Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 19

 

C’est au milieu de ces pensées que le jourarriva. Rien ne bougeait encore, et Zébédé me dit :

« Quelle chance, si l’ennemi n’avait pasle courage de nous attaquer ! »

Les officiers causaient entre eux d’unarmistice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos coureursentrèrent à bride abattue, criant que l’ennemi s’ébranlait surtoute la ligne et presque aussitôt le canon gronda sur notredroite, le long de l’Elster. Nous étions déjà sous les armes, etnous marchions à travers champs, du côté de la Partha, pourretourner à Schœnfeld. Voilà le commencement de la bataille.

Sur les collines, en avant de la rivière, deuxou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et lacavalerie sur les flancs, attendaient l’ennemi ; plus loin,par-dessus les pointes des baïonnettes, nous voyions les Prussiens,les Suédois et les Russes s’avancer en masses profondes de tous lescôtés : cela n’en finissait plus.

Vingt minutes après, nous arrivions en ligne,entre deux collines, et nous apercevions devant nous cinq ou sixmille Prussiens qui traversaient la rivière en criant tousensemble : « Faterland !Faterland ! » Cela formait un tumulte immense,semblable à celui de ces nuées de corbeaux qui se réunissent pourgagner les pays du nord.

Dans le même moment, la fusillade s’engagead’une rive à l’autre, et le canon se mit à gronder. Le ravin oùcoule la Partha se remplit de fumée ; les Prussiens étaientdéjà sur nous, que nous les voyions à peine avec leurs yeuxfurieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. Alorsnous ne poussâmes qu’un cri jusqu’au ciel : « Vivel’Empereur ! » et nous courûmes sur eux. La mêléedevint épouvantable ; en deux secondes nos baïonnettes secroisèrent par milliers : on se poussait, on reculait, on selâchait des coups de fusil à bout portant, on s’assommait à coupsde crosse, tous les rangs se confondaient… ceux qui tombaient onmarchait dessus, la canonnade tonnait ; et la fumée qui setraînait sur cette eau sombre entre les collines, le sifflement desballes, le pétillement de la fusillade, faisaient ressembler ceravin à un four, où s’engouffraient les hommes comme des bûchespour être consumés.

Nous, c’était le désespoir qui nous poussait,la rage de nous venger avant de mourir ; les Prussiens,c’était l’orgueil de se dire : « Nous allons vaincreNapoléon cette fois ! » Ces Prussiens sont les plusorgueilleux des hommes ; leurs victoires de Gross-Beeren et dela Katzbach les avaient rendus comme fous. Mais il en resta dans larivière… oui, il en resta ! Trois fois ils passèrent l’eau etcoururent sur nous en masse. Nous étions bien forcés de reculer, àcause de leur grand nombre, et quels cris ils poussaientalors ! On aurait dit qu’ils voulaient nous manger… C’est unevilaine race… Leurs officiers, l’épée en l’air entre lesbaïonnettes serrées, répétaient cent fois :« Forwertz ! Forwertz ! » et touss’avançaient comme un mur, avec grand courage, on ne peut pas direle contraire. Nos canons les fauchaient, ils avançaienttoujours ; mais au haut de la colline nous reprenions unnouvel élan et nous les bousculions jusque dans la rivière. Nousles aurions tous massacrés sans une de leurs batteries, en avant deMockern, qui nous prenait en écharpe et nous empêchait de lespoursuivre trop loin.

Cela dura jusqu’à deux heures ; la moitiéde nos officiers étaient hors de combat ; le commandant Gémeauétait blessé, le colonel Lorain tué, et tout le long de la rivièreon ne voyait que des morts entassés et des blessés qui setraînaient pour sortir de la bagarre ; quelques-uns, furieux,se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup debaïonnette ou lâcher un dernier coup de fusil. On n’a jamais rienvu de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à la file, lesuns montrant leur figure, les autres le dos, d’autres les pieds.Ils se suivaient comme des flottes de bois, et personne n’y faisaitseulement attention. On aurait dit que la même chose ne pouvait pasnous arriver d’une minute à l’autre.

Ce grand carnage se passait tout le longde la Partha, depuis Schœnfeld jusqu’à Grossdorf.

Les Suédois et les Prussiens finirentpar remonter la rivière pour nous tourner plus haut, et des massesde Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n’étaient pas fâchésd’aller voir ailleurs.

Les Russes se formèrent sur deuxcolonnes ; ils descendirent au ravin l’arme au bras, dans unordre admirable, et nous donnèrent l’assaut deux fois avec unegrande bravoure, mais sans pousser des cris de bêtes comme lesPrussiens. Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont au-dessusde Schœnfeld ; la canonnade allait toujours en augmentant. Detous les côtés où s’étendaient les yeux, à travers la fumée, on nevoyait que des ennemis qui se resserraient ; quand nous avionsrepoussé une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupesfraîches : c’était toujours à recommencer.

