Histoire d’un conscrit de 1813

Chapitre 6

 

Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourgle matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage. Aujourd’hui, c’estquelque chose de perdre à la conscription, d’être forcéd’abandonner ses parents, ses amis, son village, ses bœufs et sesterres, pour aller apprendre, Dieu sait où : « – Une…deusse !… une… deusse !… Halte !… Tête droite… têtegauche… fixe !… Portez armes !… etc. » – Oui,c’est quelque chose, mais on en revient ; on peut se dire avecquelque confiance : « Dans sept ans, je retrouverai monvieux nid, mes parents et peut-être aussi mon amoureuse… J’aurai vule monde… J’aurai même des titres pour être garde forestier ougendarme ! » Cela console les gens raisonnables. Maisdans ce temps-là, quand vous aviez le malheur de perdre, c’étaitfini ; sur cent, souvent pas un ne revenait : l’idée departir définitivement ne pouvait presque pas vous entrer dans latête.

Ce jour-là donc, ceux du Harberg, de Garbourget des Quatre-Vents devaient tirer les premiers, ensuite ceux de laville, ensuite ceux de Wéchem et de Mittelbronn.

De bon matin je fus debout, et les deux coudessur l’établi, je me mis à regarder tous ces gens défiler : cesgarçons en blouse, ces pauvres vieux en bonnet de coton et petiteveste, ces vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos courbé, lafigure défaite, le bâton ou le parapluie sous le bras. Ilsarrivaient par familles. M. le sous-préfet de Sarrebourg, encollet d’argent, et son secrétaire, descendus la veille auBœuf-Rouge, regardaient aussi par la fenêtre.

Vers huit heures, M. Goulden se mit àl’ouvrage, après avoir déjeuné ; moi je n’avais rien pris, etje regardais toujours, quand M. le maire Parmentier et sonadjoint vinrent chercher M. le sous-préfet.

Le tirage commença sur les neuf heures, etbientôt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl et le violon dugrand Andrès retentir dans les rues. Ils jouaient la marche desSuédois ; c’est sur cet air que des milliers depauvres diables ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Lesconscrits dansaient, ils se balançaient bras dessus, bras dessous,ils poussaient des cris à fendre les nuages, et frappaient la terredu talon en secouant leurs chapeaux, essayant de paraître joyeuxtandis qu’ils avaient la mort dans l’âme… enfin, c’est lamode ; et le grand Andrès, sec, raide, jaune comme du bois,avec son camarade tout rond, les joues gonflées jusqu’aux oreilles,ressemblaient à ces êtres qui vous conduisent au cimetière, encausant entre eux de choses indifférentes.

Cette musique, ces cris me rendaienttriste.

Je venais de mettre mon habit à queue de morueet mon castor pour sortir, lorsque la tante Grédel et Catherineentrèrent en disant :

« Bonjour, monsieur Goulden ! nousarrivons pour la conscription. »

Je vis tout de suite combien Catherine avaitpleuré, ses yeux étaient rouges, et d’abord elle se pendit à moncou pendant que sa mère tournait autour de moi.

M. Goulden leur dit :

« Ce doit être bientôt l’heure pour lesjeunes gens de la ville ?

– Oui, monsieur Goulden, répondit Catherined’une voix faible ; ceux du Harberg ont fini.

– Bon… bon… Eh bien, Joseph, il est temps quetu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas… Ne soyez pas effrayées.Ces tirages, voyez-vous, ne sont plus que pour la forme, depuislongtemps on ne gagne plus, ou quand on gagne, on est rattrapé deuxou trois ans plus tard : tous les numéros sont mauvais !Quand le conseil de révision s’assemblera, nous verrons ce qu’ilsera bon de faire. Aujourd’hui c’est une espèce de satisfactionqu’on donne aux gens de tirer à la loterie… mais tout le mondeperd.

– C’est égal, fit la tante Grédel, Josephgagnera.

– Oui, oui, répondit M. Goulden ensouriant, cela ne peut pas manquer. »

Alors je sortis avec Catherine et la tante, etnous remontâmes vers la grande place, où la foule se pressait. Danstoutes les boutiques, des douzaines de conscrits, en traind’acheter des rubans, se bousculaient autour des comptoirs ;on les voyait pleurer en chantant comme des possédés. D’autres,dans les auberges, s’embrassaient en sanglotant, mais ilschantaient toujours. Deux ou trois musiques des environs, celle dubohémien Waldteufel, de Rosselkasten et de Georges-Adam, étaientarrivées et se confondaient avec des éclats déchirants etterribles.

Catherine me serrait le bras, la tante Grédelnous suivait.

En face du corps de garde, j’aperçus de loinle colporteur Pinacle, sa balle ouverte sur une petite table, et,tout à côté, une grande perche garnie de rubans qu’il vendait auxconscrits.

– Je me dépêchais de passer, quand il mecria :

« Hé ! boiteux, halte !halte !… arrive donc… je te garde un beau ruban. Il t’en fautun magnifique à toi… le ruban de ceux qui gagnent ! »

Il agitait par-dessus sa tête un grand rubannoir, et je pâlis malgré moi. Mais, comme nous montions les marchesde la mairie, voilà que justement un conscrit en descendait :c’était Klipfel, le forgeron de la Porte-de-France, il venait detirer le numéro 8, et s’écria de loin :

« Le ruban noir, Pinacle, le rubannoir !… Apporte… coûte que coûte ! »

Il avait une figure sombre et riait. Son petitfrère Jean pleurait derrière en criant :

« Non, Jacob, non, pas le rubannoir ! »

Mais Pinacle attachait déjà le ruban auchapeau du forgeron pendant que celui-ci disait :

« Voilà ce qu’il nous faut maintenant…Nous sommes tous morts… nous devons porter notredeuil ! »

Et d’une voix sauvage, il cria : Vivel’Empereur !

J’étais plus content de voir ce ruban à sonchapeau qu’au mien, et je me glissai bien vite dans la foule pouréchapper à Pinacle.

Nous eûmes mille peines à entrer sous la voûtede la mairie, et à grimper le vieil escalier de chêne, où les gensmontaient et descendaient comme une véritable fourmilière. Dans lagrande salle en haut, le gendarme Kelz se promenait, maintenantl’ordre autant que possible. Et dans la chambre du conseil, à côté– où se trouve peinte la Justice un bandeau sur les yeux –, onentendait crier les numéros. De temps en temps un conscrit sortait,la face gonflée de sang, attachant son numéro sur son bonnet, ets’en allant la tête basse à travers la foule, comme un taureaufurieux qui ne voit plus clair, et qui voudrait se casser lescornes au mur. D’autres, au contraire, passaient pâles comme desmorts.

Les fenêtres de la mairie étaientouvertes ; on entendait dehors les cinq ou six musiques jouerà la fois. C’était épouvantable.

Je serrais la main de Catherine, et toutdoucement nous arrivâmes, à travers ce monde, dans la salle oùM. le sous-préfet, les maires et les secrétaires, sur leurtribune, criaient les numéros à haute voix, comme on prononce desjugements, car tous les numéros étaient de véritablesjugements.

Nous attendîmes longtemps.

Je n’avais plus une goutte de sang dans lesveines, lorsque enfin on appela mon nom.

Je m’avançai sans voir ni entendre, je mis lamain dans la caisse et je tirai un numéro.

M. le sous-préfet cria :« Numéro 17 ! »

Alors je m’en allai sans rien dire, Catherineet la tante derrière moi. Nous descendîmes sur la place, et, ayantun peu d’air, je me rappelai que j’avais tiré le numéro 17.

La tante Grédel paraissait confondue.

« Je t’avais pourtant mis quelque chosedans ta poche, dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle t’a jeté unmauvais sort. »

En même temps elle tira de ma poche dederrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur mecoulaient du front ; Catherine était toute pâle, et c’estainsi que nous retournâmes chez M. Goulden.

« Quel numéro as-tu, Joseph ? medit-il aussitôt.

– Dix-sept », répondit la tante ens’asseyant les mains sur les genoux.

Un instant M. Goulden parut troublé, maisensuite il dit :

« Autant celui-là qu’un autre… touspartiront… il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pourJoseph. J’irai voir M. le maire, M. le commandant deplace… Ce n’est pas pour leur faire un mensonge ; dire queJoseph est boiteux, toute la ville le sait ; mais, dans lapresse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pourquoi j’irai lesvoir. Ainsi ne vous troublez pas, reprenez confiance. »

Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrentla tante Grédel et Catherine, qui s’en retournèrent auxQuatre-Vents pleines de bonnes espérances ; mais pour moic’était autre chose : depuis ce moment je n’eus plus uneminute de tranquillité, ni jour ni nuit.

L’empereur avait une bonne habitude : ilne laissait pas les conscrits languir chez eux. Aussitôt après letirage arrivait le conseil de révision et, quelques jours après, lafeuille de route. Il ne faisait pas comme ces arracheurs de dentsqui vous montrent d’abord leurs pinces et leurs crochets, et quivous regardent longtemps dans la bouche, de sorte que vous attrapezla colique avant qu’ils se soient décidés : il allaitrondement !

Trois jours après le tirage, le conseil derévision était à l’Hôtel de Ville, avec tous les maires du pays etquelques notables, pour donner des renseignements au besoin.

La veille, M. Goulden avait mis sa grandecapote marron et sa belle perruque pour aller remonter l’horloge deM. le maire et celle du commandant de place. Il était revenula mine riante et m’avait dit :

« Cela marchera… M. le maire etM. le commandant savent bien que tu es boiteux, c’est assezclair, que diable ! Ils m’ont répondu tout de suite :« Hé ! monsieur Goulden, ce jeune homme est boiteux, àquoi bon nous parler de lui ? Ne vous inquiétez de rien, ce nesont pas des infirmes qu’il nous faut, ce sont dessoldats. »

Ces paroles m’avaient mis du baume dans lesang, et cette nuit-là je dormis comme un bienheureux. Mais lelendemain la peur me reprit : je me représentai tout à coupcombien de gens criblés de défauts partaient tout de même, etcombien d’autres avaient l’indélicatesse de s’en inventer pourtromper le conseil, par exemple, d’avaler des choses nuisibles,afin de se rendre pâles, ou de se lier la jambe afin de se donnerdes varices ou de faire les sourds, les aveugles, les imbéciles. Etsongeant à ces choses je frémis de n’être pas assez boiteux, et jerésolus d’avoir aussi l’air minable. J’avais entendu dire que levinaigre donne des maux d’estomac, et, sans en prévenirM. Goulden, dans ma peur j’avalai tout le vinaigre qui setrouvait dans la petite burette de l’huilier. Ensuite jem’habillai, pensant avoir une mine de déterré, car le vinaigreétait très fort et me travaillait intérieurement. Mais, en entrantdans la chambre de M. Goulden, à peine m’eut-il vu qu’ils’écria :

« Joseph, qu’as-tu donc ? tu esrouge comme un coq ! »

Et moi-même, m’étant regardé dans le miroir,je vis que, jusqu’à mes oreilles et jusqu’au bout de mon nez, toutétait rouge. Alors je fus effrayé ; mais, au lieu de pâlir, jedevins encore plus rouge, et je m’écriai dans ladésolation :

« Maintenant je suis perdu ! Je vaisavoir l’air d’un garçon qui n’a pas de défauts, et même qui seporte très bien : c’est le vinaigre qui me monte à latête.

– Quel vinaigre ? demandaM. Goulden.

– Celui de l’huilier, que j’ai bu pour êtrepâle, comme on raconte de mademoiselle Sclapp, l’organiste. Ô Dieu,quelle mauvaise idée j’ai eue !

– Cela ne t’empêchera pas d’être boiteux, ditM. Goulden ; seulement tu voulais tromper le conseil, etce n’est pas honnête ! Mais voici neuf heures et demie quisonnent ; Werner est venu me prévenir hier que tu passerais àdix heures… Ainsi dépêche-toi. »

Il me fallut donc partir en cet état ; lefeu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai latante et Catherine, qui m’attendaient sous la voûte de la mairie,elles me reconnurent à peine.

« Comme tu as l’air content etréjoui ! » me dit la tante Grédel.

En entendant cela, j’aurais eu bien sûr unefaiblesse, si le vinaigre ne m’avait pas soutenu malgré moi.

Je montai donc l’escalier dans un troubleextraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tantj’éprouvais d’horreur contre ma bêtise.

En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits,qui se prétendaient infirmes, étaient reçus ; et plus devingt-cinq autres, assis sur le banc contre le mur, regardaient àterre, les joues pendantes, en attendant leur tour.

Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeauà cornes, se promenait de long en large ; dès qu’il me vit, ils’arrêta comme émerveillé, puis il s’écria :

« À la bonne heure ! à la bonneheure ! au moins en voilà un qui n’est pas fâché departir : l’amour de la gloire éclate dans ses yeux. »

Et me posant la main sur l’épaule :

« C’est bien, Joseph, fit-il, je teprédis qu’à la fin de la campagne, tu seras caporal.

– Mais je suis boiteux ! m’écriai-jeindigné.

– Boiteux ! dit Kelz en clignant de l’œilet souriant, boiteux ! C’est égal, avec une mine pareille onfait toujours son chemin. »

Il avait à peine fini son discours que lasalle du conseil de révision s’ouvrit et que l’autre gendarmeWerner, se penchant à la porte, cria d’une voix rude.

« Joseph Bertha ! »

J’entrai, boitant le plus que je pouvais, etWerner referma la porte. Les maires du canton étaient assis sur deschaises en demi-cercle, M. le sous-préfet et M. le mairede Phalsbourg au milieu, dans des fauteuils, et le secrétaireFreylig, à sa table. Un conscrit du Harberg se rhabillait ; legendarme Descarmes l’aidait à mettre ses bretelles. Ce conscrit,avec ses grands cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou nu et labouche ouverte pour soupirer, avait l’air d’un homme qu’on vapendre. Deux médecins, M. le chirurgien-major de l’hôpital,avec un autre en uniforme causaient au milieu de la salle. Ils seretournèrent en me disant :

« Déshabillez-vous. »

Et je me déshabillai jusqu’à la chemise, queWerner m’ôta. Les autres me regardaient.

M. le sous-préfet dit :

« Voilà un garçon plein desanté. »

Ces mots me mirent en colère ; malgrécela, je répondis honnêtement :

« Mais je suis boiteux, monsieur lesous-préfet. »

Les chirurgiens me regardèrent, et celui del’hôpital, à qui M. le commandant de place avait sans douteparlé de moi, dit :

« La jambe gauche est un peu courte.

– Bah ! fit l’autre, elle estsolide. »

Puis, me posant la main sur lapoitrine :

« La conformation est bonne,dit-il ; toussez. »

Je toussai le moins fort que je pus ;mais il trouva tout de même que j’avais un bon timbre, et ditencore : « Regardez ces couleurs ; voilà ce quis’appelle un beau sang. »

Alors moi, voyant qu’on allait me prendre sije ne disais rien, je répondis :

« J’ai bu du vinaigre.

– Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez unbon estomac, puisque vous aimez le vinaigre.

– Mais je suis boiteux ! m’écriai-je toutdésolé.

– Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cethomme ; votre jambe est solide, j’en réponds.

– Tout cela, dit alors M. le maire,n’empêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ;c’est un fait connu de tout Phalsbourg.

– Sans doute, fit aussitôt le médecin del’hôpital, la jambe gauche est trop courte ; c’est un casd’exemption.

– Oui, reprit M. le maire, je suis sûrque ce garçon-là ne pourrait pas supporter une longue marche ;il resterait en route à la deuxième étape. »

Le premier médecin ne disait plus rien.

Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quandM. le sous-préfet me demanda :

« Vous êtes bien Joseph Bertha ?

– Oui, monsieur le sous-préfet,répondis-je.

