Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 17

 

Nous allions donc, suivant la granderoute de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote retroussée, ledos arrondi sous le sac, et l’oreille basse, comme on peut croire.La pluie tombait, l’eau nous coulait du shako dans la nuque ;le vent secouait les peupliers dont les feuilles jaunes, voltigeantautour de nous, annonçaient l’hiver, et cela continuait ainsi desheures.

De loin en loin un village serencontrait avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins entourés depalissades. Les femmes, debout derrière les petites vitres ternes,nous regardaient passer ; un chien aboyait, un homme, quifendait du bois sur sa porte, se retournait pour nous suivre desyeux, et nous allions toujours, crottés jusqu’à l’échine. Nousrevoyions au bout du village, la grande route s’étendre à perte devue, les nuages gris se traîner sur les champs dépouillés, etquelques maigres corbeaux s’éloigner à tire d’aile en jetant leurcri mélancolique.

Rien de triste comme un pareilspectacle, surtout quand on pense que l’hiver approche, et qu’ilfaudra bientôt coucher dehors dans la neige. Aussi personne nedisait mot, sauf le fourrier Poitevin. C’était un vieux soldat,jaune, ridé, les joues creuses, le nez rouge, les moustacheslongues d’une aune, comme tous les buveurs d’eau-de-vie. Il avaitun langage relevé, qu’il entremêlait d’expressions decaserne ; et quand la pluie redoublait, il s’écriait, avec unéclat de rire bizarre : « Oui… Poitevin… oui… celat’apprendra à siffler !… » Ce vieil ivrogne s’étaitaperçu que j’avais quelques sous au fond de ma poche ; il setenait près de moi, disant : « Jeune homme, si votre sacvous gêne, passez-moi ça. » Mais je le remerciais de sonhonnêteté.

Malgré mon ennui d’être avec un hommequi regardait toujours les enseignes d’auberge, lorsque noustraversions un village, et qui disait : « Un petit verreferait joliment de bien par le temps qui court… » je n’avaispu m’empêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte qu’il ne mequittait plus.

Nous approchions de Wurtzen et la pluietombait à verse, lorsque le fourrier s’écria pour la vingtièmefois :

« Oui, Poitevin… voilà l’existence…cela t’apprendra à siffler !

– Quel diable de proverbe avez-vous là,fourrier ? lui dis-je… Je voudrais bien savoir comment lapluie vous apprend à siffler.

– Ce n’est pas un proverbe, jeune homme,c’est une idée qui me revient quand je m’amuse. »

Puis, au bout d’uninstant :

« Vous saurez, dit-il, qu’en 1806,époque où je faisais mes études à Rouen, il m’arriva de siffler unepièce de théâtre, avec bien d’autres jeunes gens comme moi. Les unssifflaient, les autres applaudissaient ; il en résulta descoups de poing, et la police nous mit au violon par douzaines.L’Empereur, ayant appris la chose, dit : « Puisqu’ilsaiment tant à se battre, qu’on les incorpore dans mes armées !Ils pourront satisfaire leur goût ! » Et naturellement lachose fut faite ; personne n’osa souffler dans le pays, pasmême les pères et mères !

– Vous étiez donc conscrit ? luidis-je.

– Non, mon père venait de m’acheter unremplaçant. C’est une plaisanterie de l’Empereur… une de cesplaisanteries dont on se souvient longtemps : vingt ou trented’entre nous sont morts de misère… Quelques autres, au lieu deremplir une place honorable dans leur pays, soit comme médecin,juge, avocat, sont devenus de vieux ivrognes. Voilà ce quis’appelle une bonne farce ! »

Alors il se mit à rire en me regardantdu coin de l’œil. – J’étais devenu tout pensif, et deux ou troisfois encore, avant d’arriver à Gauernitz, je payai des petitsverres à ce pauvre diable.

