Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 14

 

Je me réveillai dans la nuit, au milieu dusilence. Des nuages traversaient le ciel, et la lune regardait levillage abandonné, les canons renversés et les tas de morts, commeelle regarde, depuis le commencement du monde, l’eau qui coule,l’herbe qui pousse et les feuilles qui tombent en automne. Leshommes ne sont rien auprès des choses éternelles ; ceux quivont mourir le comprennent mieux que les autres.

Je ne pouvais plus bouger, et je souffraisbeaucoup ; mon bras droit seul remuait encore. Pourtant jeparvins à me dresser sur le coude, et je vis les morts entassésjusqu’au fond de la ruelle. La lune donnait dessus ; ilsétaient blancs comme de la neige : les uns la bouche et lesyeux tout grands ouverts ; les autres la face contre terre, lagiberne et le sac au dos, la main cramponnée au fusil. Je voyaiscela d’une façon effrayante, mes dents en claquaientd’épouvante.

Je voulus appeler au secours ; j’entendiscomme un faible cri d’enfant qui sanglote, et je m’affaissai dedésespoir. Mais ce faible cri que j’avais poussé dans le silence enéveillait d’autres de proche en proche, cela gagnait de tous lescôtés : tous les blessés croyaient entendre arriver dusecours, et ceux qui pouvaient encore se plaindre appelaient. Cescris durèrent quelques instants, puis tout se tut, et je n’entendisplus qu’un cheval souffler lentement près de moi, derrière la haie.Il voulait se lever, je voyais sa tête se dresser au bout de sonlong cou, puis il retombait.

Moi, par l’effort que je venais de faire, mablessure s’était rouverte, et je sentais de nouveau le sang coulersous mon bras. Alors je fermai les yeux pour me laisser mourir, ettoutes les choses lointaines, depuis le temps de ma premièreenfance, – les choses du village, lorsque ma pauvre mère me tenaitdans ses bras et qu’elle chantait pour m’endormir, la petitechambre, la vieille alcôve, notre chien Pommer, qui jouait avec moiet me roulait à terre, le père qui rentrait le soir tout joyeux, lahache sur l’épaule, et qui me prenait dans ses larges mains enm’embrassant, – toutes ces choses me revinrent comme unrêve !

Je pensais : « Ah ! pauvrefemme… pauvre père !… si vous aviez su que vous éleviez votreenfant avec tant d’amour et de peines, pour qu’il pérît un jourmisérablement, seul, loin de tout secours !… quellesn’auraient pas été votre désolation et vos malédictions contre ceuxqui l’ont réduit à cet état !… Ah ! si vous étiezlà !… si je pouvais seulement vous demander pardon des peinesque je vous ai données ! »

Et, songeant à cela, les larmes me couvraientla figure, ma poitrine se gonflait ; longtemps je sanglotaitout bas en moi-même.

La pensée de Catherine, de la tante Grédel, dubon M. Goulden, me vint aussi bientôt, et ce fut quelque chosed’épouvantable ! c’était comme un spectacle qui se passe sousvos yeux : je voyais leur étonnement et leurs craintes enapprenant la grande bataille, la tante Grédel qui courait tous lesjours sur la route pour aller voir à la poste ; pendant queCatherine l’attendait en priant ; et M. Goulden, seuldans sa chambre, qui lisait dans la gazette que le 3e corps avaitplus donné que les autres : il se promenait la tête penchée ets’asseyait bien tard à l’établi, tout rêveur. Mon âme était là-basavec eux ; elle attendait en quelque sorte devant la posteavec la tante Grédel, elle retournait au village abattue, ellevoyait Catherine dans la désolation.

Puis, un matin, le facteur Rœdig passait auxQuatre-Vents, avec sa blouse et son petit sac de cuir ; ilouvrait la porte de la salle et tendait un grand papier à la tanteGrédel, qui restait toute saisie, Catherine debout derrière elle,pâle comme une morte : et c’était mon acte de décès qui venaitd’arriver ! J’entendais les sanglots déchirants de Catherineétendue à terre, et les malédictions de la tante Grédel – sescheveux gris défaits –, criant qu’il n’y avait plus de justice…qu’il vaudrait mieux pour les honnêtes gens n’être jamais venus aumonde, puisque Dieu les abandonne ! – Le bon père Gouldenarrivait pour les consoler ; mais, en entrant, il se mettait àsangloter avec elles, et tous pleuraient dans une désolationinexprimable, criant :

« Ô pauvre Joseph ! pauvreJoseph ! »

Cela me déchirait le cœur.