– Eh bien messieurs dit-il en sortant unelettre de son portefeuille, écoutez. »

Il se mit à lire cette lettre, dans laquelleon racontait que, six mois avant, j’avais parié d’aller à Saverneet d’en revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions faitce chemin ensemble en moins de trois heures, et que j’avaisgagné.

C’était malheureusement vrai ! ce gueuxde Pinacle m’appelait toujours boiteux, et dans ma colère, j’avaisparié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc passoutenir le contraire.

Comme je restais confondu, le premierchirurgien me dit :

« Voilà qui tranche la question ;rhabillez-vous. »

Et, se tournant vers le secrétaire, ils’écria :

« Bon pour le service ! »

Je me rhabillai dans un désespoirépouvantable.

Werner en appela un autre. Je ne faisais plusattention à rien… quelqu’un m’aidait à passer les manches de monhabit. Tout à coup je fus sur l’escalier, et comme Catherine medemandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglotterrible ; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédelne m’avait pas soutenu.

Nous sortîmes par-derrière et nous traversâmesla petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherineaussi. Sous la halle, dans l’ombre, nous nous arrêtâmes en nousembrassant.

La tante Grédel criait :

« Ah ! les brigands !… ilsenlèvent maintenant jusqu’aux boiteux… jusqu’aux infirmes ! Illeur faut tout ! Qu’ils viennent donc aussi nousprendre ! »

Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel,qui découpait là sa viande sur l’étal, dit :

« Mère Grédel, au nom du Ciel,taisez-vous… On serait capable de vous mettre en prison.

– Eh ! bien, qu’on m’y mette,s’écria-t-elle, qu’on me massacre ; je dis que les hommes sontdes lâches de permettre ces horreurs ! »

Mais, le sergent de ville s’étant approché,nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous tournâmes le coin ducafé Hemmerlé, et nous entrâmes chez nous. Les gens nousregardaient de leurs fenêtres et se disaient : « En voilàencore un qui part ! »

M. Goulden, sachant que la tante Grédelet Catherine viendraient dîner avec nous le jour de la révision,avait fait apporter du Mouton-d’Or une oie farcie et deuxbouteilles de bon vin d’Alsace. Il était convaincu que j’allaisêtre réformé tout de suite ; aussi, quelle ne fut pas sasurprise de nous voir entrer ensemble dans une désolationpareille.

« Qu’est-ce que c’est ? »dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nousregardant les yeux écarquillés.

Je n’avais pas la force de lui répondre ;je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes. Catherines’assit près de moi, les bras autour de mon cou, et nos sanglotsredoublèrent.

La tante Grédel dit :

« Les gueux l’ont pris.

– Ce n’est pas possible ! fit M Goulden,dont les bras tombèrent.

– Oui, c’est tout ce qu’on peut voir de pire,dit la tante ; ça montre bien de la scélératesse de cesgens. »

Et s’animant de plus en plus, ellecriait :

« Il ne viendra donc plus derévolution ! Ces bandits seront donc toujours lesmaîtres !

– Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-vous,disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut.Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sonttrompés… ce n’est pas possible autrement… M. le maire et lemédecin de l’hôpital n’ont donc rien dit ? »

Je racontai en gémissant l’histoire de lalettre ; et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela, semit à crier en levant les poings :

« Ah ! le brigand ! Dieuveuille qu’il entre encore une fois chez nous ! je lui fendsla tête avec ma hachette. »

M. Goulden était consterné.

« Comment ! tu n’as pas crié quec’était faux ! dit-il ; c’est donc vrai cettehistoire ? »

Et comme je baissais la tête sans répondre,joignant les mains il ajouta :

« Ah ! la jeunesse, la jeunesse,cela ne pense à rien… Quelle imprudence… quelleimprudence ! »

Il se promenait autour de la chambre ;puis il s’assit pour essayer ses lunettes, et la tante Grédeldit :

« Oui, mais ils ne l’auront pas tout demême, leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir, Josephsera déjà dans la montagne, en route pour la Suisse. »

M. Goulden, en entendant cela, devintgrave ; il fronça le sourcil et répondit au bout d’uninstant :

« C’est un malheur… un grand malheur… carJoseph est réellement boiteux… On le reconnaîtra plus tard ;il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sanstomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler commevous faites et de lui donner un mauvais conseil.

– Un mauvais conseil ! dit-elle ;vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous ?

– Non, répondit-il, je n’aime pas les guerres,surtout celles où des cent mille hommes perdent la vie pour lagloire d’un seul. Mais ces guerres-là sont finies ; ce n’estplus pour gagner de la gloire et des royaumes qu’on lève dessoldats, c’est pour défendre le pays, qu’on a compromis à force detyrannie et d’ambition. On voudrait bien la paix maintenant !Malheureusement les Russes s’avancent, les Prussiens se mettentavec eux, et nos amis les Autrichiens n’attendent qu’une bonneoccasion de nous tomber sur le dos ; si l’on ne va pas à leurrencontre, ils viendront chez nous, car nous allons avoir l’Europesur les bras comme en 93. C’est donc tout autre chose que nosguerres d’Espagne, de Russie et d’Allemagne. Et moi, tout vieux queje suis, mère Grédel, si le danger continue à grandir et si l’on abesoin des anciens de la République, j’aurais honte d’aller fairedes horloges en Suisse, pendant que d’autres verseraient leur sangpour détendre mon pays. D’ailleurs, écoutez bien ceci : lesdéserteurs sont méprisés partout. Après avoir fait un coup pareil,on n’a plus de racines nulle part, on n’a plus ni père, ni mère, niclocher, ni patrie… On s’est jugé soi-même incapable de remplir lepremier de ses devoirs, qui est d’aimer et de soutenir son pays,même lorsqu’il a tort. »

Il n’en dit pas plus en ce moment, et s’assità la table d’un air grave.

« Mangeons, reprit-il après un instant desilence ; voici midi qui sonne. Mère Grédel et Catherine,asseyez-vous là. »

Elles s’assirent, et nous mangeâmes. Je rêvaisaux paroles de M. Goulden, qui me semblaient justes. La tanteGrédel serrait les lèvres, et de temps en temps elle me regardaitpour voir ce que je pensais. À la fin, elle dit :

« Moi, je me moque d’un pays où l’onprend les pères de famille, après avoir enlevé les garçons !Si j’étais à la place de Joseph, je partirais tout de suite.

– Écoutez, tante Grédel, lui répondis-je, voussavez que je n’aime rien tant que la paix et la tranquillité ;mais je ne voudrais pourtant pas me sauver comme unheimathslôss dans les autres pays. Malgré cela, je feraice que voudra Catherine : si elle me dit d’aller en Suisse,j’irai !… »

Alors Catherine, baissant la tête pour cacherses larmes, dit tout bas :

« Je ne veux pas qu’on puisse t’appelerdéserteur.

– Eh bien, donc, je ferai comme lesautres ! m’écriai-je ; puisque ceux de Phalsbourg et duDagsberg partent pour la guerre, je partirai ! »

M. Goulden ne fit aucune observation.

« Chacun est libre, dit-il ;seulement je suis content de voir que Joseph pense commemoi. »

Puis le silence se rétablit, et vers deuxheures, la tante Grédel, se levant, prit son panier. Elle semblaitabattue et me dit :

« Joseph, tu ne veux pas m’écouter, maisc’est égal, avec la volonté du Seigneur, tout cela finira ; tureviendras, si Dieu le veut, et Catherine t’attendra. »

Catherine, se jetant à mon cou, se remit àpleurer, et moi plus encore qu’elle ; de sorte queM. Goulden lui-même ne pouvait s’empêcher de verser deslarmes.

Enfin Catherine et sa mère descendirentl’escalier, et d’en bas la tante me cria :

« Tâche de revenir encore une ou deuxfois chez nous, Joseph.

– Oui, oui », lui répondis-je en fermantla porte.

Je ne me tenais plus sur mes jambes, jamais jen’avais été si malheureux, et même aujourd’hui, quand j’y pense,cela me retourne le cœur.

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