Entre deux ou trois heures, on appritque les Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé la rivièreau-dessus de Grossdorf, et qu’ils venaient nous prendre àrevers ; ça leur plaisait beaucoup mieux que de nous attaqueren face. Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de front,l’aile droite en arrière. Notre division resta toujours appuyée surSchœnfeld ; mais toutes les autres se retirèrent de la Parthapour s’étendre dans la plaine, et toute l’armée ne forma plusqu’une ligne autour de Leipzig.

Les Russes, derrière la route deMockern, préparaient leur troisième attaque vers troisheures ; nos officiers prenaient de nouvelles dispositionspour les recevoir, lorsqu’une sorte de frisson passa d’un bout del’armée à l’autre, et tout le monde apprit en quelques minutes queles seize mille Saxons et la cavalerie wurtembergeoise – au centrede notre ligne –, venaient de passer à l’ennemi, et que, même avantd’arriver à distance, ils avaient eu l’infamie de tourner lesquarante pièces de canon qu’ils emmenaient avec eux contre leursanciens frères d’armes de la division Durutte.

Cette trahison, au lieu de nous abattre,augmenta tellement notre fureur que, si l’on nous avait écoutés,nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer.

Ces Saxons-là disent qu’ils défendaientleur patrie ; eh bien, c’est faux. Ils n’avaient qu’à nousquitter sur la route de Duben ; qui les en empêchait ?Ils n’avaient qu’à faire comme les Bavarois et se déclarer avant labataille. Ils pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi refuserle service ; mais ils nous trahissaient parce que la chancetournait contre nous. S’ils avaient vu que nous allions gagner, ilsauraient toujours été nos bons amis pour avoir leur part, commeaprès Iéna et Friedland. Voilà ce que chacun pensait, et voilàpourquoi ces Saxons seront des traîtres dans les siècles dessiècles. Non seulement ils abandonnèrent leurs amis dans lemalheur, mais ils les assassinèrent pour se faire bien venir desautres. Dieu est juste : leurs nouveaux alliés eurent un telmépris d’eux qu’ils partagèrent la moitié de leur pays après labataille. Les Français ont ri de la reconnaissance des Prussiens,des Autrichiens et des Russes.

Depuis ce moment jusqu’au soir, cen’était plus une guerre humaine qu’on se faisait, c’était uneguerre de vengeance. Le nombre devait nous écraser, mais les alliésdevaient payer chèrement leur victoire.

À la nuit tombante, pendant que deuxmille pièces de canon tonnaient ensemble, nous recevions notreseptième attaque dans Schœnfeld : d’un côté les Russes et del’autre côté les Prussiens nous refoulaient dans ce grand village.Nous tenions dans chaque maison, dans chaque ruelle ; les murstombaient sous les boulets, les toits s’affaissaient. On ne criaitplus comme au commencement de la bataille ; on était froid etpâle à force de rage. Les officiers avaient ramassé des fusils etremis la vieille giberne ; ils déchiraient la cartouche commele soldat.

Après les maisons, on défendit lesjardins et le cimetière où j’avais couché la veille ; il yavait alors plus de morts dessus que dessous terre. Ceux quitombaient ne se plaignaient pas ; ceux qui restaient seréunissaient derrière un mur, un tas de décombres, une tombe.Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quelqu’un.

Il faisait nuit lorsque le maréchal Neyamena, de je ne sais où, du renfort : ce qui restait de ladivision Ricard et de la deuxième de Souham. Tous les débris de nosrégiments se réunirent, et l’on rejeta les Russes de l’autre côtédu vieux pont, qui n’avait plus de rampe à force d’avoir étémitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de douze, et jusqu’àsept heures on se canonna dans cet endroit. Les restes du bataillonet de quelques autres en arrière soutenaient les pièces, et je merappelle que leur feu s’étendait sous le pont comme des éclairs, etqu’on voyait alors les chevaux et les hommes tués s’engouffrerpêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne durait qu’une seconde,mais c’étaient de terribles visions !

À sept heures et demie, comme des massesde cavalerie s’avançaient sur notre gauche, et qu’on les voyaittourbillonner autour de deux grands carrés qui se retiraient pas àpas, nous reçûmes enfin l’ordre de la retraite. Il ne restait plusque deux ou trois mille hommes à Schœnfeld avec les six pièces.Nous revînmes à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous allâmesbivaquer autour de Rendnitz. Zébédé vivait encore ; comme nousmarchions l’un près de l’autre en silence depuis vingt minutes,écoutant la canonnade qui continuait du côté de l’Elster malgré lanuit, tout à coup il me dit :

« Comment sommes-nous encore là,Joseph, quand tant de milliers d’autres près de nous sontmorts ? Maintenant nous ne pouvons plusmourir. »

Je ne répondais rien.

« Quelle bataille ! fit-il.Est-ce qu’on s’est jamais battu de cette façon avant nous ?C’est impossible. »

Il avait raison, c’était une bataille degéants. Depuis dix heures du matin jusqu’à sept heures du soir,nous avions tenu tête à trois cent soixante mille hommes sansreculer d’une semelle, et nous n’étions pourtant que cent trentemille ! On n’avait jamais rien vu de pareil. – Dieu me gardede dire du mal des Allemands, ils combattaient pour l’indépendancede leur patrie, mais je trouve qu’ils ont tort de célébrer tous lesans l’anniversaire de la bataille de Leipzig : quand on étaittrois contre un, il n’y a pas de quoi se vanter.

En approchant de Rendnitz, nousmarchions sur des tas de morts ; à chaque pas nousrencontrions des canons démontés, des caissons renversés, desarbres hachés par la mitraille. C’est là qu’une division de lajeune garde et les grenadiers à cheval, conduits par Napoléonlui-même, avaient arrêté les Suédois qui s’avançaient dans le videformé par la trahison des Saxons. – Deux ou trois vieilles baraquesqui finissaient de brûler en avant du village éclairaient cespectacle. Les grenadiers à cheval étaient encore à Rendnitz, maisune foule d’autres troupes débandées allaient et venaient dans lagrande rue. On n’avait pas fait la distribution des vivres, chacuncherchait à manger et à boire.

Comme nous défilions devant une grandemaison de poste, nous vîmes derrière le mur d’une cour deuxcantinières qui versaient à boire du haut de leurs charrettes. Il yavait là des chasseurs, des cuirassiers, des lanciers, deshussards, de l’infanterie de ligne et de la garde, tous pêle-mêle,déchirés, les shakos et les casques défoncés, sans plumets, criblésde coups. Tous ces gens semblaient affamés.

Deux ou trois dragons, debout sur lepetit mur, près d’un pot rempli de poix qui brûlait, les brascroisés sous leurs longs manteaux blancs, étaient couverts de sangcomme des bouchers.

Aussitôt Zébédé, sans rien dire, mepoussa du coude, et nous entrâmes dans la cour, pendant que lesautres poursuivaient leur chemin. Il nous fallut un quart d’heurepour arriver près de la charrette. Je levai un écu de sixlivres ; la cantinière, à genoux derrière sa tonne, me tenditun grand verre d’eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, enprenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui levida.

Nous eûmes ensuite de la peine à sortirde cette foule, on se regardait d’un air sombre, on se faisaitplace des épaules et des coudes, et c’est là qu’on pouvait dire –en voyant ces faces dures, ces yeux creux, ces mines terriblesd’hommes qui viennent de traverser mille morts et quirecommenceront demain : – « Chacun pour soi… Dieu pourtous ! »

En remontant le village, Zébédé medit :

« Tu as du pain ?

– Oui. »

Je cassai le pain en deux et je lui endonnai la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendaitencore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avionsrattrapé la queue de la colonne, et nous reconnûmes le bataillon aucapitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrâmesdans les rangs sans que personne eût remarqué notreabsence.

Plus on approchait de la ville, plus onrencontrait de détachements, de canons et de bagages, qui sedépêchaient d’arriver à Leipzig.

Vers dix heures nous traversions lefaubourg de Rendnitz. Le général de brigade Fournier prit notrecommandement et nous donna l’ordre d’obliquer à gauche. À minuitnous arrivâmes dans les grandes promenades qui longent la Pleisse,et nous fîmes halte sous les vieux tilleuls dépouillés. On formales faisceaux. Une longue file de feux tremblotaient dans lebrouillard jusqu’au faubourg de Ranstadt. Quand la flamme montait,elle éclairait des groupes de lanciers polonais, des lignes dechevaux, des canons et des fourgons, et, de loin en loin, quelquessentinelles immobiles dans la brume comme des ombres. De grandesrumeurs s’élevaient en ville, elles semblaient augmenter toujours,et se confondaient avec le roulement sourd de nos convois sur lepont de Lindenau. C’était le commencement de la retraite. – Alorschacun mit son sac au pied d’un arbre et s’étendit dessus, le brasreplié sous l’oreille. Un quart d’heure après, tout le mondedormait.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer