Le Mort Vivant

Le Mort Vivant

de Robert Louis Stevenson

Chapitre 1LA FAMILLE FINSBURY

Combien le lecteur, – tandis que, commodément assis au coin de son feu, il s’amuse à feuilleter les pages d’un roman, – combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l’auteur ! Combien il néglige de se représenter les longues nuits de luttes contre des phrases rétives, les séances de recherches dans les bibliothèques, les correspondances avec d’érudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l’énorme échafaudage que l’auteur a édifié et puis démoli,simplement pour lui procurer, à lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempérer l’ennui d’une heure en wagon !

C’est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce récit par une biographie complète de l’Italien Tonti : lieu de naissance, origine et caractère des parents,génie naturel (probablement hérité de la mère), exemples remarquables de précocité, etc. Après quoi je pourrais également infliger au lecteur un traité en règle sur le système économique auquel le susdit Italien a laissé son nom. J’ai là, dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matériaux dont j’aurais besoin pour ces deux paragraphes ; mais je dédaigne de faire étalage d’une science d’emprunt. Tonti est mort ; je dois même dire que je n’ai jamais rencontré personne pour le regretter. Et quant au système de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce qu’il est nécessaire qu’on en connaisse pour l’intelligence du simple et véridique récit qui va suivre :

Un certain nombre de joyeux jeunes gensmettent en commun une certaine somme, qui est ensuite déposée dansune banque, à intérêts composés. Les déposants vivent leur vie,meurent chacun à son tour ; et, quand ils sont tous morts àl’exception d’un seul, c’est à ce dernier survivant qu’échoit toutela somme, intérêts compris. Le survivant en question se trouve êtrealors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu’il ne peut pas mêmeentendre le bruit mené autour de sa bonne aubaine ; et,suivant toute vraisemblance, il a lui-même trop peu de temps àvivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce quele système a de poétique, pour ne pas dire de comique : maisil y a en même temps, dans ce système, quelque chose de hasardeux,une apparence de sport, qui, jadis, l’a rendu cher à nosgrands-parents.

Lorsque Joseph Finsbury et son frère Mastermann’étaient que deux petits garçons en culottes courtes, leur père, –un marchand aisé de Cheapside, – les avait fait souscrire à unepetite tontine de trente-sept parts. Chaque part était demille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd’huiencore, la visite au notaire : tous les membres de latontine, – des gamins comme lui, – rassemblés dans uneétude, et venant, chacun à son tour, s’asseoir dans un grandfauteuil pour signer leurs noms, avec l’assistance d’un bon vieuxmonsieur à lunettes chaussé de bottes à la Wellington. Il serappelle comment, après la séance, il a joué avec les autresenfants dans une prairie qui se trouvait derrière la maison dunotaire, et la magnifique bataille qu’il a engagée contre un de sesco-tontineurs, qui s’était permis de lui tirer le nez. Lefracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu’ils’occupait, dans son étude, à régaler les parents de gâteaux et devin : de telle sorte que les combattants ont été brusquementséparés, et Joseph (qui était le plus petit des deux adversaires) aeu la satisfaction d’entendre louer sa bravoure par le vieuxmonsieur aux bottes à la Wellington, comme aussi d’apprendre quecelui-ci, à son âge, s’était comporté de la même façon. Sur quoi,Joseph s’est demandé si, à son âge, le vieux monsieur avait déjàune petite tête chauve ; et de petites bottes à laWellington.

En 1840, les trente-sept souscripteurs étaienttous vivants ; en 1850, leur nombre avait diminué desix ; en 1856 et en 1857, la Crimée et la grande Révolte desIndes, aidant le cours naturel des choses, n’emportèrent pas moinsde neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-cirestaient en vie ; et, à la date de mon récit, il n’en restaitplus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frèreaîné.

