Bérénice

Bérénice

de Jean Racine

Adresse

A Monseigneur Colbert…

Secrétaire d’Etat, Contrôleur général des finances,

Surintendant des bâtiments,

grand Trésorier des Ordres du roi,

Marquis de Seignelay, etc.

MONSEIGNEUR,

Quelque juste défiance que j’aie de moi-même et de mes ouvrages,j’ose espérer que vous ne condamnerez pas la liberté que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous ne l’avez pas jugée tout à fait indigne de votre approbation. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès de vous, c’est, MONSEIGNEUR, que vous avez été témoin du bonheur qu’elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.

L’on sait que les moindres choses vous deviennent considérables,pour peu qu’elles puissent servir ou à sa gloire ou à son plaisir.Et c’est ce qui fait qu’au milieu de tant d’importantes occupations, où le zèle de votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu’à nous, pour nous demander compte de notre loisir.

J’aurais ici une belle occasion de m’étendre sur vos louanges,si vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré l’admiration de toute la France, de cette pénétration à laquelle rien n’échappe, de cet esprit vaste qui embrasse, qui exécute tout à la fois tant de grandes choses, de cette âme que rien n’étonne, que rien ne fatigue?

Mais, MONSEIGNEUR, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même et je craindrais de m’exposer, par un éloge importun, à vous faire repentir de l’attention favorable dont vous m’avez honoré; il vaut mieux que je songe à la mériter par quelques nouveaux ouvrages: aussi bien c’est le plus agréable remerciementqu’on vous puisse faire. Je suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

RACINE.

Préface

Titus, reginam Berenicen, cum etiam nuptias pollicitusferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam.

C’est-à-dire que « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, etqui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, larenvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers joursde son empire ». Cette action est très fameuse dans l’histoire, etje l’ai trouvée très propre pour le théâtre, par la violence despassions qu’elle y pouvait exciter. En effet, nous n’avons rien deplus touchant dans tous les poètes, que la séparation d’Enée et deDidon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez dematière pour tout un chant d’un poème héroïque, où l’action dureplusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet d’une tragédie,dont la durée ne doit être que de quelques heures? Il est vrai queje n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer comme Didon, parceque Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagementsque Didon avait avec Enée, elle n’est pas obligée comme elle derenoncer à la vie. A cela près, le dernier adieu qu’elle dit àTitus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer, n’est pas lemoins tragique de la pièce, et j’ose dire qu’il renouvelle assezbien dans le cœur des spectateurs l’émotion que le reste y avait puexciter. Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et desmorts dans une tragédie; il suffit que l’action en soit grande, queles acteurs en soient héroïques, que les passions y soientexcitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueusequi fait tout le plaisir de la tragédie.

Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans monsujet. Mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvaiextrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer sije pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui aété si fort du goût des anciens. Car c’est un des premierspréceptes qu’ils nous ont laissés: « Que ce que vous ferez, ditHorace, soit toujours simple et ne soit qu’un ». Ils ont admirél’Ajax de Sophocle, qui n’est autre chose qu’Ajax qui se tue deregret, à cause de la fureur où il était tombé après le refus qu’onlui avait fait des armes d’Achille. Ils ont admiré le Philoctète,dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèchesd’Hercule. L’Œdipe même, quoique tout plein de reconnaissances, estmoins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours.Nous voyons enfin que les partisans de Térence, qui l’élèvent avecraison au-dessus de tous les poètes comiques, pour l’élégance de sadiction et pour la vraisemblance de ses mœurs, ne laissent pas deconfesser que Plaute a un grand avantage sur lui par simplicité quiest dans la plupart des sujets de Plaute. Et c’est sans doute cettesimplicité merveilleuse qui a attiré à ce dernier toutes leslouanges que les anciens lui ont données. Combien Ménandre était-ilencore plus simple, puisque Térence est obligé de prendre deuxcomédies de ce poète pour en faire une des siennes!

Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée quesur la fantaisie de ceux qui l’ont faite. Il n’y a que levraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle vraisemblancey a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses quipourraient à peine arriver en plusieurs semaines? Il y en a quipensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ilsne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à fairequelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents atoujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génieni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinqactes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de laviolence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégancede l’expression. Je suis bien éloigné de croire que toutes ceschoses se rencontrent dans mon ouvrage; mais aussi je ne puiscroire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné unetragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentièmereprésentation a été aussi suivie que la première.

Ce n’est pas que quelques personnes ne m’aient reproché cettemême simplicité que j’avais recherchée avec tant de soin. Ils ontcru qu’une tragédie qui était si peu chargée d’intrigues ne pouvaitêtre selon les règles du théâtre. Je m’informai s’ils seplaignaient qu’elle les eût ennuyés. On me dit qu’ils avouaienttous qu’elle n’ennuyait point, qu’elle les touchait même enplusieurs endroits et qu’ils la verraient encore avec plaisir. Queveulent-ils davantage? Je les conjure d’avoir assez bonne opiniond’eux-mêmes pour ne pas croire qu’une pièce qui les touche, et quileur donne du plaisir, puisse être absolument contre les règles. Laprincipale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres nesont faites que pour parvenir à cette première. Mais toutes cesrègles sont d’un long détail, dont je ne leur conseille pas des’embarrasser. Ils ont des occupations plus importantes. Qu’ils sereposent sur nous de la fatigue d’éclaircir les difficultés de lapoétique d’Aristote, qu’ils se réservent le plaisir de pleurer etd’être attendris, et qu’ils me permettent de leur dire ce qu’unmusicien disait à Philippe, roi de Macédoine, qui prétendait qu’unechanson n’était pas selon les règles: « A Dieu ne plaise, seigneur,que vous soyez jamais si malheureux que de savoir ces choses-làmieux que moi! »

Voilà tout ce que j’ai à dire à ces personnes à qui je feraitoujours gloire de plaire. Car pour le libelle que l’on fait contremoi, je crois que les lecteurs me dispenseront volontiers d’yrépondre. Et que répondrais-je à un homme qui ne pense rien et quine sait pas même construire ce qu’il pense? Il parle de protasecomme s’il entendait ce mot, et veut que cette première des quatreparties de la tragédie soit toujours la plus proche de la dernière,qui est la catastrophe. Il se plaint que la trop grandeconnaissance des règles l’empêche de se divertir à la comédie.Certainement, si l’on en juge par sa dissertation, il n’y eutjamais de plainte plus mal fondée. Il paraît bien qu’il n’a jamaislu Sophocle, qu’il loue très injustement d’une grande multiplicitéd’incidents; et qu’il n’a même jamais rien lu de la poétique, quedans quelques préfaces de tragédies. Mais je lui pardonne de ne passavoir les règles du théâtre, puisque, heureusement pour le public,il ne s’applique pas à ce genre d’écrire. Ce que je ne lui pardonnepas, c’est de savoir si peu les règles de la bonne plaisanterie,lui qui ne veut pas dire un mot sans plaisanter. Croit-il réjouirbeaucoup les honnêtes gens par ces hélas de poche, cesmesdemoiselles mes règles, et quantité d’autres basses affectationsqu’il trouvera condamnées dans tous les bons auteurs, s’il se mêlejamais de les lire?

Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petitsauteurs infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter lacuriosité du public. Ils attendent toujours l’occasion de quelqueouvrage qui réussisse pour l’attaquer, non point par jalousie, carsur quel fondement seraient-ils jaloux? mais dans l’espérance qu’onse donnera la peine de leur répondre, et qu’on les tirera del’obscurité où leurs propres ouvrages les auraient laissés touteleur vie.

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