Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 10

 

C’est à Francfort que j’appris à connaître lavie militaire. Jusque-là je n’avais été qu’un simpleconscrit ; alors je devins un soldat. Et je ne parle pas icide l’exercice, non ! La manière de faire tête droite et têtegauche, d’emboîter le pas, de lever la main à la hauteur de lapremière ou de la deuxième capucine pour charger le fusil,d’ajuster et de relever l’arme au commandement, c’est l’affaired’un ou deux mois avec de la bonne volonté. Mais j’appris ladiscipline, à savoir : que le caporal a toujours raisonlorsqu’il parle au soldat, le sergent lorsqu’il parle au caporal,le sergent-major lorsqu’il parle au sergent, le sous-lieutenant ausergent-major, ainsi de suite jusqu’au maréchal de France, – quandils diraient que deux et deux font cinq ou que la lune brille enplein midi.

Cela vous entre difficilement dans latête ; mais quelque chose vous aide beaucoup : c’est uneespèce de pancarte affichée dans les chambrées, et qu’on vous litde temps en temps, pour vous ouvrir les idées. Cette pancartesuppose tout ce qu’un soldat peut avoir envie de faire, par exemplede retourner dans son village, de refuser le service, de résister àson chef, etc., et cela finit toujours par la mort ou cinq ans deboulet au moins.

Le lendemain de notre arrivée à Francfort,j’écrivis à M. Goulden, à Catherine et à la tanteGrédel ; on peut se figurer avec quel attendrissement. Il mesemblait, en leur parlant, être encore au milieu d’eux ; je leleur racontais mes fatigues, le bien qu’on m’avait fait à Mayence,le courage qu’il m’avait fallu pour ne pas rester en arrière. Jeleur dis aussi que j’étais toujours en bonne santé, grâce àDieu ; que je me sentais plus fort qu’avant de partir, et queje les embrassais mille et mille fois.

J’écrivais dans notre chambrée, au milieu descamarades, et les Phalsbourgeois me faisaient tous ajouter descompliments pour leurs familles. Enfin, ce fut encore un bonmoment.

Ensuite j’écrivis à Mayence, aux braves gensde la Capuzigner Strasse, qui m’avaient en quelque sortesauvé de la désolation. Je leur dis que le rappel m’avait forcé lematin de partir tout de suite ; que j’avais espéré les revoiret les remercier, mais que le bataillon ayant fait route pourFrancfort, ils devaient me pardonner.

Ce même jour, dans l’après-midi nous reçûmesl’habillement du bataillon. Des douzaines de juifs arrivèrentjusque sous les arcades, et chacun leur vendit ses effetsbourgeois. Je ne conservai que mes chemises, mes bas et messouliers. Les Italiens avaient mille peines à se faire entendre deces marchands, qui voulaient tout emporter pour rien, mais lesGénois étaient aussi fins que les juifs, et leurs discussions seprolongèrent jusqu’à la nuit. Nos caporaux reçurent alors plusd’une goutte ; il fallait bien s’en faire des amis, car, matinet soir, ils nous montraient l’exercice dans la cour pleine deneige. La cantinière Christine était toujours dans son coin, lachaufferette sous les pieds. Elle prenait en considération tous lesjeunes gens de bonne famille, comme elle appelait ceux qui neregardaient pas à l’argent. Combien d’entre nous se laissaienttirer jusqu’au dernier liard, pour s’entendre appeler jeunes gensde bonne famille ! Plus tard, ce n’étaient plus que desgueux ! mais que voulez-vous ? la vanité… la vanité… celaperd tout le genre humain, depuis les conscrits jusqu’aux généraux.Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des recrues de France etdes charrettes pleines de blessés de la Pologne. Quel spectacledevant l’hôpital du Saint-Esprit, de l’autre côté de larivière ! C’était un convoi qui ne finissait jamais !Tous ces malheureux avaient les uns le nez et les oreilles gelés,les autres un bras, les autres une jambe ; on les mettait dansla neige pour les empêcher de tomber en morceaux. Jamais on n’a vude gens habillés si misérablement, avec des jupons de femme, desbonnets à poil pelés, des shakos défoncés, des vestes de Cosaques,des mouchoirs et des chemises entortillés autour des pieds ;ils sortaient des charrettes en se cramponnant et vous regardaientcomme des bêtes sauvages, les yeux enfoncés dans la tête et lespoils de la figure hérissés. Les bohémiens qui dorment au coin desbois en auraient eu pitié, et pourtant c’étaient encore les plusheureux, puisqu’ils étaient réchappés du carnage, et que desmilliers de leurs camarades avaient péri dans les neiges ou sur leschamps de bataille.

Klipfel, Zébédé, Furst et moi nous allionsvoir ces malheureux ; ils nous racontaient toute la débâcledepuis Moscou, et je vis bien alors que le 29e Bulletin, siterrible, n’avait dit que la vérité.

Ces histoires nous excitaient contre lesRusses ; plusieurs disaient : « Ah ! pourvu quela guerre recommence bientôt ; ils en verront des dures, cettefois… ce n’est pas fini… ce n’est pas fini ! » Leurcolère me gagnait moi-même, et quelquefois je pensais :« Joseph, est-ce que tu perds la tête maintenant ? CesRusses défendaient leur pays, leurs familles, tout ce que leshommes ont de plus sacré dans ce monde. S’ils ne les avaient pasdéfendus, on aurait raison de les mépriser. »

En ce temps, il arriva quelque chosed’extraordinaire.

Vous saurez que Zébédé, mon camarade de lit,était le fils du fossoyeur de Phalsbourg, et que nous l’appelionsquelquefois entre nous : « Fossoyeur. »Denotre part cela ne lui faisait rien. Mais un soir, aprèsl’exercice, comme il traversait la cour, un hussard luicria :

« Hé ! Fossoyeur, arrive m’aider àtraîner ces bottes de paille. »

Zébédé, s’étant retourné, luirépondit :

« Je ne m’appelle pas Fossoyeur, et vousn’avez qu’à porter vos bottes de paille vous-même ! Est-ce quevous me prenez pour une bête ? »

Alors l’autre lui cria plus fort :

« Conscrit, veux-tu bien venir, ougare ! »

Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeuxgris et ses lèvres minces, ne jouissait pas d’un bon caractère. Ils’approcha du hussard et lui demanda :

« Qu’est-ce que vous dites ?

– Je te dis d’enlever ces bottes de paille, etlestement, entends-tu, conscrit ? »

C’était un vieux à moustaches et gros favorisroux taillés en brosse, à la mode de Chamboran. Zébédé l’empoignapar un de ses favoris ; mais l’autre lui donna deux grandssoufflets. Malgré tout, une poignée de favoris resta dans la mainde Zébédé, et comme cette dispute avait attiré beaucoup de monde,le hussard levant le doigt lui dit :

« Conscrit, demain matin tu recevras demes nouvelles.

– C’est bon, fit Zébédé, nous verrons. J’aiaussi du nouveau pour vous, l’ancien. »

Il arriva tout de suite me raconter cela, etmoi sachant qu’il n’avait jamais tenu qu’une pioche, je ne pusm’empêcher de frémir pour lui.

« Écoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce quite reste à faire maintenant, puisque tu ne peux pas déserter, c’estd’aller demander pardon à ce vieux… car tous ces vieux ont descoups terribles, qu’ils ont rapportés d’Égypte, d’Espagne etd’ailleurs. Crois-moi ! Si tu veux, je vais te prêter un écupour aller lui payer bouteille ; ça l’attendrira. »

Mais lui, fronçant les sourcils, ne voulutrien entendre.

« Plutôt que de faire des excuses,dit-il, j’aimerais mieux aller me pendre tout de suite. Je me moquede tous les hussards ensemble. S’il a des coups, moi j’ai le braslong, et j’en ai aussi des coups au bout de mon sabre, des coupsqui entreront aussi bien dans ses os que les siens dans machair. »

Il était encore indigné de ses soufflets.

Presque aussitôt le maître d’armes Châzy, lecaporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent ; ilsdonnaient tous raison à Zébédé, et le maître d’armes dit qu’ilfallait du sang pour laver les soufflets, que c’était l’honneur desnouvelles recrues de se battre.

Zébédé répondit que les Phalsbourgeoisn’avaient jamais eu peur d’une saignée, et qu’il était prêt. Alorsle maître d’armes alla voir le capitaine de la compagnie, nomméFlorentin, un homme le plus magnifique qu’on puisse s’imaginer,grand, sec, large des épaules, le nez droit, et qui avait reçu ladécoration des mains de l’Empereur à la bataille d’Eylau. Lecapitaine trouva que c’était tout simple de se battre pour unsoufflet ; il dit même que cela donnerait un bel exemple auxconscrits, et que, si Zébédé ne se battait pas il serait indigne derester au 3e bataillon du 6e.

Toute cette nuit-là, je ne pus fermerl’œil ; j’entendais mon camarade ronfler et je pensais :« Pauvre Zébédé, demain soir tu ne ronflerasplus ! » Je frissonnais d’être couché près d’un hommepareil. Enfin, je venais de m’endormir vers le petit jour, quandtout à coup je sens un air très froid ; j’ouvre les yeux, etqu’est-ce que je vois ? le vieux hussard roux, qui avaitenlevé la couverture de notre lit et qui disait :

« Allons, debout, fainéant, je vaist’apprendre de quel bois je me chauffe. »

Zébédé se leva tranquillement etrépondit :

« Je dormais, vétéran, jedormais. »

L’autre, en s’entendant appeler vétéran,voulut tomber sur mon camarade ; mais deux grands gaillardsqui lui servaient de témoins l’arrêtèrent, et d’ailleurs tous lesPhalsbourgeois étaient aussi là.

« Voyons… voyons…dépêchons ?… » criait le vieux.

Mais Zébédé s’habillait sans se presser. Aubout d’un instant, il dit :

« Est-ce que nous aurons la permission desortir du quartier, les anciens ?

– Derrière le violon, il y a de la place pours’aligner », répondit un des hussards.

C’était un endroit plein d’orties, derrière lahotte du violon ; un mur l’entourait, et de nos fenêtres on levoyait très bien, il se trouvait juste au-dessous, du côté de larivière. Zébédé mit sa capote, et dit en se tournant de moncôté :

« Joseph, et toi, Klipfel, je vouschoisis pour mes témoins. »

Mais je secouai la tête.

« Eh bien, Furst, arrive ! »dit-il.

Et tous ensembles descendirent l’escalier.

Je croyais Zébédé perdu ; cela me faisaitbeaucoup de peine, et je pensais : « Voilà que nonseulement les Russes et les Prussiens nous exterminent, il fautencore que les nôtres s’en mêlent. »

Toute la chambrée était aux fenêtres ;moi seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au bout de cinqminutes, le bruit des sabres en bas me rendit tout blanc ; jen’avais plus une goutte de sang dans les veines.

Mais cela ne dura pas longtemps, car tout àcoup Klipfel s’écria : « Touché ! »

Alors je ne sais comment j’arrivai près d’unefenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je vis le hussardappuyé contre le mur, et Zébédé qui se relevait, le sabre toutrouge de sang. Il avait glissé sur les genoux pendant labataille ; le sabre du vieux, qui se fendait, avait passé surson épaule, et lui, sans perdre une seconde, avait enfoncé le siendans le ventre du hussard. S’il n’avait pas eu le bonheur deglisser, le vieux lui perçait le cœur.

Voilà ce que je vis en bas d’un coupd’œil.

Le hussard s’affaissait contre le mur, sestémoins le soutenaient aux bras, et Zébédé, pâle comme un mort,regardait son sabre, tandis que Klipfel lui tendait sa capote.

Presque aussitôt on battit la diane, et nousdescendîmes à l’appel du matin. Cela se passait le 18 février. Lemême jour nous reçûmes l’ordre de faire notre sac, et nous partîmesde Francfort pour Séligenstadt, où nous restâmes jusqu’au 8 mars.Alors toutes les recrues connaissaient le maniement du fusil etl’école de peloton. De Séligenstadt, nous partîmes le 9 mars pourSchweinheim, et le 24 mars 1813, le bataillon se réunit à ladivision à Aschaffenbourg, où le maréchal Ney nous passa larevue.

Le capitaine de la compagnie s’appelaitFlorentin ; le lieutenant Bretonville, le commandant dubataillon Gémeau, le capitaine adjudant-major Vidal, le colonel durégiment Zapfel, le général de la brigade Ladoucette, et le généralde la division Souham : – tout soldat doit savoir cela, s’ilne veut pas marcher comme un aveugle.

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