À cette date, Masterman Finsbury était dans sasoixante-treizième année. Ayant depuis longtemps ressenti lesfâcheux effets de l’âge, il avait fini par se retirer des affaires,et vivait à présent dans une retraite absolue, sous le toit de sonfils Michel, l’avoué bien connu. Joseph, d’autre part, était encoresur pied, et n’offrait encore qu’une figure demi-vénérable, dansles rues où il aimait à se promener. La chose était, – je doisajouter, – d’autant plus scandaleuse que Masterman avait toujoursmené (jusque dans les moindres détails) une vie anglaisevéritablement modèle. L’activité, la régularité, la décence, et ungoût marqué pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationalesqu’on s’accorde à considérer comme les bases mêmes d’une vertevieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquées à un très hautdegré : et voilà où elles l’avaient conduit, à soixante-treizeans ! Tandis que Joseph, à peine plus jeune de deux ans, etqui se trouvait dans le plus enviable état de conservation, s’étaittoute sa vie disqualifié à la fois par la paresse etl’excentricité. Embarqué d’abord dans le commerce des cuirs, ils’était bientôt fatigué des affaires. Une passion malheureuse pourles notions générales, faute d’avoir été réprimée à temps, avaitcommencé, dès lors, à saper son âge mûr. Il n’y a point de passionplus débilitante pour l’esprit, si ce n’est peut-être cettedémangeaison de parler en public qui en est, d’ailleurs, unaccompagnement ou un succédané assez ordinaire. Dans le cas deJoseph, du moins, les deux maladies étaient réunies : peu àpeu s’était déclarée la période aiguë, celle où le patient fait desconférences gratuites ; et, avant que peu d’années se fussentpassées, l’infortuné en était arrivé au point d’être prêt àentreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant lesmoutards d’une école primaire.

Non pas que Joseph Finsbury fût, le moins dumonde, un savant ! Toute son érudition se bornait à ce que luiavaient fourni les manuels élémentaires et les journaux quotidiens.Il ne s’élevait pas même jusqu’aux encyclopédies ; c’était« la vie, disait-il, qui était son livre ». Il était prêtà reconnaître que ses conférences ne s’adressaient pas auxprofesseurs des universités : elles s’adressaient, suivantlui, « au grand cœur du peuple ». Et son exemple tendraità faire croire que le « cœur » du peuple est indépendantde sa tête : car le fait est que, malgré leur sottise et leurbanalité, les élucubrations de Joseph Finsbury étaient,d’ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entreautres, le succès de la conférence qu’il avait faite aux ouvrierssans travail, sur : Comment on peut vivre à l’aise avecdeux mille francs par an. L’Éducation, ses buts, ses objets, sonutilité et sa portée, avait valu à Joseph, en plusieursendroits, la considération respectueuse d’une foule d’imbéciles. Etquant à son célèbre discours sur l’Assurance sur la vieenvisagée dans ses rapports avec les masses, la Sociétéd’Amélioration Mutuelle des Travailleurs de l’Île des Chiens, à quiil fut adressé, en fut si charmée, – ce qui donne vraiment unetriste idée de l’intelligence collective de cette association, –que, l’année suivante, elle élut Joseph Finsbury pour son présidentd’honneur : titre qui, en vérité, était moins encore quegratuit, puisqu’il impliquait, de la part de son titulaire, unedonation annuelle à la caisse de la Société ; maisl’amour-propre du nouveau président d’honneur n’en avait pas moinslà de quoi se trouver hautement satisfait.

Or, pendant que Joseph se constituait ainsiune réputation parmi les ignorants d’espèce cultivée, sa viedomestique se trouva brusquement encombrée d’orphelins. La mort deson plus jeune frère, Jacques, fit de lui le tuteur de deuxgarçons, Maurice et Jean ; et, dans le courant de la mêmeannée, sa famille s’enfla encore par l’addition d’une petitedemoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme defortune modique, et, apparemment, peu pourvu d’amis. Ce Hazeltinen’avait vu Joseph Finsbury qu’une seule fois, dans une salle deconférence de Holloway ; mais, au sortir de cette salle, ilétait allé chez son notaire, avait rédigé un nouveau testament, etavait légué au conférencier le soin de sa fille, ainsi que de lapetite fortune de celle-ci. Joseph était ce qu’on peut appeler un« bon enfant » : et cependant ce ne fut qu’àcontre-cœur qu’il accepta cette nouvelle responsabilité, inséra uneannonce pour demander une gouvernante, et acheta, d’occasion, unevoiture de bébé. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelquesmois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean ; et celanon pas autant à cause des liens de parenté que parce que lecommerce des cuirs (où, naturellement, il s’était hâté d’engagerles trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux)avait manifesté, depuis peu, d’inexplicables symptômes de déclin.Un jeune, mais capable Écossais, fut ensuite choisi comme gérant del’entreprise : et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsburyn’eut à se préoccuper de l’ennuyeux souci des affaires. Laissantson commerce et ses pupilles entre les mains du capable Écossais,il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu’en AsieMineure.