Vers cinq heures du soir, en approchantdu village de Risa, nous aperçûmes à gauche un vieux moulin avecson pont de bois, que suivait un sentier de traverse. Nous prîmesle sentier pour couper au court, et nous n’étions plus qu’à deuxcents pas du moulin, lorsque nous entendîmes de grands cris. Enmême temps, deux femmes, une toute vieille et l’autre plus jeune,traversèrent un jardin, entraînant après elles des enfants. Ellestâchaient de gagner un petit bois qui borde la route, sur la côteen face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de nos soldatssortir du moulin avec des sacs, d’autres remonter d’une cave à lafile avec de petites tonnes, qu’ils se dépêchaient de charger surune charrette, près de l’écluse, d’autres amenaient des vaches etdes chevaux d’une étable, tandis qu’un vieillard, devant la porte,levait les mains au ciel, et que cinq ou six de ces mauvais gueuxentouraient le meunier tout pâle et les yeux hors de latête.

Tout cela : le moulin, la digue,les fenêtres défoncées, les femmes qui se sauvent, nos soldats enbonnet de police, faits comme de véritables bandits, le vieux quiles maudit, et les vaches qui secouent la tête, pour se débarrasserde ceux qui les emmènent, pendant que d’autres les piquent derrièreavec leurs baïonnettes… tout est là… devant moi… je crois encore levoir !

« Ça, dit le fourrier Poitevin, cesont des maraudeurs… Nous ne sommes plus loin del’armée.

– Mais c’est abominable !m’écriai-je ; ce sont des brigands !

– Oui, répondit le fourrier, c’estcontraire à la discipline ; si l’Empereur le savait, on lesfusillerait comme des chiens. »

Nous traversions alors le petitpont ; et, comme on venait de percer une des tonnes derrièrela charrette, les soldats s’empressaient autour, avec une cruche,en buvant à la ronde. Cette vue révolta le fourrier, qui s’écriad’un ton majestueux :

« De quelle autorité exercez-vousce pillage ? »

Plusieurs tournèrent la tête, et, voyantque nous n’étions plus que trois, parce que les autres avaientsuivi leur chemin sans s’arrêter, un d’euxrépondit :

« Hé ! vieux farceur… tu veuxta part du gâteau… c’est tout simple… Mais il n’y a pas besoin deretrousser tes moustaches pour ça. Tiens, bois uncoup. »

Il lui tendait la cruche ; lefourrier la prit, et, me regardant de côté, il but.

« Eh bien, jeune homme, fit-ilensuite, si le cœur vous en dit ! Il est fameux, ce petitvin.

– Merci », luirépondis-je.

Plusieurs autour de nouscriaient :

« En route ! en route !Il est temps. »

D’autres :

« Non, non, attendez… Il fautencore voir !…

– Dites donc, reprit le fourrier d’unton de brave homme, vous savez, camarades… il faut aller endouceur.

– Oui, oui, l’ancien, répondit uneespèce de tambour-major, – le grand chapeau à cornes en travers desépaules, et, souriant d’un air moqueur, les yeux à demifermés : – Oui, sois tranquille, nous allons plumer la pouledans les règles. On aura des égards… on aura deségards ! »

Alors le fourrier ne dit plusrien ; il était comme honteux à cause de moi.

« Que voulez-vous, jeunehomme ! me dit-il en allongeant le pas pour rejoindre lescamarades, à la guerre comme à la guerre… On ne peut pas se laisserdépérir ! »

Je crois qu’il serait resté, sans lapeur d’être pris. Moi, j’étais triste et je medisais :

« Voilà bien les ivrognes !ils peuvent avoir de bons mouvements, mais la vue d’une cruche devin leur fait tout oublier. »

Enfin, vers dix heures du soir, nousdécouvrîmes des feux de bivac sur une côte sombre, à droite duvillage de Gauernitz et d’un vieux château, où brillaient aussiquelques lumières. Plus loin, dans la plaine, tremblotaientd’autres feux en plus grand nombre.

La nuit était claire. Les grandes pluiesavaient essuyé le ciel. Comme nous approchions du bivac, on nouscria :

« Qui vive !

– France ! » répondit lefourrier.

