Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 16

 

Combien de choses nous devions apprendreen ce jour ! À l’hôpital, personne ne s’inquiète derien ; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines deblessés, et qu’on en voit partir autant tous les soirs sur lacivière, cela vous montre l’univers en petit, et l’on pense :« Après nous la fin du monde ! »

Mais, dehors, les idées changent. Endécouvrant la grande rue de Hall, cette vieille ville avec sesmagasins, ses portes cochères encombrées de marchandises, ses vieuxtoits avancés en forme de hangar, ses grosses voitures bassescouvertes de ballots, enfin tout ce spectacle de la vie active descommerçants, j’étais émerveillé. Je n’avais jamais rien vu depareil, et je me disais :

« Voilà bien une ville de commercecomme on se les représente : – pleine de gens industrieuxcherchant à gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses, oùchacun veut s’élever, non pas au détriment des autres, mais entravaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prospéritépour sa famille ; ce qui n’empêche pas tout le monde deprofiter des inventions et des découvertes. Voilà le bonheur de lapaix, au milieu d’une guerre terrible ! »

Et les pauvres blessés qui s’en allaientle bras en écharpe, ou bien traînant la jambe appuyés sur leursbéquilles, me faisaient de la peine à voir.

Je me laissais conduire tout rêveur parmon ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les coins de rue, et medisait :

« Ça, c’est l’égliseSaint-Nicolas ; ça, c’est le grand bâtiment del’Université ; ça, l’hôtel de ville. »

Il se souvenait de tout, ayant déjà vuLeipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait deme répéter :

« Nous sommes ici comme à Metz, àStrasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent dubien. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés qu’onpouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nousemmenaient parfois par trois ou quatre dîner chez eux. On nousdonnait même des bals, on nous appelait les héros d’Iéna. Tu vasvoir comme on nous aime ! Entrons où nous voudrons, partout onnous recevra comme des bienfaiteurs du pays ; c’est nous quiavons nommé leur électeur roi de Saxe, et nous lui avons aussidonné un bon morceau de la Pologne. »

Tout à coup Zimmer s’arrêta devant unepetite porte basse en s’écriant :

« Tiens, c’est la brasserie duMouton-d’Or ! La façade est sur l’autre rue, mais nous pouvonsentrer par ici. Arrive ! »

Je le suivis dans une espèce de conduittortueux, qui nous mena bientôt au fond d’une vieille cour entouréede hautes bâtisses en bousillage, avec de petites galeriesvermoulues sous le pignon, et la girouette au-dessus, comme dans larue du Fossé-des-Tanneurs, à Strasbourg. À droite se trouvait labrasserie : on découvrait les cuves cerclées de fer sur lespoutres sombres, des tas de houblon et d’orge déjà bouillis, etdans un coin, une grande roue à manivelle, où galopait un chienénorme, pour pomper la bière à tous les étages.

Le cliquetis des verres et des cruchesd’étain s’entendait dans une salle à droite, donnant sur la rue deTilly, et, sous les fenêtres de cette salle, s’ouvrait une caveprofonde où retentissait le marteau du tonnelier. La bonne odeur dela jeune bière de mars remplissait l’air, et Zimmer, les yeux levéssur les toits, la face épanouie de satisfaction,s’écria :

« Oui, c’est bien ici que nousvenions, le grand Ferré, servant de gauche, le gros Roussillon etmoi. Dieu du ciel, comme je me réjouis de revoir tout ça,Joséphel ! C’est qu’il y a pourtant six ans depuis.Ce pauvre Roussillon, il a laissé ses os l’année dernière àSmolensk, et le grand Ferré doit être maintenant dans son village,près de Toul, car il a eu la jambe gauche emportée à Wagram. Commetout vous revient, quand on y pense ! »

En même temps il poussa la porte, et nousentrâmes dans une haute salle pleine de fumée. Il me fallut uninstant pour voir, à travers ce nuage gris, une longue file detables entourées de buveurs la plupart en redingote courte etpetite casquette, et les autres en uniforme saxon. C’étaient desétudiants, des jeunes gens de famille, qui viennent à Leipzigétudier le droit, la médecine, et tout ce qu’on peut apprendre, envidant des chopes et menant une vie joyeuse qu’ils appellent dansleur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entreeux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulementaiguisées de quelques lignes ; de sorte qu’ils se font desbalafres à la figure, comme me l’a raconté Zimmer, mais il n’y ajamais de danger pour leur vie. Cela montre le bon sens de cesétudiants, qui savent très bien que la vie est une chose précieuse,et qu’il vaut mieux avoir cinq ou six balafres et même davantageque de la perdre.