Avec une Bible polyglotte dans une main et unmanuel de conversation dans l’autre, il se fraya successivement sonchemin à travers les gens de douze langues différentes. Il abusa dela patience des interprètes, sauf à les payer (le juste prix),quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement ;et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il remplit une foule de carnetsdu résultat de ses observations.

Il employa plusieurs années à ces fructueusesconsultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint enAngleterre que lorsque l’âge de ses pupilles exigea de sa part unsurcroît de soins. Les deux garçons avaient été placés dans uneécole, – à bon marché, cela va de soi, – mais en somme assez bonne,et où ils avaient reçu une saine éducation commerciale : tropsaine même, peut-être, étant donné que le commerce des cuirs setrouvait alors dans une situation qui aurait gagné à n’être pasexaminée de très près.

Le fait est que, quand Joseph s’était préparéà rendre à ses neveux ses comptes de tutelle, il avait découvert, àson grand chagrin, que l’héritage de son frère Jacques ne s’étaitpas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu’il abandonnât àses deux neveux jusqu’au dernier centime de sa fortune personnelle,il avait constaté qu’il aurait encore à leur avouer un déficit desept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiquésaux deux frères, en présence d’un avoué, Maurice Finsbury menaçason oncle de toutes les sévérités de la loi : je crois bienqu’il n’aurait pas hésité (malgré les liens du sang) à recourirjusqu’aux mesures les plus extrêmes, si son avoué ne l’en avaitretenu.

– Jamais vous ne parviendrez à tirer dusang d’une pierre ! lui avait dit, judicieusement, cet hommede loi.

Et Maurice comprit la justesse du proverbe, etse résigna à passer un compromis avec son oncle. D’un côté, Josephrenonçait à tout ce qu’il possédait, et reconnaissait à son neveuune forte part dans la tontine, qui commençait à devenir unespéculation des plus sérieuses ; de l’autre côté, Maurices’engageait à entretenir à ses frais son oncle ainsi que missHazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), età leur servir, à chacun, une livre sterling par mois, comme monnaiede poche.

Cette subvention était plus que suffisantepour les besoins du vieillard. On a peine à comprendre comment, aucontraire, elle pouvait suffire à la jeune fille, qui avait à sevêtir, à se coiffer, etc., sur ce seul argent ; mais elle yparvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus étonnanteencore, elle ne se plaignait jamais. Elle était d’ailleurssincèrement attachée à son gardien, en dépit de la parfaiteincompétence de celui-ci à veiller sur elle. Du moins ne s’était-iljamais montré dur ni méchant à son égard, et, en fin de compte, ily avait peut-être quelque chose d’attendrissant dans la curiositéenfantine qu’il éprouvait pour toutes les connaissances inutiles,comme aussi dans l’innocent délice que lui procurait le moindretémoignage d’admiration qu’on lui accordait. Toujours est-il que,bien que l’avoué eût loyalement prévenu Julia Hazeltine que lacombinaison de Maurice constituait pour elle un dommage,l’excellente fille s’était refusée à compliquer encore les embarrasde l’oncle Joseph. Et ainsi le compromis était entré envigueur.

Dans une grande, sombre, lugubre maison deJohn Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraientensemble : en apparence une famille, en réalité uneassociation financière. Julia et l’oncle Joseph étaient,naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbé par sa passionpour le banjo, le café-concert, la buvette d’artistes etles journaux de sport, était un personnage condamné de naissance àne jouer jamais qu’un rôle secondaire. Et, ainsi, toutes les peineset toutes les joies du pouvoir se trouvaient entièrement dévolues àMaurice.

On sait l’habitude qu’ont prise les moralistesde consoler les faibles d’esprit en leur affirmant que, dans toutevie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou à peude chose près ; mais, certes, sans vouloir insister surl’erreur théorique de cette pieuse mystification, je puis affirmerque, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dépassait debeaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s’épargnait aucunefatigue à lui-même, et n’en épargnait pas non plus auxautres : c’était lui qui réveillait les domestiques, quiserrait sous clef les restes des repas, qui goûtait les vins, quicomptait les biscuits. Des scènes pénibles avaient lieu, chaquesamedi, lors de la revision des factures, et la cuisinière étaitsouvent changée, et souvent les fournisseurs, sur le palier deservice, déversaient tout leur répertoire d’injures, à propos d’unedifférence de trois liards. Aux yeux d’un observateur superficiel,Maurice Finsbury aurait risqué de passer pour un avare ; à sespropres yeux, il était simplement un homme qui avait été volé. Lemonde lui devait 7.800 livres sterling, et il était bien résolu àse les faire repayer.

Mais c’était surtout dans sa conduite avecJoseph que se manifestait clairement le caractère de Maurice.L’oncle Joseph était un placement sur lequel le jeune hommecomptait beaucoup : aussi ne reculait-il devant rien pour sele conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait àsubir l’examen minutieux d’un médecin. Son régime, son vêtement,ses villégiatures, tout cela lui était administré comme la bouillieaux enfants. Pour peu que le temps fût mauvais, défense de sortir.En cas de beau temps, à neuf heures précises du matin l’oncleJoseph devait se trouver dans le vestibule ; Maurice voyaits’il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pasl’eau ; après quoi, les deux hommes s’en allaient au bureau,bras dessus bras dessous. Promenade qui n’avait sans doute rien debien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pouraffecter vis-à-vis l’un de l’autre des sentiments amicaux :Maurice n’avait jamais cessé de reprocher à son tuteur le déficitdes 7.800 livres, ni de déplorer la charge supplémentaireconstituée par Miss Hazeltine ; et Joseph, tout bonenfant qu’il fût, éprouvait pour son neveu quelque chosequi ressemblait beaucoup à de la haine. Et encore l’allern’était-il rien en comparaison du retour : car la simple vuedu bureau, sans compter tous les détails de ce qui s’y passait,aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.

Le nom de Joseph était toujours inscrit sur laporte, et c’était toujours encore lui qui avait la signature deschèques ; mais tout cela n’était que pure manœuvre politiquede la part de Maurice, destinée à décourager les autres membres dela tontine. En réalité, c’était Maurice lui-même quis’occupait de l’affaire des cuirs ; et je dois ajouter quecette affaire était pour lui une source inépuisable de chagrins. Ilavait essayé de la vendre, mais n’avait reçu que des offresdérisoires. Il avait essayé de l’étendre, et n’était parvenu qu’àen étendre les charges ; de la restreindre, et c’étaitseulement les profits qu’il était parvenu à restreindre. Personnen’avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, exceptéle « capable » Écossais, qui, lorsque Maurice l’avaitcongédié, s’était installé dans le voisinage de Banff, et s’étaitconstruit un château avec ses bénéfices. La mémoire de cefallacieux Écossais, Maurice ne manquait pas un seul jour à lamaudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait soncourrier, avec le vieux Joseph assis à une autre table, etattendant ses ordres de l’air le plus maussade, ou bien,furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Etlorsque l’Écossais poussa le cynisme jusqu’à envoyer une annonce deson mariage (avec Davida, fille aînée du Révérend Baruch Mac Craw),le malheureux Maurice crut bien qu’il allait avoir une attaque.

Les heures de présence au bureau avaient été,peu à peu, réduites au minimum honnêtement possible. Si profond quefût chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-même), cesentiment n’allait pas jusqu’à lui donner le courage de s’attarderentre les quatre murs de son bureau, avec l’ombre de la banqueroutes’y allongeant tous les jours. Après quelques heures d’attente,patron et employés poussaient un soupir, s’étiraient, et sortaient,sous prétexte de se recueillir pour l’ennui du lendemain. Alors, lemarchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu’à John Street,comme un chien de salon ; après quoi, l’ayant emmuré dans lamaison, il repartait lui-même pour explorer les boutiques desbrocanteurs, en quête de bagues à cachets, l’unique passion de savie.

