tous les officiers et ledocteur accouraient en voiture.

D’Ussonville trouvaMlle de Pelhouër assise sur un ours.

Il y en avait sept à terre.

– Ah ! fit-elle, vous voilà !

» Vous avez entendu les coups defusil ?

– Oui ! dit d’Ussonville.

Ce calme le démontait.

Elle lui montra l’ours éventré :

– Mon oncle, dit-elle, vous êtes Basque et jesais, en ayant discuté avec vous, que vous êtes pour le couppyrénéen.

» Moi, je ferai toujours le coup russe,si j’y suis forcée comme aujourd’hui.

– Et qui vous y a forcée ?

Elle conta l’affaire.

Elle eut du mal à se lever.

Le docteur lui dit :

– Votre blessure va peut-être se rouvrir ets’envenimer.

» Retournons au camp.

» Il faut que je voie ça.

– Allons ! fit-elle.

Elle monta en voiture avec le docteur ;mais une fois partie, elle cria :

– Tu vois, Taki-Data, que si j’étais morte,c’aurait été par ta faute.

» Tu n’as pas voulu m’accompagner ;si tu avais été là, l’ours ne m’aurait pas surprise.

C’était le trait du Parthe, lancé avecperfidie en fuyant. Taki-Data, qui n’était pas patiente, montra lepoing à la jeune fille.

Elle lui cria :

– Tu n’es plus mon amie.

L’autre ne fit qu’en rire.

On chargea les ours sur les voitures et onrentra au camp.

Là, on fit la curée froide aux chiens avec lestripailles d’ours, les poumons, les rates, les cœurs.

Mais précieusement on conserva les foies,délicieux manger.

Comme toujours, la tête et les pieds furentbrûlés extérieurement pour griller le poil, échaudés, puis mis dansune marmite avec suffisamment d’eau, du sel et des aromates ;après une cuisson de quatorze heures, on retire la marmite et onlaisse refroidir suffisamment ; puis on désosse.

On replace alors la marmite sur le feu et oncomplète les assaisonnements, on laisse encore bouillir pendant uneheure en ayant soin de remuer souvent le tout avec une grandespatule en bois.

Au besoin, on se sert d’une pagaie ; maisce n’était pas le cas.

Chaque hôtel avait une batterie de cuisinebien complète.

Les fourneaux-cuisinières étaient très biencombinés, avec four pour pâtisseries, pour rôtis et autresmets.

Pour cuire le pain, on avait un bon four decampagne.

Comme combustible, dans les îles dépourvues debois, on avait le chauffage à la lampe remplie de graisse oud’huile de morse, de phoque et de baleine.

On avait donc pour remuer les viandes dans lagrande marmite, une spatule suffisante et on l’agita lentementpendant l’heure de cuisson supplémentaire.

On remplit alors des récipients, tels quesaladiers, bols, soupières, de cette espèce de consommé qui se priten gelée.

Quand il fut bien ferme, on trempa lesrécipients dans de l’eau tiède, on les renversa sur des plats etils se vidèrent.

On eut alors des fromages d’ours bienautrement succulents que nos fromages de tête de cochon ;c’est plus fin et un certain haut goût de venaison les relève.

Pendant que, par ses exploitsMlle de Pelhouër enrichissait ainsil’ordinaire de l’expédition, le docteur examinait sa blessure.

Un peu d’enflure, que des compresses d’eauglacée firent disparaître.

Taki-Data s’informa de la santé de la jeunefille, mais elle ne vint pas la voir ; elle boudait.

– Est-ce juste ? s’écriait la vieilleData avec une farouche colère.

» Elle dit que si l’ours l’avait mangée,ç’aurait été de ma faute.

» Je l’ai détournée d’aller si tôt à lachasse, mais si j’avais su qu’elle y allait quand même, je l’auraisaccompagnée.

Le lendemain,Mlle de Pelhouër se leva comme d’habitude.

On prenait le café noir en commun avec destartines de beurre.

Beurre salé, dessalé.

Pour cette opération, on pétrit le beurre dansde l’eau douce.

Il perd son excès de sel.

On sait qu’aux Halles on lave ainsi le beurrequi a ranci.

En perdant son petit lait dans le pétrissage àl’eau fraîche, il perd son mauvais goût complètement.

Or, à ce déjeuner,Mlle de Pelhouër vit que non seulement lesTaki, mais encore Mme Santarelli et Castarel laboudaient pour le même motif que les deux amazones.

– Nous avons l’air, disaient-elles, d’avoir eupeur des ours.

Et cela les froissait.

Les officiers souriaient de cette muettefâcherie ; querelles de femmes amusent les hommes.

Mais Mlle de Pelhouërfièrement garda une extrême réserve.

Aucune excuse !

Aucune avance !

Le procédé de ces dames ne fit que creuser lefossé.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer