Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 7

 

Depuis ce jour je n’avais plus la tête à rien.J’essayai d’abord de me remettre à l’ouvrage ; mais sans cessemes pensées étaient ailleurs, et M. Goulden lui-même medit :

« Joseph, laisse cela… profite du peu detemps qui te reste à passer avec nous ; va voir Catherine etla mère Grédel. Je crois toujours qu’on te réformera ; maisque peut-on savoir ? On a tellement besoin de monde, que celarisque de traîner en longueur. »

J’allais donc chaque matin aux Quatre-Vents etje passais mes journées avec Catherine. Nous étions bien tristes,et pourtant bien heureux tout de même de nous voir ; nous nousaimions plus encore qu’avant, si c’est possible. Catherinequelquefois essayait de chanter, comme dans le bon temps, mais toutà coup elle se mettait à pleurer. Alors nous pleurions ensemble, etla tante Grédel recommençait à maudire les guerres qui font lemalheur de tout le monde. Elle disait que le conseil de révisionméritait d’être pendu, que tous ces bandits s’entendaient ensemblepour vous empoisonner l’existence. Cela nous soulageait un peu del’entendre crier, et nous trouvions qu’elle avait raison.

Le soir, je rentrais en ville vers huit ouneuf heures, au moment où l’on fermait les portes, et je voyais, enpassant, toutes les petites auberges pleines de conscrits et devieux soldats réformés qui buvaient ensemble. Les conscritspayaient toujours ; les autres, le bonnet de police crasseuxsur l’oreille, le nez rouge, le vieux col de crin en guise dechemise, se retroussaient les moustaches en racontant d’un airmajestueux leurs batailles, leurs marches et leurs duels.

On ne pouvait rien voir de plus abominable queces trous pleins de fumée, le quinquet sous les poutres sombres,ces vieux ferrailleurs et ces jeunes gens en train de boire, decrier et de taper sur les tables comme des aveugles ; etderrière, dans l’ombre, la vieille Annette Schnaps, ou MarieHéring, la tignasse tordue sur la nuque, le peigne à trois dents entravers, observant ces choses en se grattant la hanche, ou bien envidant un pot à la santé des braves.

C’était triste pour des fils de paysans, desgens honnêtes et laborieux de mener une existence pareille ;mais personne n’avait plus envie de travailler ; on auraitdonné sa vie pour deux liards. À force de crier, de boire et de sedésoler intérieurement, on finissait par s’endormir le nez sur latable, et les vieux vidaient les cruches en chantant :

La gloire nous appelle !

Moi qui voyais ces choses, je bénissais leCiel, dans ma misère, de me donner d’honnêtes gens pour soutenirmon courage et m’empêcher de tomber entre pareilles mains.

Cela se prolongea jusqu’au 25 janvier. Depuisquelques jours, un grand nombre de conscrits italiens, desPiémontais et des Génois étaient arrivés en ville ; les unsgros et gras comme des Savoyards nourris de châtaignes, le grandchapeau pointu sur la tête crépue, le pantalon de bure, teint envert sombre, et la petite veste également de bure, mais couleur debrique, serrés aux reins par une ceinture de cuir. Ils avaient dessouliers énormes, et mangeaient du fromage sur le pouce, assis toutle long de la vieille halle. Les autres, secs, maigres, bruns,grelottaient dans leurs longues souquenilles, rien qu’à voir laneige sur les toits, et regardaient passer les femmes avec degrands yeux noirs et tristes. On les exerçait sur la place tous lesjours à marcher au pas, ils allaient remplir les cadres du 6e légerà Mayence, et se reposaient un peu dans la caserned’infanterie.

Le capitaine des recrues, qui s’appelaitVidal, logeait au-dessus de notre chambre. C’était un homme carré,solide, très ferme, et pourtant aussi très bon et très honnête. Ilvint faire raccommoder la sonnerie de sa montre chez nous, et,quand il sut que j’étais conscrit et que j’avais peur de ne pasrevenir, il m’encouragea disant « que tout n’est qu’habitude…,qu’au bout de cinq ou six mois, on se bat et l’on marche comme onmange de la soupe, et que beaucoup même, s’habituent tellement àtirer des coups de fusil ou de canon sur les gens, qu’ils seconsidèrent comme malheureux lorsqu’ils n’ont pas cettejouissance. »

Mais sa manière de raisonner n’était pas demon goût, d’autant plus que je voyais cinq ou six gros grains depoudre sur une de ses joues, lesquels étaient entrés bien loin dansla peau, et qu’il m’expliqua provenir d’un coup de fusil qu’unRusse lui avait lâché presque sous le nez. Un état pareil medéplaisait de plus en plus, et, comme déjà plusieurs jourss’étaient passés sans nouvelles, je commençais à croire qu’onm’oubliait comme le grand Jacob, du Chèvre-Hof, dont tout le mondeparle encore, à cause de son bonheur extraordinaire. La tanteGrédel elle-même me disait chaque fois que j’allais chez eux :« Eh bien… eh bien… ils veulent donc nous laissertranquilles ! » lorsque, le matin du 25 janvier, aumoment où j’allais partir pour les Quatre-Vents, M. Goulden,qui travaillait à son établi d’un air rêveur, se retourna leslarmes aux yeux et me dit :

« Écoute, Joseph, j’ai voulu te laisserdormir encore tranquillement cette nuit ; mais il fautpourtant que tu le saches, mon enfant : hier soir, lebrigadier de gendarmerie est venu m’apporter ta feuille de route.Tu pars avec les Piémontais et les Génois, et cinq ou six garçonsde la ville : le fils Klipfel, le fils Lœrig, Jean Furst etGaspard Zébédé ; vous partez pour Mayence. »

En entendant cela je sentis mes jambes s’enaller, et je m’assis sans pouvoir répondre un mot. M. Gouldensortit de son tiroir la feuille de route en belle écriture, et semit à la lire lentement. Tout ce que je me rappelle, c’est queJoseph Bertha, natif de Dabo, canton de Phalsbourg, arrondissementde Sarrebourg, était incorporé dans le 6e léger, et qu’il devaitavoir rejoint son corps le 29 janvier, à Mayence.

Cette lettre me produisit un aussi mauvaiseffet que si je n’avais rien su d’avance ; je regardai celacomme quelque chose de nouveau, et j’en fus indigné.

M. Goulden, après un instant de silence,dit encore :

« C’est aujourd’hui que les Italienspartent, vers onze heures. »

Alors, me réveillant comme d’un mauvais rêve,je m’écriai :

« Mais je ne reverrai donc plusCatherine ?

– Si, Joseph, si, dit-il d’une voixtremblante ; j’ai fait prévenir la mère Grédel etCatherine ; ainsi, mon enfant, elles viendront, tu pourras lesembrasser avant de partir. »

Je voyais son chagrin et je m’attendrissaisencore plus, de sorte que j’avais mille peines à m’empêcher defondre en larmes.

Au bout d’une minute il reprit :

« Tu n’as besoin de t’inquiéter de rien,j’ai tout préparé d’avance. Et quand tu reviendras, Joseph, Si Dieuveut que je sois encore de ce monde, tu me trouveras toujours lemême. Voici que je commence à me faire vieux ; mon plus grandbonheur aurait été de te conserver comme un fils, car j’ai trouvédans toi le bon cœur et le bon esprit d’un honnête homme ; jet’aurais cédé mon fonds… nous aurions été bien ensemble… Catherineet toi vous auriez été mes enfants… Mais, puisqu’il en est ainsi,résignons-nous. Tout cela n’est que pour un peu de temps ; tuseras réformé, j’en suis sûr : on verra bientôt que tu ne peuxpas faire de longues marches. »

Tandis qu’il parlait, moi, la tête sur lesgenoux, je sanglotais tout bas.

À la fin, il se leva et sortit de l’armoire unsac de soldat en peau de vache, qu’il posa sur la table. Je leregardais tout abattu, ne songeant à rien qu’au malheur departir.