Zimmer riait en me racontant ces choses ;son amour de la gloire l’aveuglait ; il disait qu’on feraitaussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de sebattre avec ces lattes rondes au bout.

Enfin nous entrâmes dans la salle, etnous vîmes le plus vieux d’entre ces étudiants – un grand sec, lesyeux creux, le nez rouge, la barbe blonde commençant à déteindre enjaune, à force d’avoir été lavée par la bière –, nous le vîmesdebout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui luipendait en forme de tablier dans la main droite. Il tenait del’autre main une longue pipe de porcelaine.

Tous ses camarades, avec leurs cheveuxblonds retombant en boucles sur le collet de leur petite redingote,l’écoutaient la chope en l’air. Au moment où nous entrions, nousles entendîmes qui répétaient entre eux :

« Faterland !Faterland ! »

Ils trinquaient avec les soldats saxons,pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sachope ; et le gros brasseur, la tête grise et crépue, le nezépaté, les yeux ronds et les joues en forme de citrouille, criaitd’une voix grasse :

« Gesoundheit !Gesoundheit ! »

À peine eûmes-nous fait quatre pas dansla fumée que tout se tut.

« Allons, allons, camarades,s’écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez à lire, quediable ! Nous ne serons pas fâchés non plus d’apprendre dunouveau. »

Mais ces jeunes gens ne voulurent pasprofiter de notre invitation, et le vieux descendit de la table enrepliant sa gazette, qu’il mit dans sa poche.

« C’était fini, dit-il, c’étaitfini.

– Oui, c’était fini », répétèrentles autres en se regardant d’un air singulier.

Deux ou trois soldats saxons sortirentaussitôt comme pour aller prendre l’air dans la cour, etdisparurent.

Le gros tavernier nousdemanda :

« Vous ne savez peut-être pas quela grande salle est sur la rue de Tilly ?

– Si, nous le savons bien, réponditZimmer, mais j’aime mieux cette petite salle. C’est ici que nousvenions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelqueschopes en l’honneur d’Iéna et d’Auerstaedt. Cette salle me rappellede bons souvenirs.

– Ah !… comme vous voudrez, commevous voudrez, dit le brasseur. C’est de la bière de mars que vousdemandez ?

– Oui, deux chopes et lagazette.

– Bon !bon ! »

Il nous servit les deux chopes, etZimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants,qui s’excusaient en s’en allant les uns après les autres. Jesentais que tous ces gens-là nous portaient une haine d’autant plusterrible, qu’ils n’osaient la montrer tout de suite.

Dans la gazette, qui venait de France,on ne parlait que d’un armistice, après deux nouvelles victoires àBautzen et à Wurtschen. Nous apprîmes alors que cet armistice avaitcommencé le 6 juin, et qu’on tenait des conférences à Prague, enBohême, pour arranger la paix.

Naturellement cela me faisaitplaisir ; j’espérais qu’on renverrait au moins les estropiéschez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut,remplissait toute la salle de ses réflexions ; ilm’interrompait à chaque ligne et disait :

« Un armistice !… Est-ce quenous avions besoin d’un armistice, nous ? Est-ce qu’aprèsavoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lutzen, à Bautzen et àWurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond encomble ? Est-ce que, s’ils nous avaient battus, ils nousdonneraient un armistice, eux ? Ça, – vois-tu, Joseph, c’estle caractère de l’Empereur, il est trop bon… il est trop bon !C’est son seul défaut. Il a fait la même chose après Austerlitz, etnous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis qu’ilest trop bon. Ah ! s’il n’était pas si bon, nous serionsmaîtres de toute l’Europe. »

En même temps il regardait à droite et àgauche, pour demander l’avis des autres. Mais on nous faisait desmines du diable, et personne ne voulait répondre.

Finalement Zimmer se leva.

« Partons, Joseph, dit-il. Moi, jene me connais pas en politique ; mais je soutiens que nous nedevions pas accorder d’armistice à ces gueux ; puisqu’ils sontà terre, il fallait leur passer sur le ventre. »

Après avoir payé, nous sortîmes, etZimmer me dit :

« Je ne sais pas ce que ces gensont aujourd’hui ; nous les avons dérangés dans quelquechose.

– C’est bien possible, lui répondis-je.Ils n’avaient pas l’air aussi bons garçons que tu leracontais.

– Non, fit-il. Ces gens gens-là,vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants que j’ai vus.Ceux-là passaient en quelque sorte leur existence à la brasserie.Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leurjournée ; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contredes gaillards pareils. Cinq ou six d’entre eux qu’on appelaitsenior avaient la barbe grise et l’air vénérable. Nouschantions ensemble Fanfan-la-Tulipe et le RoiDagobert, qui ne sont pas des chansons politiques ; maisceux-ci ne valent pas les anciens. »

J’ai souvent pensé depuis à ce que nous avionsvu ce jour-là, et je suis sûr que ces étudiants faisaient partie duTugend-Bund.

En rentrant à l’hôpital, après avoir bien dînéet bu chacun notre bouteille de bon vin blanc à l’auberge de laGrappe, dans la rue de Tilly, nous apprîmes, Zimmer et moi, quenous irions coucher le soir même à la caserne de Rosenthâl. C’étaitune espèce de dépôt des blessés de Lutzen, lorsqu’ils commençaientà se remettre. On y vivait à l’ordinaire comme en garnison ;il fallait répondre à l’appel du matin et du soir. Le reste dutemps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venaitpasser la visite, et, quand vous étiez remis, vous receviez unefeuille de route pour aller rejoindre votre corps.

On peut s’imaginer la position de douzeà quinze cents pauvres diables, habillés de capotes grises àboutons de plomb, coiffés de gros shakos en forme de pots defleurs, et chaussés de souliers usés par les marches et lescontremarches, pâles, minables, et la plupart sans le sou, dans uneville riche comme Leipzig. Nous ne faisions pas grande figure parmices étudiants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes riantes, qui,malgré toute notre gloire, nous regardaient comme desva-nu-pieds.

Toutes les belles choses que m’avaitracontées mon camarade rendaient cette situation encore plus tristepour moi.

Il est vrai que dans le temps on nousavait bien reçus ; mais nos anciens ne s’étaient pas toujourshonnêtement conduits avec des gens qui les traitaient en frères, etmaintenant on nous fermait la porte au nez. Nous étions réduits àcontempler du matin au soir les places, les églises et lesdevantures des charcutiers, qui sont très belles en cepays.

Nous cherchions toutes sortes dedistractions ; les vieux jouaient à la drogue, lesjeunes au bouchon. Nous avions aussi, devant la caserne, le jeu duchat et du rat. C’est un piquet planté dans la terre, auquel setrouvent attachées deux cordes ; le rat tient l’une de cescordes et le chat l’autre. Ils ont les yeux bandés ; le chatest armé d’une trique, et tâche de rencontrer le rat, qui dressel’oreille et l’évite tant qu’il peut. Ils tournent ainsi sur lapointe des pieds, et donnent le spectacle de leur finesse à toutela compagnie.

Zimmer me disait qu’autrefois les bonsAllemands venaient voir ce spectacle en foule, et qu’on lesentendait rire d’une demi-lieue, lorsque le chat touchait le ratavec sa trique. Mais les temps étaient bien changés ; le mondepassait sans même tourner la tête : nous perdions nos peines àvouloir l’intéresser en notre faveur.

Durant les six semaines que nous restâmes àRosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent le tour de la villepour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt,et nous poussions jusqu’à Lindenau, sur la route de Lutzen. Cen’étaient que ponts, marais, petites îles boisées à perte de vue.Là-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de laCarpe, et nous l’arrosions d’une bouteille de vin blanc. On nenous donnait plus rien à crédit, comme après Iéna ; je croisqu’au contraire l’aubergiste nous aurait fait payer double ettriple, en l’honneur de la patrie allemande, si mon camaraden’avait connu le prix des œufs, du lard et du vin, comme le premierSaxon venu.

Le soir, quand le soleil se couche derrièreles roseaux de l’Elster et de la Pleisse, nous rentrions en villeau chant mélancolique des grenouilles, qui vivent dans ces maraispar milliards.