Quant à Joseph, il avait plus que la vanitéd’un homme, – il avait la vanité d’un conférencier. Il avouaitqu’il avait eu des torts, encore qu’on eût péché contre lui(notamment le « capable » Écossais) plus qu’il n’avaitpéché lui-même. Mais il déclarait que, eût-il trempé ses mains dansle sang, il n’aurait tout de même pas mérité d’être ainsi traîné enlaisse par un jeune morveux, d’être tenu captif dans le cabinet desa propre maison de commerce, d’être sans cesse poursuivi decommentaires mortifiants sur toute sa carrière passée, de voir,chaque matin, son costume examiné de haut en bas, son colletrelevé, la présence de ses mitaines sur ses mains sévèrementcontrôlée, et d’être promené dans la rue et reconduit chez luicomme un bébé aux soins d’une nourrice. À la pensée de tout cela,son âme se gonflait de venin. Il se hâtait d’accrocher à unepatère, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et lesodieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnetsde notes. Le salon de la maison, au moins, était à l’abri deMaurice : il appartenait au vieillard et à la jeune fille.C’était là que celle-ci cousait ses robes ; c’était là quel’oncle Joseph tachait d’encre ses lunettes, tout au bonheurd’enregistrer des faits sans conséquences, ou de recueillir leschiffres de statistiques imbéciles.

Souvent, pendant qu’il était au salon avecJulia, il déplorait la fatalité qui avait fait de lui un desmembres de la tontine.

– Sans cette maudite tontine,gémissait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de megarder ! Je pourrais être un homme libre, Julia ! Et ilme serait si facile de gagner ma vie en donnant desconférences !

– Certes, cela vous serait facile !– répondait Julia, qui avait un cœur d’or. – Et c’est lâche etvilain, de la part de Maurice, de vous priver d’une chose qui vousamuse tant !

– Vois-tu, mon enfant, c’est un être sansintelligence ! s’écriait Joseph. Songe un peu à la magnifiqueoccasion de s’instruire qu’il a ici, sous la main, et que cependantil néglige ! La somme de connaissances diverses dont jepourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait àm’écouter, cette somme, il n’y a pas de mots pour t’en donner uneidée !

– En tout cas, mon cher oncle, vous devezbien prendre garde de ne pas vous agiter ! observait doucementJulia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l’air d’êtresouffrant, on enverra aussitôt chercher le médecin !

– C’est vrai, mon enfant, tu asraison ! répondait le vieillard. Oui, je vais essayer deprendre sur moi ! L’étude va me rendre du calme !

Et il allait chercher sa galerie decarnets.

– Je me demande, hasardait-il, je medemande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela net’intéresserait pas d’entendre…

– Mais oui, mais oui, celam’intéresserait beaucoup ! – s’écriait Julia. – Allons,lisez-moi une de vos observations !

Aussitôt le carnet était ouvert, et leslunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulaitempêcher toute rétractation possible de la part de sonauditrice.

– Ce que je me propose de te lireaujourd’hui, commença-t-il un certain soir, après avoir toussé pours’éclaircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, lesnotes recueillies par moi, à la suite d’une très importanteconversation avec un courrier syrien appelé David Abbas. – Abbas,tu l’ignores peut-être, est le nom latin d’abbé. – Les résultats decet entretien compensent bien le prix qu’il m’a coûté, car, commeAbbas paraissait d’abord un peu impatienté des questions que je luiposais sur divers points de statistique régionale, je me suistrouvé amené à le faire boire à mes frais. Tiens, voici cesnotes !

Mais au moment où, après avoir de nouveautoussé, il s’apprêtait à entamer sa lecture, Maurice fit irruptiondans la maison, appela vivement son oncle, et, dès l’instantsuivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal dusoir.

Et, en vérité, il revenait chargé d’une grandenouvelle. Le journal annonçait la mort du lieutenant général sirGlasgow Beggar, K. C. S. I., K. C. M. G., etc. Cela signifiait quela tontine n’avait plus désormais que deux membres : les deuxfrères Finsbury. Enfin, la chance était venue pourMaurice !