L’idée me vint aussi que trente ou quarantemille familles en France, en Russie, en Allemagne, allaientrecevoir la même nouvelle, et plus terrible encore, puisqu’un grandnombre des malheureux étendus sur le champ de bataille avaient leurpère et mère ; je me représentais cela comme une abomination,comme un grand cri du genre humain qui monte au ciel.

C’est alors que je me rappelai ces pauvresfemmes de Phalsbourg, qui priaient dans l’église à la granderetraite de Russie, et que je compris ce qui se passait dans leurâme !… Je pensais que Catherine irait bientôt là ;qu’elle prierait des années et des années en songeant à moi… Oui,je pensais cela, car je savais que nous nous aimions depuis notreenfance, et qu’elle ne pourrait jamais m’oublier. Monattendrissement était si grand, qu’une larme suivait l’autre surmes joues ; et cela me faisait pourtant du bien d’avoir cetteconfiance en elle et d’être sûr qu’elle conserverait son amourjusque dans la vieillesse, qu’elle m’aurait toujours devant lesyeux, et qu’elle n’en prendrait pas un autre.

La rosée s’était mise à tomber vers le matin.Ce grand bruit monotone sur les toits, dans le jardin et la ruelleremplissait le silence. Je songeais à Dieu, qui depuis lecommencement des temps fait les mêmes choses, et dont la puissanceest sans bornes ; qui pardonne les fautes, parce qu’il estbon, et j’espérais qu’il me pardonnerait, en considération de messouffrances.

Comme la rosée était forte, elle finit paremplir le petit ruisseau. De temps en temps on entendait un murtomber dans le village, un toit s’affaisser ; les animaux,effarouchés par la bataille, reprenaient confiance et sortaient aupetit jour : une chèvre bêlait dans l’étable voisine ; ungrand chien de berger, la queue traînante, passa regardant lesmorts ; le cheval, en le voyant, se mit à souffler d’une façonterrible ; il le prenait peut-être pour un loup, et le chiense sauva.

Tous ces détails me reviennent, parce qu’aumoment de mourir on voit tout, on entend tout ; on se dit enquelque sorte : « Regarde… écoute… car bientôt tun’entendras et tu ne verras plus rien en ce monde. »

Mais ce qui m’est resté bien autrement dansl’esprit, ce que je ne pourrais jamais oublier, quand je vivraiscent ans, c’est lorsqu’au loin je crus entendre un bruit deparoles. Oh ! comme je me réveillai… comme j’écoutai… et commeje me levai sur mon bras pour crier : « Ausecours ! » Il faisait encore nuit, et pourtant un peu dejour pâlissait déjà le ciel ; tout au loin, à travers la pluiequi rayait l’air, une lumière marchait au milieu des champs, elleallait au hasard, s’arrêtant ici… là… et je voyais alors des formesnoires se pencher autour ; ce n’étaient que des ombresconfuses, mais d’autres que moi voyaient aussi cette lumière, carde tous côtés des soupirs s’élevaient dans la nuit… des crisplaintifs, des voix si faibles, qu’on aurait dit des petits enfantsqui appellent leur mère !

Mon Dieu, qu’est-ce que la vie ? De quoidonc est-elle faite pour qu’on y attache un si grandprix ?

Ce misérable souffle qui nous fait tantpleurer, tant souffrir, pourquoi donc craignons-nous de le perdreplus que tout au monde ? Que nous est-il donc réservé plustard, puisqu’à la moindre crainte de mort tout frémit ennous ?

Qui sait cela ? Tous les hommes enparlent depuis des siècles et des siècles, tous y pensent etpersonne ne peut le dire.

Moi, dans mon ardeur de vivre, je regardaiscette lueur, comme un malheureux qui se noie regarde le rivage… jeme cramponnais pour la voir, et mon cœur grelottait d’espérance. Jevoulais crier, ma voix n’allait pas plus loin que mes lèvres ;le bruissement de la pluie dans les arbres et sur les toitscouvrait tout, et malgré cela je me disais : « Ilsm’entendent… ils viennent !… » Il me semblait voir lalanterne remonter le sentier du jardin, et la lumière grossir àchaque pas ; mais, après avoir erré quelques instants sur lechamp de bataille, elle entra lentement dans un pli de terrain etdisparut.

Alors je retombai sans connaissance.

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