Mon cœur battait avec force, en pensantque dans quelques minutes j’allais revoir mes vieux camarades s’ilsétaient encore de ce monde.

Des hommes de garde s’avançaient déjàd’une espèce de hangar, à demi portée de fusil du village, pourvenir nous reconnaître. Ils arrivèrent près de nous. Le chef duposte, un vieux sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe sousson manteau, nous demanda d’où nous venions, où nous allions, sinous avions rencontré quelque parti de Cosaques en route. Lefourrier répondit pour nous tous. L’officier nous prévint alors quela division Souham avait quitté les environs de Gauernitz le matin,et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce quenous fîmes en silence, passant autour des feux de bivac, où leshommes, couverts de boue sèche, dormaient par vingtaines : pasun ne remuait.

Nous arrivâmes au hangar. C’était unevieille briqueterie ; le toit très large, en formed’éteignoir, reposait sur des piliers à six ou sept pieds du sol.Derrière s’élevaient de grandes provisions de bois. Il faisait bonlà-dedans. On avait allumé du feu ; l’odeur de la terre cuites’étendait aux environs. La chambre du four était encombrée desoldats qui dormaient le dos au mur comme des bienheureux ; laflamme les éclairait sous les poutres sombres. Près des piliersbrillaient les fusils en faisceaux. Je crois revoir ceschoses : je sens la bonne chaleur qui m’entre dans lecorps ; je vois mes camarades, dont les habits fument àquelques pas du four et qui attendent gravement que l’officier aitfini de lire les feuilles de route à la lumière rouge. Un vieuxsoldat, sec et brun, veillait seul, il était assis sur ses jambescroisées, et tenait entre ses genoux un soulier qu’il raccommodaitavec une alêne et de la ficelle.

C’est à moi que l’officier rendit lepremier sa feuille en disant :

« Vous rejoindrez demain votrebataillon à deux lieues d’ici, près de Torgau. »

Alors le vieux soldat, qui me regardait,posa la main à terre pour me montrer qu’il y avait de la place, etj’allai m’asseoir près de lui. J’ouvris mon sac, et je mis d’autreschaussettes et des souliers neufs que j’avais reçus àLeipzig ; cela me fit du bien.

Le vieux me demanda :

« Tu vasrejoindre ?

– Oui, le 6e, à Torgau.

– Et tu viens ?

– De l’hôpital de Leipzig.

– Ça se voit, fit-il ; tu es grascomme un chanoine. On t’a nourri de cuisses de poulet là-bas,pendant que nous mangions de la vache enragée. »

Je regardai mes voisins endormis ;il avait raison ; ces pauvres conscrits n’avaient plus que lapeau et les os : ils étaient jaunes, plombés et ridés commedes vétérans, on aurait cru qu’ils ne pouvaient plus setenir.

Le vieux, au bout d’un instant,reprit :

« Tu as étéblessé ?

– Oui, l’ancien, à Lutzen.

– Quatre mois d’hôpital, fit-il enallongeant la lèvre, quelle chance ! Moi, j’arrive d’Espagne.Je m’étais flatté de retrouver les Kaiserlicks de 1807…des moutons… de vrais moutons. Ah ! oui, ils sont devenuspires que les guérillas. Ça se gâte, ça segâte ! »

Il se parlait ainsi tout bas, sans faireattention à moi, et tirait les deux ficelles comme un cordonnier,en serrant les lèvres. De temps en temps il essayait le soulierpour voir si la couture ne le gênerait pas. Finalement, il mitl’alêne dans son sac, le soulier à son pied, et s’étendit l’oreillesur une botte de paille.

J’étais tellement fatigué que j’avais de lapeine à m’endormir ; pourtant, au bout d’une heure, je tombaidans un profond sommeil.

Le lendemain, je me remis en route avec lefourrier Poitevin et trois autres soldats de la division Souham.Nous gagnâmes d’abord la route qui longe l’Elbe. Le temps étaithumide ; le vent, qui balayait le neuve, jetait de l’écumejusque sur la chaussée.