Ce n’était pas que les deux frères fussent, nieussent jamais été, grands amis. Lorsque le bruit s’était répandudu voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier ettraditionnel, s’était exprimé avec irritation. « Je trouve laconduite de mon frère simplement indécente ! avait-il murmuré.Retenez ce que je vous dis : il finira par aller jusqu’au PôleNord ! Un vrai scandale pour un Finsbury ! » Et cesamères paroles avaient été, plus tard, rapportées au voyageur.Affront pire encore, Masterman avait refusé d’assister à laconférence sur l’Éducation, ses buts, ses objets, son utilitéet sa portée, bien qu’une place lui eût été réservée surl’estrade. Depuis lors, les deux frères ne s’étaient pas revus.Mais, d’autre part, jamais ils ne s’étaient ouvertementquerellés : de telle sorte que tout portait à croire qu’uncompromis entre eux serait chose facile à conclure. Joseph (de parl’ordre de Maurice) avait à se prévaloir de sa situation decadet ; et Masterman avait toujours eu la réputation de n’êtreni avare ni mauvais coucheur. Oui, tous les éléments d’un compromisentre les deux frères se trouvaient réunis ! Et Maurice, dèsle lendemain, – tout animé par la perspective de pouvoir rentrerenfin dans ses 7.800 livres sterling, – se précipita dans lecabinet de son cousin Michel.

Michel Finsbury était une sorte de personnagecélèbre. Lancé de très bonne heure dans la loi, et sans direction,il était devenu le spécialiste des affaires douteuses. On leconnaissait comme l’avocat des causes désespérées : on lesavait homme à extraire un témoignage d’une bûche, ou à faireproduire des intérêts à une mine d’or. Et, en conséquence, soncabinet était assiégé par la nombreuse caste de ceux qui ont encoreun peu de réputation à perdre, et qui se trouvent sur le point deperdre ce peu qui leur en reste ; de ceux qui ont fait desconnaissances fâcheuses, qui ont égaré des papiers compromettants,ou qui ont à souffrir des tentatives de chantage de leurs anciensdomestiques. Dans la vie privée, Michel était un homme deplaisir : mais son expérience professionnelle lui avait donné,par contraste, un grand goût des placements solides et de toutrepos. Enfin, détail plus encourageant encore, Maurice savait queson cousin avait toujours pesté contre l’histoire de latontine.

Ce fut donc avec presque la certitude deréussir que Maurice se présenta devant son cousin, ce matin-là, et,fiévreusement, se mit en devoir de lui exposer son plan. Pendant unbon quart d’heure, l’avoué, sans l’interrompre, le laissa insistersur les avantages manifestes d’un compromis qui permettrait auxdeux frères de se partager le total de la tontine. Enfin, Mauricevit son cousin se lever de son fauteuil et sonner pour appeler uncommis.

– Eh bien ! décidément, Maurice, ditMichel, ça ne va pas !

En vain le marchand de cuirs plaida etraisonna, et revint tous les jours suivants pour continuer àplaider et à raisonner. En vain, il offrit un boni demille, de deux mille, de trois mille livres. En vain, il offrit, aunom de son oncle Joseph, de se contenter d’un tiers de la tontineet de laisser à Michel et à son père les deux autres tiers.Toujours l’avoué lui faisait la même réponse :

– Ça ne va pas !

– Michel ! s’écria enfin Maurice, jene comprends pas où vous voulez en venir ! Vous ne répondezpas à mes arguments, vous ne dites pas un mot ! Pour ma part,je crois que votre seul objet est de me contrarier !

L’avoué sourit avec bienveillance.

– Il y a une chose que vous pouvezcroire, en tout cas, dit-il : c’est que je suis résolu à nepas tenir compte de votre proposition ! Vous voyez que je suisun peu plus expansif, aujourd’hui : parce que c’est ladernière fois que nous causons de ce sujet !

– La dernière fois ! s’écriaMaurice.

– Oui ! mon bon, parfaitement !Le coup de l’étrier ! répondit Michel. Je ne peux pas voussacrifier tout mon temps ! Et, à ce propos, vous-même,n’avez-vous donc rien à faire ? Le commerce des cuirs va-t-ildonc tout seul, sans que vous ayez besoin de vous enoccuper ?

– Oh ! vous ne cherchez qu’à mecontrarier ! grommela Maurice, furieux. Vous m’avez toujourshaï et méprisé, depuis l’enfance !