Quelquefois nous faisions halte, lesbras croisés sur la balustrade d’un pont, et nous regardions lesvieux remparts de Leipzig, ses églises, ses antiques masures et sonchâteau de Plessenbourg, éclairés en rouge par le crépuscule :la ville s’avance en pointe à l’embranchement de la Pleisse et dela Partha qui se rencontrent au-dessus. Elle est en formed’éventail ; le faubourg de Hall se trouve à la pointe, et lessept autres faubourgs forment les branches de l’éventail. Nousregardions aussi les mille bras de l’Elster et de la Pleisse,croisés comme un filet entre les îles déjà sombres, tandis quel’eau brillait comme de l’or, et nous trouvions cela trèsbeau.

Mais, si nous avions su qu’il nousfaudrait un jour traverser ces rivières sous le canon des ennemis,après avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante desbatailles, et que des régiments entiers disparaîtraient dans ceseaux qui nous réjouissaient alors les yeux, je crois que cette vuenous aurait rendus bien tristes.

D’autres fois nous remontions la rive dela Pleisse jusqu’à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus d’une lieue, etpartout la plaine était couverte de moissons que l’on se dépêchaitde rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pasnous voir ; quand nous leur demandions un renseignement, ilsavaient l’air de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours sefâcher ; je le retenais en lui disant que ces gueux necherchaient qu’un prétexte pour nous tomber dessus, et qued’ailleurs nous avions l’ordre de ménager lespopulations.

« C’est bon ! faisait-il, sila guerre se promène par ici… gare ! Nous les avons comblés debiens… et voilà comme ils nous reçoivent. »

Mais ce qui montre encore mieux lamalveillance du monde à notre égard, c’est ce qui nous arriva lelendemain du jour où finit l’armistice. Ce jour-là, vers onzeheures, nous voulions nous baigner dans l’Elster. Nous avions déjàjeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur laroute de Connewitz, lui cria :

« Hé ! camarade, il n’y a pasde danger, ici ?

– Non, non, entrez hardiment, réponditcet homme, c’est un bon endroit. »

Et Zimmer, étant entré sans défiance,descendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais son bras gaucheétait encore faible la force du courant l’entraîna, sans lui donnerle temps de s’accrocher aux branches des saules qui pendaient dansl’eau. Si par bonheur une espèce de gué ne s’était pas rencontréplus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deuxîles de vase, d’où jamais il n’aurait pu sortir.

Le paysan s’était arrêté sur la routepour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je merhabillai bien vite, en lui montrant le poing ; mais il se mità rire et gagna le village d’un bon pas.

Zimmer ne se possédait plusd’indignation ; il voulait courir à Connewitz et tâcher dedécouvrir ce gueux ; malheureusement c’était impossible :allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre centsbaraques ! Et d’ailleurs, quand on l’aurait trouvé, qu’est-ceque nous pouvions faire ?

Enfin nous descendîmes à l’endroit oùl’on avait pied, et la fraîcheur de l’eau nous calma.

Je me rappelle qu’en rentrant à Leipzig,Zimmer ne fit que parler de vengeance.

« Tout le pays est contre nous,disait-il ; les bourgeois nous font mauvaise mine, les femmesnous tournent le dos, les paysans veulent nous noyer, lesaubergistes nous refusent le crédit, comme si nous ne les avionspas conquis trois ou quatre fois, et tout cela vient de notre bontétout à fait extraordinaire : nous aurions dû déclarer que noussommes les maîtres ! – Nous avons accordé aux Allemands desrois et des princes ; nous avons même fait des ducs des comteset des barons avec les noms de leurs villages, nous les avonscomblés d’honneurs, et voilà maintenant leurreconnaissance !

« Au lieu de nous ordonner derespecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirssur le monde ; alors tous ces bandits changeraient de figureet nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout. Onfait d’abord les conscrits par force ; car si on ne lesforçait pas de partir, tous resteraient à la maison. Avec lesconscrits on fait des soldats par force, en leur expliquant ladiscipline ; avec des soldats on gagne des batailles parforce, et alors les gens vous donnent tout par force : ilsvous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros,parce qu’ils ont peur. Voilà !

« Mais l’Empereur est trop bon…S’il n’était pas si bon, je n’aurais pas risqué de me noyeraujourd’hui ; rien qu’en voyant mon uniforme, ce paysan auraittremblé de me dire un mensonge. »

Ainsi parlait Zimmer ; et ceschoses sont encore présentes à ma mémoire ; elles se passaientle 12 août 1813.

En rentrant à Leipzig, nous vîmes lajoie peinte sur la figure des habitants ; elle n’éclatait pasouvertement ; mais les bourgeois, en se rencontrant dans larue, s’arrêtaient et se donnaient la main ; les femmesallaient se rendre visite l’une à l’autre ; une espèce desatisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux desservantes, des domestiques et des plus misérablesouvriers.

« On croirait que les Allemandssont joyeux ; ils ont tous l’air de bonne humeur.

– Oui, lui répondis-je, cela vient dubeau temps et de la rentrée des récoltes. »

C’était vrai, le temps était trèsbeau ; mais, en arrivant à la caserne de Rosenthâl, nousaperçûmes nos officiers sous la grande porte, causant entre euxavec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passantss’approchaient pour entendre. – On nous dit que les conférences dePrague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi denous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommesde plus sur les bras.

J’ai su depuis que nous étions alorstrois cent mille hommes contre cinq cent vingt mille, et que, parminos ennemis, se trouvaient deux anciens généraux français, Moreauet Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres ; maisnous l’ignorions encore, et nous étions sûrs de remporter lavictoire, puisque nous n’avions jamais perdu de bataille. Du reste,la mauvaise mine qu’on nous faisait ne nous inquiétait pas :en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelquesorte comptés pour rien ; on ne leur demande que de l’argentet des vivres, qu’ils donnent toujours, parce qu’ils savent qu’à lamoindre résistance on leur prendrait jusqu’au derniersou.

Le lendemain de cette grande nouvelle,il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, à peuprès remis, reçurent l’ordre de rejoindre leurs corps. Ils s’enallaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les unsla route d’Altenbourg, qui remonte l’Elster, les autres celle deWurtzen, plus à gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-mêmedemandé à partir. Je l’accompagnai jusque hors des portes, et puisnous nous embrassâmes tout attendris. Moi je restai, mon bras étaitencore trop faible.

Nous n’étions plus que cinq ou sixcents, parmi lesquels un certain nombre de maîtres d’armes, deprofesseurs de danse et d’élégance française, de ces gaillards quiforment en quelque sorte le fond de tous les dépôts. Je ne tenaispas à les connaître, et mon unique consolation était de songer àCatherine, et quelquefois à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé,dont je ne recevais aucune nouvelle.

C’était une existence bien triste ;les gens nous regardaient d’un œil mauvais ; ils n’osaientrien dire, sachant que l’armée française se trouvait à quatrejournées de marche, et Blücher et Schwartzenberg beaucoup plusloin. Sans cela, comme ils nous auraient pris à lagorge !

Un soir, le bruit courut que nousvenions de remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut uneconsternation générale, les habitants ne sortaient plus de chezeux. J’allais lire la gazette à l’auberge de la Grappe, dans la ruede Tilly. Les journaux français restaient tous sur la table ;personne ne les ouvrait que moi.

Mais la semaine suivante, aucommencement de septembre, je vis le même changement sur lesfigures que le jour où les Autrichiens s’étaient déclarés contrenous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui était vrai,comme je l’appris plus tard, car les gazettes de Paris n’endisaient rien.

Le temps s’était mis à la pluie à la find’août ; l’eau tombait à verse. Je ne sortais plus de lacaserne. Souvent, assis sur mon lit – regardant par la fenêtrel’Elster bouillonner sous l’ondée, et les arbres des petites îlesse pencher sous les grands coups de vent –, je pensais :« Pauvres soldats !… pauvres camarades !… quefaites-vous à cette heure ?… où êtes-vous ? Sur la granderoute peut-être, au milieu des champs ! »

Et malgré mon chagrin de vivre là, je metrouvais moins à plaindre qu’eux. Mais un jour le vieux chirurgienTardieu fit son tour et me dit :

« Votre bras est solide… Voyons,levez-moi cela… Bon… bon ! »

Le lendemain, à l’appel, on me fitpasser dans une salle où se trouvaient des effets d’habillement,des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je reçus unfusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le6e, à Gauernitz, sur l’Elbe. C’était le 1er octobre. Nous nousmîmes en marche douze ou quinze ensemble ; un fourrier du 27enommé Poitevin nous conduisait.

En route, tantôt l’un, tantôt l’autrechangeait de direction pour rejoindre son corps ; maisPoitevin, quatre soldats d’infanterie et moi, nous continuâmesnotre chemin jusqu’au village de Gauernitz.

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