Nous allongions le pas depuis une heure, quandtout à coup le fourrier dit :« Attention ! »

Il s’était arrêté le nez en l’air, comme unchien de chasse qui flaire quelque chose. Nous écoutions tous sansrien entendre, à cause du bruit des flots sur la rive et du ventdans les arbres. Mais Poitevin avait l’oreille plus exercée quenous.

« On tiraille là-bas, dit-il en nousmontrant un bois sur la droite. L’ennemi peut être de notrecôté ; tâchons de ne pas donner au milieu. Tout ce que nousavons de mieux à faire, c’est d’entrer sous bois et de poursuivrenotre chemin avec prudence. Nous verrons à l’autre bout ce qui sepasse… Si les Prussiens ou les Russes sont là, nous battrons enretraite sans qu’ils nous voient. Si ce sont des Français, nousavancerons. »

Chacun trouva que le fourrier avait raison,et, dans mon âme, j’admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nousdescendîmes donc de la route dans le bois, Poitevin en avant etnous derrière, le fusil armé. Nous marchions doucement, nousarrêtant tous les cent pas pour écouter. Les coups de fusil serapprochaient ; ils se suivaient un à un, en retentissant dansles ravins. Le fourrier nous dit :

« Ce sont des tirailleurs qui observentun parti de cavalerie, car les autres ne répondent pas. »

C’était vrai : dix minutes après, nousapercevions entre les arbres un bataillon d’infanterie française entrain de faire la soupe au milieu des bruyères, et tout au loin surla plaine grise, des pelotons de Cosaques défilant d’un village àl’autre. Quelques tirailleurs, le long du bois, tiraient dessus,mais ils étaient presque hors de portée.

« Allons, vous voilà chez vous, jeunehomme », me dit Poitevin en souriant.

Il devait avoir bon œil, pour lire le numérodu régiment à une pareille distance. Moi, j’avais beau regarder, jene voyais que des êtres déguenillés et tellement minables, qu’ilsavaient tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreillesécartées de la tête par le renfoncement des joues. Leurs capotesétaient quatre fois trop larges pour eux ; on aurait dit desmanteaux, tant elles formaient de plis sur les bras et le long desreins. Quant à la boue, je n’en parle pas : c’étaitsinistre.

En ce jour, je devais apprendre pourquoi lesAllemands paraissaient si joyeux après notre victoire deDresde.

Nous descendions vers deux petites tentes,autour desquelles trois ou quatre chevaux broutaient l’herbemaigre. Je vis là le colonel Lorain, détaché sur la rive gauche del’Elbe, avec le 3e bataillon. C’était un grand maigre, lesmoustaches brunes, et qui n’avait pas l’air doux. Il nous regardaitvenir en fronçant le sourcil, et quand je lui présentai ma feuillede route, il ne dit qu’un mot :

« Allez rejoindre votrecompagnie. »

Je m’éloignai, pensant bien reconnaîtrequelques hommes de la 4e ; mais depuis Lutzen les compagniesavaient été fondues dans les compagnies, les régiments dans lesrégiments et les divisions dans les divisions, de sorte qu’enarrivant au pied de la côte où campaient les grenadiers, je nereconnus personne. Les hommes, en me voyant approcher, me jetaientun coup d’œil de travers comme pour dire :

« Est-ce que celui-là veut sa part dubouillon ? Un instant ! nous allons voir ce qu’il apporteà la marmite. »

J’étais honteux de demander la place de macompagnie, lorsqu’une espèce de vétéran osseux, le nez long etcrochu comme un bec d’aigle, les épaules larges où pendait savieille capote usée, relevant la tête et m’observant, dit d’unevoix tout à fait calme :

« Tiens ! c’est toi, Joseph !je te croyais enterré depuis quatre mois ! »

Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. Il paraîtque ma figure l’attendrit, car, sans se lever, il me serra la main,en s’écriant :

« Klipfel… voici Joseph ! »

Un autre soldat, assis près de la marmitevoisine, tourna la tête et dit :

« C’est toi, Joseph ? Tiens !tu n’es pas mort ? »

Et voilà tous les compliments que je reçus. Lamisère avait rendu ces gens tellement égoïstes, qu’ils ne pensaientplus qu’à leur peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours un bonfond ; il me dit de m’asseoir près de sa marmite, en lançantaux autres un de ces coups d’œil qui le faisaient respecter, etm’offrit sa cuiller, qu’il avait passée dans une boutonnière de sacapote. Mais je le remerciai, ayant eu la veille le bon espritd’entrer chez le charcutier de Riza et de mettre dans mon sac unedouzaine de cervelas, avec une bonne croûte de pain et un flaconplein d’eau-de-vie. J’ouvris donc mon sac, je tirai le chapelet decervelas et j’en remis deux à Zébédé, ce qui lui fit venir leslarmes aux yeux. J’avais aussi l’intention d’en offrir auxcamarades ; mais, devinant ma pensée, il me posa la main surle bras d’un air expressif, et dit :

« Ce qui est bon à manger est bon àgarder ! »

Alors il se retira du cercle, et nousmangeâmes en buvant du schnaps ; les autres nedisaient rien et nous regardaient de travers. Klipfel, ayant sentil’odeur de l’ail, tourna la tête en s’écriant :

« Hé ! Joseph, viens donc manger ànotre marmite. Les camarades sont toujours des camarades, quediable !

– C’est bon ! c’est bon !répondit Zébédé ; pour moi, les meilleurs camarades sont lescervelas ; on les retrouve toujours àl’occasion. »

Puis il referma lui-même mon sac et medit :

« Garde ça, Joseph… Voilà plus d’unmois que je ne m’étais pas si bien régalé. Tu n’y perdras rien,sois tranquille. »

Une demi-heure après, on battit lerappel ; les tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinto,qui se trouvait dans le nombre, me reconnut.

« Eh bien, me dit-il, vous en êtesdonc réchappé ! Cela me fait plaisir… Mais vous arrivez dansun vilain moment ! – Mauvaise guerre… mauvaise guerre »,faisait-il en hochant la tête.

Le colonel et les commandants montèrentà cheval, et l’on se remit en route. Les Cosaques s’éloignaient.Nous allions l’arme à volonté. Zébédé marchait près de moi, et meracontait ce qui s’était passé depuis Lutzen : – d’abord lesgrandes victoires de Bautzen et de Wurtschen ; les marchesforcées pour rejoindre l’ennemi qui battait en retraite ; lajoie qu’on avait de pousser sur Berlin. Ensuite l’armistice,pendant lequel on était cantonné dans les bourgades ; puisl’arrivée des vétérans d’Espagne, des hommes terribles, habitués aupillage et qui montraient aux jeunes à vivre sur lepaysan.

Malheureusement, à la fin del’armistice, tout le monde s’était mis contre nous ; les gensnous avaient pris en horreur ; on coupait les ponts sur nosderrières, on avertissait les Prussiens, les Russes et les autresde nos moindres mouvements, et chaque fois qu’il nous arrivait unedébâcle, au lieu de nous secourir, on tâchait de nous enfoncerencore plus dans la bourbe. Les grandes pluies étaient venues pournous achever. Le jour de la bataille de Dresde, il en tombaittellement, que le chapeau de l’Empereur lui pendait sur les deuxépaules. Mais quand on remporte la victoire, cela vous faitrire : on a chaud tout de même, et l’on trouve de quoichanger ; le pire de tout, c’est quand on est battu, qu’on sesauve dans la boue, avec des hussards, des dragons et d’autres gensde cette espèce à vos trousses, et qu’on ne sait pas, lorsqu’ondécouvre au loin dans la nuit une lumière, s’il faut avancer oupérir dans le déluge.

Zébédé me racontait ces choses endétail. Il me dit qu’après la victoire de Dresde le généralVandamme, qui devait fermer la retraite aux Autrichiens, avaitpénétré du côté de Kulm, dans une espèce d’entonnoir, à cause deson ardeur extraordinaire, et que ceux que nous avions battus laveille étaient tombés sur lui à droite, à gauche, en avant et enarrière ; qu’on l’avait pris, avec plusieurs autres généraux,et détruit son corps d’armée. Deux jours avant, le 26 août,pareille chose était arrivée à notre division, ainsi qu’aux 5e, 6eet 11e corps sur les hauteurs de Lowenberg. Nous devions écraserles Prussiens de ce côté, mais par un faux mouvement du maréchalMacdonald, l’ennemi nous avait surpris dans le creux d’un ravin,avec nos canons embourbés, notre cavalerie en désordre et notreinfanterie qui ne pouvait plus tirer à cause de la pluiebattante ; on s’était défendu à coups de baïonnette ; etle 3e bataillon était arrivé, sous les charges de ces Prussiens,jusque dans la rivière de la Kaltzbach. Là, Zébédé avait reçu d’ungrenadier deux coups de crosse sur le front. Le courant l’avaitentraîné pendant qu’il tenait à bras-le-corps le capitaineArnould ; et tous deux étaient perdus, si par bonheur lecapitaine, dans la nuit noire, n’avait pu saisir une branched’arbre à l’autre bord et se retirer de l’eau. – Il me dit quetoute cette nuit, malgré le sang qui lui sortait du nez et desoreilles, il avait marché jusqu’au village de Goldberg, mourant defaim, de fatigue et de ses coups de crosse, et qu’un menuisieravait eu pitié de lui : que ce brave homme lui avait donné dupain, des oignons et de l’eau. – Il me raconta ensuite que, lelendemain, toute la division, suivie des autres corps, marchait partroupes à travers champs, chacun pour son compte, sans recevoird’ordres, parce que les généraux, les maréchaux et tous lesofficiers montés s’étaient sauvés le plus loin possible, dans lacrainte d’être pris. Il m’assura que cinquante hussards lesauraient ramassés les uns après les autres, mais que, par bonheur,Blücher n’avait pu traverser la rivière débordée, de sorte qu’ilsavaient fini par se rallier à Wolda, où les tambours de tous lescorps battaient la marche de leur régiment aux quatre coins duvillage. Par ce moyen, chaque homme s’était démêlé lui-même enmarchant sur son tambour.

Le plus heureux, dans cette déroute,c’est qu’un peu plus loin, à Buntzlau, les officiers supérieurss’étaient aussi retrouvés, tout surpris d’avoir encore desbataillons à conduire !

Voilà ce que me raconta mon camarade,sans parler de la défiance qu’il fallait avoir de nos alliés, qui,d’un moment à l’autre, ne pouvaient manquer de nous tomber sur lesreins. Il me dit que le maréchal Oudinot et le maréchal Ney avaientaussi été battus, l’un à Gross-Beeren et l’autre à Dennewitz.C’était quelque chose de bien triste ; car, dans cesretraites, les conscrits mouraient d’épuisement, de maladie et detoutes les misères. Les vieux d’Espagne et les anciens d’Allemagne,tannés par le mauvais temps, pouvaient seuls résister à ces grandesfatigues.

« Enfin, me dit Zébédé, nous avonstout contre nous : le pays, les pluies continuelles et nospropres généraux, las de tout cela. Les uns sont ducs, princes, ets’ennuient d’être toujours dans la boue, au lieu de s’asseoir dansde bons fauteuils ; et les autres, comme Vandamme, veulent sedépêcher de devenir maréchal, en faisant un grand coup. Nousautres, pauvres diables, qui n’avons rien à gagner que d’êtreestropiés pour le restant de nos jours, et qui sommes les fils despaysans et des ouvriers qui se sont battus pour abolir la noblesse,il faut que nous périssions pour en faire unenouvelle ! »

Je vis alors que les plus pauvres, lesplus malheureux ne sont pas toujours les plus bêtes, et qu’à forcede souffrir on finit par voir la triste vérité. Mais je ne disrien, et je suppliai le Seigneur de me donner la force et lecourage de pouvoir supporter les misères que toutes ces fautes etces injustices nous annonçaient de loin.

Nous étions alors entre trois armées,qui voulaient se réunir pour nous écraser d’un coup : celle duNord commandée par Bernadotte, celle de Silésie commandée parBlücher, et l’armée de Bohême commandée par Schwartzenberg. Oncroyait, tantôt que nous allions passer l’Elbe, pour tomber sur lesPrussiens et les Suédois, tantôt que nous allions courir sur lesAutrichiens, du côté des montagnes, comme nous avions faitcinquante fois en Italie et ailleurs. Mais les autres avaient finipar comprendre ce mouvement, et quand nous avions l’aird’approcher, ils s’en allaient plus loin. Ils se défiaient surtoutde l’Empereur, qui ne pouvait être à la fois en Bohême et enSilésie, et cela faisait des marches et des contremarchesabominables.

Tout ce que demandaient les soldats,c’était de se battre, car, à force de marcher et de dormir dans laboue, à force d’être à la demi-ration et rongés par la vermine, ilsavaient pris la vie en horreur. Chacun pensait : « Pourvuque cela finisse d’une façon ou d’une autre… C’est trop fort… celane peut pas durer ! »

Moi-même, au bout de quelques jours,j’étais las d’une pareille existence ; je sentais que lesjambes m’entraient jusque dans les côtes, et je dépérissais à vued’œil.

Tous les soirs il fallait faire faction,à cause d’un gueux nommé Thielmann, qui soulevait les paysanscontre nous ; il nous suivait comme notre ombre, il nousobservait de village en village, sur les hauteurs, sur les routes,dans le creux des vallons : son armée, c’étaient tous ceux quinous en voulaient ; il avait toujours assez demonde.

C’est aussi vers ce temps que lesBavarois, les Badois et les Wurtembergeois se déclarèrent contrenous, de sorte que toute l’Europe était sur notre dos.

Enfin nous eûmes la consolation de voirque l’armée se ramassait comme pour une grande bataille ; aulieu de rencontrer les Cosaques de Platow et les partisans deThielmann aux environs des villages, nous trouvions des hussards,des chasseurs, des dragons d’Espagne, de l’artillerie, deséquipages de ponts en marche. La pluie tombait à verse ; ceuxqui n’avaient plus la force de se traîner s’asseyaient dans la boueau pied d’un arbre et s’abandonnaient à leur malheureuxsort.

Le 11 octobre, nous bivaquions près duvillage de Lousig ; le 12, près de Grafenheinichen ; le13, nous passions la Mulda, et nous voyions défiler sur le pont lavieille garde et La Tour-Maubourg. On annonçait le passage del’Empereur, mais nous partîmes avec la division Dombrowski et lecorps de Souham.

Dans les moments où la pluie cessait detomber, et quand un rayon de soleil d’automne brillait entre lesnuages, on voyait toute l’armée en marche : la cavalerie etl’infanterie s’avançaient de partout sur Leipzig. De l’autre côtéde la Mulda brillaient aussi les baïonnettes des Prussiens, mais onne découvrait pas encore les Autrichiens ni les Russes ; ilsarrivaient sans doute d’ailleurs.

Le 14, notre bataillon fut encore unefois détaché pour aller en reconnaissance dans la villed’Aaken ; l’ennemi s’y trouvait ; il nous reçut à coupsde canon, et nous restâmes toute la nuit dehors, sans pouvoirallumer un seul feu, à cause de la pluie. Le lendemain nouspartîmes de là, pour rejoindre la division à marches forcées. Je nesais pas pourquoi chacun disait :

« La bataille approche !… labataille approche !… »

Le sergent Pinto prétendait quel’Empereur était dans l’air. – Moi, je ne sentais rien, mais jevoyais que nous marchions sur Leipzig, et je pensais :« Si nous avons une bataille, pourvu qu’il ne t’arrive pasd’attraper un mauvais coup comme à Lutzen, et que tu puisses encorerevoir Catherine ! »