– Mais non, mais non, je n’ai jamaissongé à vous haïr ! répliqua Michel de son ton le plusconciliant. Au contraire, j’ai plutôt de l’amitié pour vous :vous êtes un personnage si étonnant, si imprévu, si romantique, aumoins à vous voir du dehors !

– Vous avez raison ! dit Mauricesans l’écouter. Il est inutile que je revienne ici ! Je verraivotre père lui-même !

– Oh ! non, vous ne le verrezpas ! dit Michel. Personne ne peut le voir !

– Je voudrais bien savoir pourquoi ?cria son cousin.

– Pourquoi ? Je n’en ai jamais faitun secret : parce qu’il est trop souffrant !

– S’il est aussi souffrant que vous ledites, cria Maurice, raison de plus pour que vous acceptiez maproposition ! Je veuxvoir votre père !

– Vraiment ? demanda Michel.

Sur quoi, se levant, il sonna son commis.

Cependant le moment était venu où, de l’avisde sir Faraday Bond – l’illustre médecin dont tout nos lecteursconnaissent certainement le nom, ne serait-ce que pour l’avoir vuau bas de bulletins de santé publiés dans les journaux –l’infortuné Joseph, cette oie dorée, avait à être transporté àl’air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la famille allas’installer dans cet élégant désert de villas : Julia ravie,parce qu’il lui arrivait parfois, à Bournemouth, de faire desconnaissances ; Jean, désolé, car tous ses goûts étaient enville ; Joseph parfaitement indifférent à l’endroit où il setrouvait, pourvu qu’il eût sous la main une plume, de l’encre, etquelques journaux ; enfin Maurice lui-même assez content, ensomme, d’espacer un peu ses visites au bureau et d’avoir du loisirpour réfléchir à sa situation.

Le pauvre garçon était prêt à tous lessacrifices ; tout ce qu’il demandait était de rentrer dans sonargent et de pouvoir envoyer promener le commerce des cuirs :de telle sorte que, étant donnée la modération de ses exigences, illui paraissait bien étrange qu’il ne trouvât pas un moyen d’amenerMichel à composition. « Si seulement je pouvais deviner lesmotifs qui le portent à refuser mon offre ! » Il serépétait cela indéfiniment. Et, le jour, en se promenant dans lesbois de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, à table,en oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller,toujours il avait l’esprit hanté de ce problème :« Pourquoi Michel a-t-il refusé ? »

Enfin, une nuit, il s’élança dans la chambrede son frère, qu’il réveilla par de fortes secousses.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?demanda Jean.

– Julia va repartir demain !répondit Maurice. Elle va rentrer à Londres, mettre la maison enétat, et engager une cuisinière. Et, après-demain, nous la suivronstous !

– Oh ! bravo ! s’écria Jean.Mais pourquoi ?

– Jean, j’ai trouvé ! répliquagravement son frère.

– Trouvé quoi ? demanda Jean.

– Trouvé pourquoi Michel ne veut pasaccepter mon compromis ! dit Maurice. Et c’est parce qu’il nepeut pas l’accepter ! C’est parce que l’oncleMasterman est mort, et qu’il le cache !

– Dieu puissant ! s’écrial’impressionnable Jean. Mais pour quel motif ? Dans quelintérêt ?

– Pour nous empêcher de toucher lebénéfice de la tontine ! dit son frère.

– Mais il ne le peut pas ! objectaJean. Tu as le droit d’exiger un certificat de médecin !

– Et n’as-tu jamais entendu parler demédecins qui se laissent corrompre ? demanda Maurice. Ils sontaussi communs que les fraises dans les bois ; tu peux entrouver à volonté pour trois livres et demie par tête.

– Je sais bien que, pour ma part, je nemarcherais pas à moins de cinquante livres ! ne put s’empêcherde déclarer Jean.

– Et, ainsi, Michel compte nous mettrededans ! poursuivit Maurice. Sa clientèle diminue, saréputation baisse, et, évidemment, il a un plan : car legaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi, etpuis j’ai pour moi la force du désespoir. J’ai perdu 7.800 livresquand je n’étais encore qu’un orphelin en tutelle !

– Oh ! ne recommence pas à nousennuyer avec cette histoire ! interrompit Jean. Tu sais bienque tu as déjà perdu bien plus d’argent à vouloir rattrapercelui-là !

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