« Voici ton sac, dit-il, j’ai mislà-dedans tout ce qu’il te faut : deux chemises de toile, deuxgilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux chemises àMayence, c’est tout ce qu’il te faudra ; mais je t’ai faitfaire des souliers, car rien n’est plus mauvais que les souliersdes fournisseurs ; c’est presque toujours du cuir de cheval,qui vous échauffe terriblement les pieds. Tu n’es pas déjà tropsolide sur tes jambes, mon pauvre enfant ; au moins que tun’aies pas cette douleur de plus. Enfin voilà… c’esttout. »

Il posa le sac sur la table et se rassit.

Dehors on entendait les allées et les venuesdes Italiens qui se préparaient à partir. Au-dessus de nous, lecapitaine Vidal donnait des ordres. Il avait son cheval à lacaserne de gendarmerie, et disait à son soldat d’aller voir s’ilétait bien bouchonné, s’il avait reçu son avoine.

Tout ce bruit, tout ce mouvement me produisaitun effet étrange, et je ne pouvais encore croire qu’il fallaitquitter la ville. Comme j’étais ainsi dans le plus grand trouble,voilà que la porte s’ouvre, et que Catherine se jette dans mes brasen gémissant, et que la mère Grédel crie :

« Je te disais bien qu’il fallait tesauver en Suisse… que ces gueux finiraient par t’emmener… Je te ledisais bien… tu n’as pas voulu me croire.

– Mère Grédel, répondit aussitôtM. Goulden, de partir pour faire son devoir, ce n’est pas unaussi grand malheur que d’être méprisé par les honnêtes gens. Aulieu de tous ces cris et de tous ces reproches qui ne servent àrien, vous feriez mieux de consoler et de soutenir Joseph.

– Ah ! dit-elle, je ne lui fais pas dereproches, non ! quoique ce soit terrible de voir des chosespareilles. »

Catherine ne me quittait pas ; elles’était assise à côté de moi, et nous nous embrassions.

« Tu reviendras, faisait-elle en meserrant.

– Oui… oui, lui disais-je tout bas ; ettoi, tu penseras toujours à moi… tu n’en aimeras pas unautre ! »

Alors elle sanglotait en disant :

« Oh ! non, je ne veux jamais aimerque toi ! »

Cela durait depuis un quart d’heure, lorsquela porte s’ouvrit, et que le capitaine Vidal entra, le manteauroulé comme un cor de chasse sur son épaule.

« Eh bien, dit-il, eh bien, et notrejeune homme ?

– Le voilà, répondit M. Goulden.

– Ah ! oui, fit le capitaine, ils sont entrain de se désoler, c’est tout simple… Je me rappelle ça… nouslaissons tous quelqu’un au pays. »

Puis, élevant la voix :

« Allons, jeune homme, du courage !Nous ne sommes plus un enfant, que diable ! »

Il regarda Catherine :

« C’est égal, dit-il à M. Goulden,je comprends qu’il n’aime pas de partir. »

Le tambour battait à tous les coins de la rue,le capitaine Vidal ajouta :

« Nous avons encore vingt minutes pourlever le pied. »

Et, me lançant un coup d’œil :

« Ne manquons pas au premier appel, jeunehomme », fit-il en serrant la main de M. Goulden.

Il sortit ; on entendait son chevalpiaffer à la porte.

Le temps était gris, la tristesse m’accablait,je ne pouvais lâcher Catherine.

Tout à coup le roulement commença ; tousles tambours s’étaient réunis sur la place. M. Goulden,prenant aussitôt le sac par ses courroies, sur la table, dit d’unton grave :

« Joseph ; maintenantembrassons-nous… il est temps. »

Je me redressai tout pâle, il m’attacha le sacsur les épaules. Catherine, assise, la figure dans son tablier,sanglotait. La mère Grédel, debout, me regardait les lèvresserrées.

Le roulement continuait toujours ;subitement il se tut.

« L’appel va commencer », ditM. Goulden en m’embrassant, et tout à coup son cœuréclata ; il se mit à pleurer, m’appelant tout bas son enfantet me disant :

« Courage ! »

La mère Grédel s’assit ; comme je mebaissais vers elle, elle me prit la tête entre ses mains, et,m’embrassant, elle criait :

« Je t’ai toujours aimé, Joseph, depuisque tu n’étais qu’un enfant… je t’ai toujours aimé ! tu nenous as donné que de la satisfaction, et maintenant il faut que tupartes… Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! »

Moi, je ne pleurais plus.

Quand la tante Grédel m’eut lâché, je regardaiCatherine, qui ne bougeait pas, et, m’étant approché, je la baisaisur le cou. Elle ne se leva point, et je m’en allai bien vite,n’ayant plus de force, lorsqu’elle se mit à crier d’une voixdéchirante :

« Joseph !… Joseph ! »

Alors je me retournai ; nous nous jetâmesdans les bras l’un de l’autre, et, quelques instants encore, nousrestâmes ainsi, sanglotant. Catherine ne pouvait plus setenir ; je la posai dans le fauteuil et je partis sans osertourner la tête.

J’étais déjà sur la place, au milieu desItaliens et d’une foule de gens qui criaient et pleuraient enreconduisant leurs garçons, et je ne voyais rien, je n’entendaisrien.

Quand le roulement recommença, je regardai etje vis que j’étais entre Klipfel et Furst, tous deux le sac audos ; leurs parents devant nous, sur la place, pleuraientcomme pour un enterrement. À droite, près de l’Hôtel de Ville, lecapitaine Vidal, à cheval sur sa petite jument grise, causait avecdeux officiers d’infanterie. Les sergents faisaient l’appel et l’onrépondait.

On appela Zébédé, Furst, Klipfel, Bertha, nousrépondîmes comme les autres ; puis le capitainecommanda : « Marche ! » et nous partîmes deux àdeux vers la porte de France.

Au coin du boulanger Spitz, une vieille, aupremier, cria de sa fenêtre, d’une voix étranglée :

« Kasper ! Kasper ! »

C’était la grand-mère de Zébédé ; sonmenton tremblait. Zébédé leva la main sans répondre ; il étaitaussi bien triste et baissait la tête.

Moi, je frémissais d’avance de passer devantchez nous. En arrivant là, mes jambes fléchissaient, j’entendisaussi quelqu’un crier des fenêtres, mais je tournai la tête du côtéde l’auberge du Bœuf-Rouge ; le bruit des tambours couvraittout.

Les enfants couraient derrière nous encriant :

« Les voilà qui partent… Tiens, voilàKlipfel, voilà Joseph ! »

Sous la porte de France, les hommes de garderangés en ligne, l’arme au bras, nous regardèrent défiler. Noustraversâmes l’avancée, puis nos tambours se turent, et noustournâmes à droite. On n’entendait plus que le bruit des pas dansla boue, car la neige fondait.

Nous avions dépassé la ferme de Gerberhoff etnous allions descendre la côte du grand pont, lorsque j’entendisquelqu’un me parler : c’était le capitaine qui me criait duhaut de son cheval :

« À la bonne heure, jeune homme, je suiscontent de vous ! »

En entendant cela, je ne pus m’empêcher derépandre encore des larmes, et le grand Furst aussi ; nouspleurions en marchant. Les autres, pâles comme des morts, nedisaient rien. Au grand pont, Zébédé sortit sa pipe pour fumer.Devant nous, les Italiens parlaient et riaient entre eux, étanthabitués depuis trois semaines à cette existence.

Une fois sur la côte de Metting, à plus d’unelieue de la ville, comme nous allions redescendre, Klipfel metoucha l’épaule, et tournant la tête il me dit :

« Regarde là-bas… »

Je regardai, et j’aperçus Phalsbourg bien loinau-dessous de nous, les casernes, les poudrières, et le clocherd’où j’avais vu la maison de Catherine, six semaines avant, avec levieux Brainstein : tout cela gris, les bois noirs autour.J’aurais bien voulu m’arrêter là quelques instants ; mais latroupe marchait, il fallut suivre. Nous descendîmes à Metting.

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