La nuit suivante, le temps s’étant unpeu remis, des milliards d’étoiles éclairaient le ciel, et nousallions toujours. Le lendemain, vers dix heures, près d’un petitvillage dont je ne me rappelle pas le nom, on venait decrier : « Halte ! » pour respirer, lorsque nousentendîmes tous ensemble comme un grand bourdonnement dans l’air.Le colonel, encore à cheval, écoutait, et le sergent Pintodit :

« La bataille estcommencée. »

Presque au même instant le colonel,levant son épée, cria :

« En avant ! »

Alors on se mit à courir : lessacs, les gibernes, les fusils, la boue, tout sautait ; on nefaisait attention à rien. Une demi-heure après, nous aperçûmes, àquelque mille pas devant le bataillon, une queue de colonne quin’en finissait plus : des caissons, des canons, del’infanterie, de la cavalerie ; derrière nous, sur la route deDuben, il en venait d’autres, et tout cela galopait ! Même àtravers champs, des régiments entiers arrivaient au pas decourse.

Tout au bout de la route, on voyait lesdeux clochers de Saint-Nicolas et de Saint-Thomas de Leipzig dansle ciel, tandis qu’à droite et à gauche, des deux côtés de laville, s’élevaient de grands nuages de fumée où passaient deséclairs. Le bourdonnement augmentait toujours ; nous étionsencore à plus d’une lieue de la ville qu’on était forcé de parlerhaut pour s’entendre, et l’on se regardait tout pâles comme pourdire :

« Voilà ce qui s’appelle unebataille ! »

Le sergent Pintocriait :

« C’est plus fort qu’àEylau ! »

Il ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, niles autres ; mais nous galopions tout de même, et lesofficiers répétaient sans cesse :

« En avant ! enavant ! »

Voilà pourtant comme les hommes perdentla tête ; l’amour de la patrie était bien en nous, mais plusencore la fureur de nous battre.

Sur les onze heures, nous découvrîmes lechamp de bataille, à une lieue en avant de Leipzig. Nous voyionsaussi les clochers de la ville couverts de monde, et les vieuxremparts sur lesquels je m’étais promené tant de fois en pensant àCatherine. En face de nous, à 1 200 ou 1 500 mètres,étaient rangés deux régiments de lanciers rouges, et un peu àgauche, deux ou trois régiments de chasseurs à cheval, dans lesprairies de la Partha. C’est entre ces régiments que défilaient lesconvois qui venaient de Duben. Plus loin, le long d’une petitecôte, étaient échelonnées les divisions Ricard, Dombrowski, Souhamet plusieurs autres. Elles tournaient le dos à la ville. Des canonsattelés et des caissons – les canonniers, les soldats et du train àcheval –, se tenaient prêts à partir. Enfin, tout à fait derrière,sur la colline, autour d’une de ces vieilles fermes à toiture plateet larges hangars, comme il s’en trouve dans ce pays, brillaientles uniformes de l’état-major.

C’était l’armée de réserve, commandéepar le maréchal Ney ; son aile gauche communiquait avecMarmont, posté sur la route de Hall, et son aile droite avec lagrande armée, commandée par l’Empereur en personne ; de sorteque nos troupes formaient pour ainsi dire un grand cercle autour deLeipzig, et que les ennemis, arrivant de tous les côtés à la fois,cherchaient à se donner la main pour faire un cercle encore plusgrand autour de nous et nous enfermer dans la ville comme dans unesouricière.

En attendant, trois terribles bataillesse livraient en même temps : l’une contre les Autrichiens etles Russes, à Wachau ; l’autre contre les Prussiens, àMockern, sur la route de Hall, et la troisième sur la route deLutzen, pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par le généralGiulay.

Ces choses, je ne les ai sues que plustard ; mais chacun doit raconter ce qu’il a vu lui-même ;de cette façon, le monde connaîtra la vérité.

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